date inconnue |
Retranscription d’un exposé d’Ernest MANDEL lors d’un stage de formation |
La grève générale
Si nous traitons de la grève générale,
c’est parce que nous croyons que la grève générale
est le modèle le plus probable de la révolution
socialiste dans les pays impérialistes. Ceci n’est
évidemment pas le seul modèle possible ; cela
présuppose un certain nombre d’hypothèses de
départ confirmées, à savoir l’absence
d’une guerre mondiale dans les années à venir,
l’absence d’une victoire du fascisme ou d’une
dictature militaro-semi-fasciste dans les pays impérialistes,
le maintien en gros des rapports de forces tels qu’ils sont
actuellement établis entre les salariés et le Capital
dans ces pays. Rapports de forces qui sont écrasants en faveur
de la classe ouvrière comme on ne les a jamais connu dans le
passé, c’est-à-dire que 80 à 85 et dans
certains pays 90% de la population est composée de
salariés.
Ces hypothèses de départ ne sont
évidemment pas garanties pour toujours. Les camarades savent
ce qui, au cours du Xe Congrès Mondial, a été
dit et adopté par notre mouvement, mais pour autant que nous
nous maintenons dans une limite de temps raisonnable, les années
à venir pour lesquelles nous nous préparons, nous
croyons que ces hypothèses de départ seront
probablement maintenues. Et il y a non pas une spéculation
mais un raisonnement, une logique interne dans l’adoption de
ces hypothèses de départ : nous sommes convaincus
qu’un changement qualitatif dans les trois domaines que j’ai
indiqués plus haut n’est possible que s’il y a eu
au préalable une défaite très lourde de la
classe ouvrière.
Notre raisonnement est donc : cette
défaite présuppose que la montée actuelle qui va
vers une grève générale se termine négativement.
Et il est donc parfaitement justifié d’analyser au
contraire quelles sont les possibilités pour que cette montée
ouvrière, aboutissant à une grève générale,
se termine par une victoire, évite cette défaite. Et il
est donc aussi parfaitement justifié d’analyser les
modifications des conditions qui permettent la transformation d’une
grève générale en victoire des révolutions
socialistes.
Origine de la grève générale
comme modèle de la révolution socialiste à
venir
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire
du mouvement ouvrier que la problématique de la grève
générale est mise au centre du débat sur le
modèle de la révolution socialiste à venir. Le
premier débat à ce sujet a eu lieu à la fin du
XIXe siècle et a été introduit par les tendances
anarchistes, surtout anarcho-syndicalistes
(syndicalistes-révolutionnaires), et cela en opposition
délibérée avec la tactique social-démocrate
adoptée à ce moment-là par la plupart des
marxistes, qui était la lutte électorale et
parlementaire.
Les marxistes ont fait à ce moment-là
aux thèses anarcho-syndicalistes une critique qui maintient
une partie de vérité et que nous ne sommes pas prêts
à abandonner. La partie essentielle de vérité de
la critique marxiste de cette thèse de la grève
générale syndicaliste-révolutionnaire est
qu’elle sous-estime le problème du pouvoir politique et
qu’ elle croit qu’ il suffit à la classe ouvrière
d’arrêter le travail sur le plan économique et de
reprendre la direction des entreprises sous son propre guide au
niveau de la vie économique pour que la société
bourgeoise s’effondre. Il y a sous-estimation grave,
catastrophique même, du problème de l’État,
du problème du gouvernement, du problème de l’
armement, de la nécessaire transformation de la grève
générale en une insurrection. Toute cette partie-là
de la critique marxiste de la vieille thèse de la grève
générale reste évidemment juste : une grève
générale ne suffit pas pour renverser le système
capitaliste.
Mais une grève générale peut
être le début d’une révolution socialiste.
Sur ce côté de la thèse
syndicaliste-révolutionnaire, l’histoire du XXe siècle
dans les pays impérialistes a donné un verdict qui est
aujourd’hui absolument concluant : la grève
générale dans un pays industrialisé peut être
et sera vraisemblablement le début d’une révolution
socialiste. Et ce que, à ce sujet, les marxistes, surtout les
futurs réformistes, ont dit à la fin du XIXe siècle
et qui était résumé dans la fameuse formule des
syndicats sociaux-démocrates allemands « La grève
générale, c’est l’idiotie générale »,
c’est-à-dire que la thèse selon laquelle une
grève générale est impossible en régime
capitaliste, tout cela s’est avéré totalement
faux. Toute cette partie du raisonnement classique des
sociaux-démocrates s’est avérée absolument
fausse au cours de l’histoire du mouvement ouvrier du XXe
siècle.
Quel était le raisonnement, pour autant
qu’il y ait un raisonnement et pas seulement la mauvaise foi de
gens déjà intégrés dans le régime
capitaliste ? Quel était le raisonnement qui était
derrière cette argumentation social-démocrate ?
C’était une vue absolument mécaniste
sur la simultanéité prétendue de toute une série
de processus : ils disaient que pour qu’une grève
générale réussisse, il fallait que tous les
ouvriers soient organisés, il fallait qu’ils fussent
déjà socialistes ; si tous les ouvriers sont
socialistes et organisés, ils n’ont pas besoin d’une
grève générale, ils auront la majorité au
parlement et le pouvoir dans l’État. Tel était le
raisonnement. Évidemment cette simultanéité
prétendue dans les trois processus de capacité de
lutte, d’organisation et de conscience est totalement fausse :
une classe ouvrière qui est encore organisée en
minorité et qui est encore socialiste dans une minorité
relativement réduite s’est montrée historiquement
capable de faire une grève générale. Entre ces
trois phénomènes, il n’y a pas de coïncidence
nécessaire.
L’erreur méthodologique qui est
sous-jacente à cette conception mécaniste, c’est
la sous-estimation extrêmement décisive de l’action
en tant que source de conscience. C’est l’idée
qu’il faut d’abord convaincre individuellement les
ouvriers sur la base de la propagande individuelle pour les rendre
capables d’atteindre un certain niveau de conscience, alors que
l’expérience a montré que c’est exactement
à travers de grandes grèves politiques de masses, à
travers des grèves générales que toute une
fraction de la classe ouvrière, qui ne peut accéder à
la conscience de classe par la voie individuelle de l’
éducation et de la propagande, s’éveille ou se
réveille à cette conscience de classe, y accède
et devient extrêmement combative.
Et ce qui a été l’aboutissement de cette erreur, c’est une constante dans le débat entre la gauche et la droite du mouvement ouvrier en Europe dès le début du siècle. Débat où Rosa Luxembourg a joué un rôle décisif, plus tôt même que Lénine ou Trotsky : elle a compris que la division de la classe ouvrière entre une avant-garde organisée et une arrière-garde inorganisée représente une vue fort simpliste et étriquée de la réalité. Il est vrai qu’il existe une avant -garde organisée et qu’il y a les ouvriers non-organisés, mais il faut au moins introduire un troisième élément dans cette analyse pour comprendre la réalité : il y a cette partie de ouvriers non-organisés qui, dans une lutte de masse, peuvent dépasser toute une fraction de la classe ouvrière organisée qui, en fonction de la bureaucratisation des organisations ouvrières, aura tendance à suivre dans la lutte les mots d’ordre de la bureaucratie et cessera ainsi d’être à l’avant-garde dans la lutte.
On a mal interprété cette thèse
de Rosa Luxemburg comme une thèse spontanéiste ce n’est
pas tout à fait vrai ; il y a un élément de
spontanéisme mais seulement un élément,
c’est-à-dire la compréhension du fait
qu »’organisé » n’est pas
nécessairement identique à « avancé »,
ce qui est l’évidence même aujourd ’hui,
personne ne le contestera. Rosa Luxembourg n’était pas
du tout hostile à l’organisation. Elle était très
favorable à l’organisation, à l’organisation
révolutionnaire. Elle comprenait simplement qu’il n’y
a pas d’identité entre organisation et avant-garde
nécessairement à tous les moments et surtout au moment
d’une grève générale.
Lénine a
pris quelques années pour le comprendre, mais il a compris à
partir de 1914. Et il est significatif que des sociaux-démocrates
l’ ont attaqué après cette date en lui disant :
« Mais tu détruis l’organisation c’est
la révision de tout ce que tu as défendu pendant 20
ans » et il a répondu dans un de ses articles de
polémique contre la social-démocratie internationale :
« à partir d’un certain stade de
dégénérescence, certaines formes d ’
organisations bureaucratisées peuvent effectivement être
des obstacles, et des ouvriers non-organisés peuvent connaître
un niveau de conscience plus élevé que des gens qui
restent prisonniers des organisations bureaucratisées. Il faut
alors construire une nouvelle organisation. La IIe Internationale est
morte, il faut construire la IIIe Internationale ». Et
Trotsky, après avoir décidé que les partis de la
IIIe Internationale étaient devenus non-réformables,
après la victoire d’Hitler, a trouvé des accents
pratiquement identiques à ceux que Lénine a utilisé
après 1914 et ceux que Rosa Luxembourg avait déjà
utilisé dans les années 1905-1914 en Allemagne pour
défendre la même thèse.
Passons maintenant à
la problématique de la grève générale
telle qu’ elle se pose aujourd’hui. Et nous allons
d’abord opérer de manière analytique, et non
historique. Nous allons essayer d’analyser le mécanisme
d’une grève générale et voir une dizaine
d’éléments qui permettent de projeter idéalement
sa progression jusque et y compris vers la victoire de la révolution
socialiste. Dans une partie finale de l’exposé, je
reprendrai quelques grands exemples historiques, surtout du mouvement
ouvrier belge, et verrai chaque fois les facteurs qui ont fait défaut
pour que cette transcroissance s’opère.
Premier trait caractéristique
d’une grève générale, et c’est
peut-être le plus difficile à définir d’une
manière tout à fait précise : qu’est-ce
qui distingue une grève générale d’une
simple grève large ? C’est difficile parce que,
d’une manière purement quantitative, on ne peut pas
répondre à la question. Une grève générale
n’est évidemment pas une grève à laquelle
participent tous les ouvriers ça n’a jamais existé
et ça n’existera jamais ! Et attendre que le
dernier ouvrier participe à la grève pour l’
appeler grève générale est absurde. Nous avons
parlé de la grève générale en Belgique en
1960, à juste titre : disons qu’il y avait un
million de grévistes, c’est le chiffre que nous avons
avancé et je crois qu’il est quelque peu exagéré.
Manifestement en Belgique, il y a plus d’un million d’ouvriers,
il y en a deux millions et demi, Néanmoins le terme était
parfaitement justifié.
Où se sépare une grève
générale d’une grève simplement
large ?
Quelques unes des principales caractéristiques
sont :
a) qu’elle est largement interprofessionnelle
non seulement dans la participation mais aussi dans les buts.
b)
qu’elle déborde très largement du secteur privé
incluant des éléments décisifs de tous les
travailleurs des services publics, de sorte qu’elle paralyse
non seulement les usines mais aussi toute une série
d’institutions de l’État : chemin de fer,
gaz, électricité, eau, etc.
c) et que l’atmosphère,
c’est insaisissable mais c’est peut-être le facteur
le plus important, qui est créée dans le pays est une
atmosphère d’affrontement global entre les classes,
c’est-à-dire que ce n’est pas un affrontement
entre un secteur du patronat et un secteur de la classe ouvrière,
mais que toutes les classes de la société ont
l’impression que c’est un affrontement entre la
bourgeoisie dans son ensemble et la classe ouvrière dans son
ensemble, même si la participation des travailleurs à
cette grève n’est pas à l00% ou à
90%.
Vous aurez peut-être remarqué que je n’ai
pas ajouté une autre caractéristique qui est trop
souvent ajoutée par des militants, par des théoriciens
marxistes qui s ’ occupent de cette question. Je n’ai pas
dit qu’une grève n’est seulement générale
que si elle avance des revendications politiques. Pourquoi ? Une
grève générale est objectivement politique, du
fait qu’elle implique un affrontement avec la bourgeoisie dans
son ensemble et avec l’État bourgeois, mais il n’est
pas nécessaire qu’elle en ait conscience dès le
départ « Il y a un grand exemple historique en
Europe, peut-être le plus grand jusqu’à mai 68,
qui le confirme, qui est l’exemple de juin 36 où aucune
revendication politique n’était avancée, où
les ouvriers occupaient les usines et avançaient, apparemment
seulement, des revendications de type économique (réduction
des heures de travail, congés payés, etc., à la
limite « contrôle ouvrier »), mais où
Trotsky lui-même et tous ceux qui, avec un peu d’honnêteté,
ont examiné ce mouvement, se rendaient bien compte du fait que
ces travailleurs réclamaient infiniment plus dans le fond que
ce qu’ils étaient capables d’articuler. Et ce
serait une très grave erreur de juger la nature d’une
grève d’après la capacité d’expression
consciente de ceux qui la portent à un moment
déterminé.
Croire qu’une grève n’est
seulement générale que si elle avance des
revendications politiques, cela revient à dire « une
grève n’est seulement générale que si ceux
qui la dirigent et en expriment les revendications sont conscients de
tout ce qu’elle implique ». Cela restreint d’une
manière très dangereuse l’application du concept
de grève générale. La conclusion qui s’en
dégage c’est que l’avant-garde révolutionnaire
s’efforce dès le début du mouvement d’en
exprimer la nature politique, les objectifs qui dépassent les
objectifs économiques ou propres à tel secteur et que
son effort de politisation doit être courant.
Il y a quelques exemples de grève passive dans
l’histoire, et même parmi les plus éclatants :
la plus grande grève générale qu’on ait
jamais connu en Europe occidentale, la plus efficace, est la grève
générale de la classe ouvrière allemande contre
le putsch du général Kapp en 1920, qui a été
absolument totale dans son efficacité, dans son effet, qui a
arrêté toute la vie économique et publique, était
passive : les ouvriers n ’ ont pas occupé les
usines, ils sont rentrés chez eux, sauf dans quelques régions
et quelques cas exceptionnels.
Il faut bien distinguer une grève
générale largement passive dans laquelle les ouvriers
se limitent à arrêter le travail d’avec une grève
générale avec occupation d’usines, qui est
évidemment un énorme pas en avant (je laisse sur le
côté les aspects économiques, j’y
reviendrai dans un instant) parce qu’elle permet de rassembler
la force de la classe. Une grève générale
passive est une grève qui disperse la force de la classe :
chaque ouvrier va à la maison. On ne peut plus le toucher, ni
lui parler.
Une grève générale avec
occupation veut dire des centaines de milliers ou, selon la dimension
du pays, des millions d’ ouvriers qui sont rassemblés
dans les entreprises, à qui on peut parler tout le temps, qui
ont une force et une cohésion de classe qui est évidemment
qualitativement supérieure à celle d’une grève
générale où chacun reste chez soi.
La
conclusion est ici pratique : nous propageons d’une façon
systématique, il suffit de lire notre presse d’
ailleurs, l’ idée de l’occupation et le modèle
de grève général dont nous essayons de
convaincre l’avant-garde est une grève générale
avec occupation des usines. Je reviendrai par la suite sur des
aspects organisationnels extrêmement importants qui découlent
de l’ occupation et qui sont des anneaux décisifs pour
transformer une grève générale avec occupation
vers une plate-forme de départ pour une véritable
révolution.
L’ idée de la grève générale
active est aussi une idée d’ origine
anarcho-syndicaliste -il faut rendre leur dû à ceux qui
le méritent -, mais on peut dire que les
syndicalistes-révolutionnaires ont apporté en pratique
très peu de démonstrations, d’applications à
cette idée, sauf évidemment en Espagne pendant la
révolution de 1936.
Que veut dire cette idée ?
Les travailleurs ne se contentent pas d’occuper l’usine
en faisant la fête comme on l’a fait en France en juin 36
ou plus largement en mai 68, c’est-à-dire qu’ils
ne font pas simplement des séances de discussions, de cinéma
ou de jeu de cartes -c’est ce que nous avons vu quand nous
sommes arrivés à Cockerill occupé par les
employés (pour la première fois dans l’histoire
de Belgique, il y avait une grève avec occupation des
employés : décembre 71-janvier 72) : ils ont
accueilli une délégation officielle de la LRT ;
quand nous avons vu ces employés jouer aux cartes, nous avons
quand même été un peu déçus. C’
est bien d’occuper, mais c’ est évidemment là
le niveau le plus élémentaire de l’ occupation.
Que veut dire au contraire « grève
active » ? Les ouvriers organisent eux-mêmes la
production sous leur propre direction. Dans le passé, en
dehors de l’ expérience de la révolution
espagnole de 36 qui n’était pas seulement une grève
générale mais une véritable révolution,
il y a très peu d’exemples. il y a maintenant un
tournant extrêmement important dans la classe ouvrière
d’Europe occidentale : Lip en France, la Clyde en
Angleterre, Glaverbel en Belgique montrent que des secteurs
d’avant-garde de la classe ouvrière commencent à
s’ouvrir à l’idée que quand on occupe une
usine, on peut faire plus que de l’animation culturelle ou de
jouer aux cartes, qu’on peut organiser soi-même la
direction, c’est un énorme pas en avant.
Et nous
donnons tellement d’importance à ces exemples, non pas
parce que nous croyons à la possibilité de construire
le socialisme dans une seule usine, mais parce que nous croyons que
ces exemples, aujourd’hui encore isolés, peuvent
s’étendre et se généraliser en cas de
grève générale. Et une grève générale
où les travailleurs de toutes les usines font ce que les
travailleurs de Lip ou Glaverbel ont fait, voilà quelque chose
de totalement différent ! C’est un niveau
historique qualitativement supérieur à tout ce qu’
on a connu dans le passé comme grève générale.
Il faut cependant se méfier de tout raisonnement mécaniste
et bien se rendre compte que le passage à la grève
active part de points de motivations ou de conscience très
différents. Le cas le meilleur est celui où cela
exprime une volonté plus ou moins consciente des travailleurs
de prendre en main les moyens de production, c’est-à-dire
de détruire le capitalisme. Si cela se produit, nous sommes
évidemment très heureux.
Mais il y a d’autres variantes possibles. Je
voudrais en donner deux :
A. Le passage à la grève
active peut être le résultat de ce qu’on pourrait
appeler la logique interne de la grève générale,
c’est-à-dire la simple volonté de mieux réussir
la grève générale. C’est une motivation de
méthode de combat, simplement pour rendre plus efficace la
lutte, indépendamment de ses objectifs à plus long
terme, que la grève active peut devenir nécessaire. Je
cite quelques exemples qui reviennent souvent dans les exposés
et qui sont liés à l’expérience de mai 68
en France :
1) Il est manifeste qu’une grève générale des transports, qui est une grève passive, devient dans une très grande ville un facteur de désorganisation de la grève à partir d’un certain moment : si les métros, bus, chemins de fer de banlieue cessent de fonctionner dans une ville comme Londres, Paris ou Rome, cela veut dire que la classe ouvrière ne peut plus se rassembler, qu’il est impossible que des gens fassent 20, 30 ou 50 kilomètres pour se rassembler dans une manifestation. Alors l’idée peut naître, et doit être défendue par les révolutionnaires, qu’on maintient la grève générale des transports pour désorganiser et paralyser la vie économique bourgeoise ; mais quand la classe ouvrière appelle à une manifestation centrale dans la ville, on fait fonctionner les transports pour amener les ouvriers à la manifestation et seulement à cette fin, et sous le contrôle du comité de grève qui veille à ce que les transports ne fonctionnent que dans ce but.
2) Autres exemple, supérieur dans la mesure où il touche au saint des saints de la société capitaliste : une grève générale des banques, caisses d ’ épargne, etc. C’est un instrument vital pour paralyser la vie économique bourgeoise mais si la grève se prolonge, une telle grève passive se retourne contre les ouvriers. En effet un grand nombre d’ouvriers ont leur petite épargne dans une caisse, dans les caisses d’épargne des organisations ouvrières (mutualités, coopératives) ou au compte-chèques et s’ils ne peuvent pas toucher cet argent, leur capacité de résistance financière se réduit. Dans une grève générale active, les employés des organismes financiers rouvrent les guichets à certain moments sous le contrôle de leur comité de grève et donnent une certaine somme aux grévistes sur présentation d’un papier qui prouve qu’ils sont grévistes. Et c’est très important : cela veut dire que les employés commencent à administrer le système bancaire et financier.
B. Autre motivation de la grève active dans le cadre de la grève générale, elle découle de ce qu’on pourrait appeler la logique économique de la grève générale. Cette logique paralyse toute la vie économique. Mais toute la vie économique paralysée pendant longtemps (quelques jours n’est rien), pose des problèmes vitaux, immédiats pour les grévistes eux-mêmes. Prenons l’exemple le plus bête qu’on cite toujours : une grève générale absolument totale qui dure une semaine, cela veut dire qu’il n’y a plus de pain, que les gens n’ont plus rien à manger. Évidemment, cela devient complètement « contraproducente » comme on dit en italien. Il faut qu’à partir d’un certain moment des mécanismes commencent à jouer qui admettent, sous la direction des travailleurs, un minimum de fonctionnement pour que la survie physique de la classe ouvrière devienne possible. Les exemples marginaux ont déjà été appliqués qui sont connus et très importants : en Belgique, les ouvriers de Gazelco (gaz, électricité) ont depuis longtemps appliqué la règle qu’en cas de grève, ils contrôlent eux-mêmes la distribution du courant pour couper le courant aux entreprises, aux administrations publiques, banques, etc. et éviter que le courant ne soit coupé aux ménages, car cela risque de diviser la classe ouvrière, car la grève sera impopulaire dans certains secteurs de la classe ouvrière. Par contre s’il y a continuation de production, mais contrôlée par les grévistes qui assurent que l’effet de paralysie de la vie économique est maintenu sans que l’intérêt de la masse des consommateurs soit par trop perturbée, l’efficacité de la grève est fortement accrue.
Le même raisonnement a été
appliqué pendant mai 68 à petite échelle,
surtout dans la villes de Nantes – il ne faut pas sous-estimer
l’importance de ces petits exemples -, quand des comités
de grève, des groupes d’ouvriers d’avant-garde ont
voulu organiser le ravitaillement des grévistes en assurant un
échange de produits avec les paysans, ce qui impliquait la
reprise ou le maintien de la production, l’écoulement
des stocks qui existaient, toutes sortes d’activités
économiques, sous la direction des grévistes, pour
avoir assez à manger.
On peut encore citer un cas marginal
qui n’a pas encore d’importance pour le déroulement
de grandes luttes ouvrières mais qui pour l’avenir, vu
la tendance générale de l’évolution
économique, peut devenir de plus en plus important, c’est
ce qui est en train de se passer aujourd’hui en Angleterre avec
la grève des infirmières. C’est une grève
très délicate car c’est une grève des
soins et des malades pourraient être mal soignés ou
mourir : ce qui serait radicalement impopulaire aux yeux du très
large public pour être utilisé par la bourgeoisie dans
sa campagne contre le droit de grève, les syndicats, le
militantisme ouvrier. Les infirmières ont donc dû
chercher des formes de grève qui évitaient de nuire aux
malades et qui en même temps montrait leur capacité de
frappe ! l’administration du ministère de la Santé.
Une des solutions appliquées (il y a déjà eu
d’autres cas du même genre qui se sont produits), c’était
de faire la grève du payement, c’est-à-dire de
soigner tout le monde mais de ne plus rien inscrire, ni tenir la
comptabilité, ni faire payer qui que ce soit. Voilà qui
est extrêmement populaire ! Tout en ayant l’efficacité
financière et de désorganisation administrative
exigée ! Un autre aspect, encore plus avancé c’est
que dans certaines villes anglaises, des groupes d’ouvriers,
entre autres métallurgistes et des transports, ont appuyé
cette grève et ont proposé aux ouvriers de faire grève
pour la cause de infirmières. Voilà un pas en avant
très important dans la solidarité de classe !
Quelle
est l’importance de tout cela ? Pourquoi soulevais-je ces
anecdotes ? Non pas pour l’importance de celles-ci, nous
ne croyons pas dans la percée de la conscience communiste dans
un hôpital, à l’organisation du socialisme dans
une seule usine, mais parce que nous croyons que la multiplication de
ces exemples leur popularisation créent les conditions qui
préparent leur généralisation en une de grève
générale.
Et il faut préciser que nous
n’avons pas encore connu une seule grève générale
en Europe dans laquelle de tels exemples soient effectivement
généralisés et que serait un changement total :
il faut faire un effort d’imagination pour visualiser que
serait une grève générale plus ou moins totale
comme celle de mai 68 et de laquelle la plupart des secteurs de la
classe ouvrière, au sens le plus large du terme appliqueraient
toutes ces techniques : ce serait le début d’une
révolution sociale. Et c’est pour cela que je mets en
avant tous ces exemples assez anecdotiques fragmentaires. L’important
n’est pas dans la fragmentation et dans l’anecdote mais
dans la popularisation de l’exemple pour avoir une certaine
tournure d’esprit. Une fois que des secteurs de plus en plus
nombreux de la classe ouvrière comprenne cette problématique,
quelque chose de totalement nouveau peut naître et c’est
à cela que nous nous employons.
Nouvelle problématique : faut-il une grève générale dirigée d’une manière plus ou moins bureaucratique par les organisations ouvrières traditionnelles ou une grève générale autogérée, c’est -à-dire qui dégage l’ autonomie ouvrière par l’ apparition d’organismes à la base qui dirigent la grève. Je n’insiste pas parce que les camarades connaissent cette problématique et que nous ne cessons de la développer dans notre propagande et même dans notre agitation quotidienne. Il faut bien insister sur un fait : ce n’est pas un parti-pris sectaire que nous faisons. Si nous agissons en faveur de la grève générale (et de toute grève : en général) gérée par les travailleurs eux-mêmes, ce n’est pas parce que nous n’aimons pas les dirigeants de la FGTB ou de la CSC. Même si la direction de la CGT ou de la FGTB était exclusivement composée de membres de la IVe Internationale, nous serions encore en faveur de formes autogérées des grèves parce que nous croyons que ce n’est qu’en créant des comités de grèves élus dans les entreprises, qu’en associant un maximum de travailleurs à la gestion de la grève qu’une grève générale peut réussir.
L’idée d’une grève
générale dirigée par un petit appareil, un petit
état-major au sommet qui pousse sur les boutons, même
s’il est composé des gens les meilleurs du monde du
point de vue politique, ce n’est pas seulement une idée
utopique, c’est aussi une idée profondément
fausse du point de vue politique, du point de vue social : elle
ne correspond pas à une compréhension de ce qu’est
la classe ouvrière et la société bourgeoise ;
elle présuppose au fond la même confusion mécaniste
des sociaux-démocrates de 1900 dont j’ai parlé
précédemment, une simultanéité de toutes
sortes de processus qui ne correspond pas à la réalité.
Pour
qu’une grève de 10 millions d’ouvriers en France
puisse vraiment réussir, il ne suffit pas qu’il y ait un
état-major de 15,20 dirigeants géniaux au sommet, il
faut aussi qu’il y ait une association maximum du plus grand
nombre de combattants à la direction de cette grève, et
ce à tous les niveaux ; c’est comme cela que nous
voyons surgir des organismes de dualité de pouvoir et aussi la
possibilité d’une victoire de la révolution
socialiste en brisant la division du travail entre les chefs et la
masse que la bureaucratie a réintroduit de la société
bourgeoise dans le mouvement ouvrier, et en reprenant l’idée
de l’organisation soviétique -le fond de la pensée
de Lénine dans « L’État et la
révolution » sur l’organisation soviétique-,
à savoir une organisation à laquelle le maximum de
travailleurs, de gens du peuple est associé immédiatement,
directement, sans division du travail, à la gestion
quotidienne de leurs affaires.
Vous connaissez le modèle idéal que
nous avançons :
I) Élection d’un comité
de grève par une assemblée générale de
grévistes.
2) Réunion régulière de
cette assemblée générale qui a le droit et la
possibilité de révoquer chaque membre du comité
de grève,
3) Election de toute une série de
commissions par le comité des grèves, plus larges que
ses membres, pour associer un plus grand nombre de militants qui
viennent à l’A.G. à toutes sortes de fonction :
propagande, ravitaillement, finances,informations, animation
culturelle, etc. Ce sont des choses dont on a déjà
beaucoup parlé.
Il faut cependant se méfier du
« schéma ultimaliste » : ce modèle
idéal, nous ne réussirons vraisemblablement pas à
le réaliser partout à la fois : cela présuppose
la présence de militants révolutionnaires, un niveau de
conscience assez élevé pour que de cette manière
idéale, le modèle soit appliqué. Nous serions
déjà très contents si, dans un très grand
nombre d’entreprises, il y a élection du comité
de grève. C’est déjà un pas en avant
qualitatif.
Nous l’avons déjà dit souvent :
si en mai 68, il n ’y avait eu que l’ élection de
comités de grève – et leur fédération
– dans toutes les entreprises, il y aurait eu le début
de la révolution, il y aurait eu un changement qualitatif de
la situation. Si nous poussons vers le modèle idéal, c’
est parce que les avantages de ce modèle sont tout à
fait évidents : cela représente les conditions
optima pour l’ organisation, l’ auto-organisation et l’
association d’un maximum de travailleurs à la direction
de la grève et pour l’ éclosion d’une
situation révolutionnaire dans les conditions les meilleures
pour la classe ouvrière.
On comprendra aussi le lien intime
entre la poussée vers la grève active et
l’auto-organisation de la grève. Il est manifeste qu’une
grève active ne peut plus être dirigée par un
secrétariat syndical ou un permanent : une ou deux
personnes ne peuvent et ne savent plus organiser dans une usine la
production, le ravitaillement, le lien avec les entreprises
fournisseurs de matières premières, etc. C’est
impossible : dès qu’on passe à la grève
active on est obligé d’associer à la direction de
la grève et à toute une série de décisions
d ’ autorité un grand nombre de travailleurs. La grève
active en elle-même est un stimulant très puissant de
l’auto-organisation de la grève comme le montrent les
exemples de Lip, Glaverbel-Gilly et pas mal d’autres au cours
des deniers mois.
Le comité de grève-même le comité
central de grève, j ’y reviendrai parce que ça a
été la polémique avec les camarades lambertistes
en France en mai 68 -ne déborde pas encore le domaine d’une
grève, c’est-à-dire d’une contestation
potentielle et non pas encore réelle du pouvoir politique
(d’État) de la bourgeoisie.
Comment passer de comités
de grève aux conseils ouvriers ? Quelle est la
distinction qualitative entre eux, même si le conseil ouvrier
naît 99 fois sur cent de comité de grève comme d’
ailleurs le premier soviet de Petrograd. Il y a deux éléments
qui, jusqu’ici, sur la base de l’ expérience
historique -et il faut être prudent parce que l’expérience
de l’avenir peut être plus riche que celle du passé
-semblent déterminants dans cette transformation :
1)
la fédération, c’est-à-dire rompre le
fractionnement du germe du pouvoir ouvrier qui naît au niveau
d’une usine : Lip n’est pas la contestation de
l’économie bourgeoise ou de l’État
bourgeois dans son ensemble. Mais 50 Lips qui se fédèrent,
qui débordent deux ou trois branches industrielles, voilà
qui est qualitativement différent ! Surtout si cela
implique en partie le système bancaire, l’électricité,
les transports publics, etc.
La fédération
horizontale ou verticale, c’est-à-dire dans une ville ou
dans une branche industrielle -la ville est plus importante que la
branche parce qu’elle tend à accentuer le caractère
contestataire -, implique par sa logique une transformation de
ces comités de grève en organes de dualité de
pouvoir si cette fédération dépasse un certain
niveau.
2) le second élément, qui est simplement
contenu comme possibilité dans la fédération
mais n’est pas encore réalisée, est aussi
indispensable : ces organes de fédération de
comité de grève assument des pouvoirs qui dépassent
les pouvoirs de gestion de la grève.
Un comité central de grève qui se
limite à organiser la grève, à distribuer
l’argent ou le ravitaillement aux grévistes et à
éditer un journal d’agitation de la grève peut à
la rigueur être encore compatible avec un pouvoir non partagé
de la bourgeoisie. Cela devient difficile, c’est un cas limite,
mais on peut encore se l’imaginer. Mais un comité
central de grève qui assume des pouvoirs au-delà de la
seule organisation de la grève, qui commence à
organiser la production, à organiser la distribution de crédit
ou de finances à partir des banques, à organiser les
transports public, la distribution de l’électricité,
qui assume en un mot des pouvoirs de fait, un tel comité de
grève n’en est plus un mais est devenu un conseil
ouvrier, un organe de pouvoir qui commence à fonctionner.
La
naissance d’un organisme de dualité de pouvoir se
manifeste par le fait que des pouvoirs qui, dans la société
bourgeoise, sont normalement exécutés soit par la
bourgeoisie et ses instruments, comme le système bancaire,
soit par l’État bourgeois, commencent à être
assumés par ces organes. Cela peut être minimal ;
tout le monde connaît l’anecdote que je me suis évertué
à répandre en Europe, sinon dans le monde, et pour
laquelle les camarades liégeois m’en veulent
énormément : la direction liégeoise de la
FGTB qui, dans les deux grèves générales de 1950
et 1960, organisait la circulation automobile dans la ville de Liège
et interdisait la circulation de voitures et de camions sans un
tampon de la FGTB, assumait de fait un pouvoir public. Les
camionneurs reconnaissaient ainsi un pouvoir public d’origine
ouvrière qui est totalement différent du pouvoir d’État
bourgeois. C’est extrêmement embryonnaire, mais
réel.
Encore une fois, l’anecdote importe peu ;
ce qui est important, c’est de transmettre des exemples pareils
dans la mémoire et l’imagination collective de la classe
ouvrière, c’est de faire prendre un pli à la
structure mentale parce que ce genre d’exemple peut être
multiplié, généralisé dans la prochaine
grève générale et aura une importance colossale
pratique pour faire naître vraiment des conseils ouvriers, des
organes de pouvoir de la classe ouvrière opposés aux
organes de pouvoir de la bourgeoisie
Traditionnellement, le concept de dualité de pouvoir a été considéré -et l’école « zinovievo-stalinienne » a exercé une très grosse influence à ce propos dans le mouvement ouvrier – exclusivement comme un concept politique. Les camarades maoïstes en sont aujourd’hui le produit caricatural. Ils ont un schéma simpliste et absolument transparent : « les trotskystes n’ont pas compris que les soviets existent seulement dans une situation révolutionnaire et que ce sont des organes du pouvoir révolutionnaire. Aujourd’hui, il n ’y a pas de situation révolutionnaire donc bavarder aujourd’hui sur le contrôle ouvrier, sur la dualité de pouvoir, c’est parler dans le vide, ou pire encore, c’est faire du réformisme », etc.
Nous comprenons ce qu’il y a de caduc dans ce raisonnement : cela évacue totalement la situation la plus caractéristique d’une lutte ouvrière s’étendant et se généralisant, à savoir une situation révolutionnaire, et la manière dont les révolutionnaires peuvent et doivent intervenir dans une situation pré-révolutionnaire. Derrière le concept maoïste, il y a en réalité la vieille tradition fataliste, mécaniste, kautskyenne et anti-léniniste d’une situation révolutionnaire qui tombe du ciel, qui est déterminée par les conditions objectives sur lesquelles l’action de l’avant garde ouvrière ne peut avoir aucun effet.
Au contraire, nous prétendons qu’en poussant à des expériences de contrôle ouvrier, en généralisant le contrôle ouvrier, en généralisant la transformation de comités de grève en conseils ouvriers, nous transformons par cette intervention une situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire, nous servons de facteur de cristallisation, de catalyseur pour la naissance d’une situation révolutionnaire. Et Trotsky a eu, concernant l’ Allemagne au début de la grande crise économique, une pensée plus audacieuse et plus rénovatrice : « Nous devons éviter d’identifier la dualité de pouvoir et les organes de la dualité de pouvoir d’avec les soviets de type classique qui sont venus de la révolution de 1917. Il n’est pas exclu que, dans la situation concrète de l’Allemagne de 1930, les conseils d’entreprise (organes légal dans le cadre de la constitution bourgeoise de Weimar – E.M) dominés par les syndicats, pourraient devenir objectivement un organe de dualité de pouvoir ».
Pour le moment, nous devons avoir l’ esprit
assez ouvert à ce propos. Il est certain que l’identification
de dualité de pouvoir avec des organes soviétiques
exactement du même type que ceux de la révolution russe
ou la révolution allemande serait une erreur à ne pas
commettre. Il y a eu au moins un exemple historique à grande
échelle : les comités de milice en Espagne en
juillet 36, qui étaient des organe : dualité de
pouvoir absolument évidents et d’une autre origine,
d’une autre position que les soviets. Et, je prends l’
exemple le plus probable, on ne peut exclure qu’ en
Grande-Bretagne, vu la particularité de la structure du
mouvement ouvrier anglais, des organes d’un type assez
différent du soviet classique puisse jouer le rôle
d’organes de dualité de pouvoir.
Nos camarades
anglais s’appuient sur ce qui devient une constante
aujourd’hui, du moins sur le plan local, en Angleterre :
chaque fois qu’il y a une situation de lutte très tendue
au niveau local des organismes de front unique « ad hoc »
naissent qui rassemblent les délégués d’usine
les plus combatifs, pas nécessairement tous, qui rassemblent
les sections syndicales les plus combatives de l’endroit pas
nécessairement toutes, qui rassemblent parfois les sections
locales du parti travailliste, pas nécessairement toutes, et
qui rassemblent des représentants d’organisations
révolutionnaires localement implantées et influentes.
La preuve du pudding, comme on dit en Angleterre, c’est en le mangeant qu’on l’obtient. Si cet organe est capable de mobiliser l’ensemble de la classe ouvrière de l’endroit, cela correspond à la même chose qu’à un soviet local. S’ils s’agit simplement d’un organe qui rassemble l’avant-garde et qui mobilise 10 à 15% de la classe ouvrière, c’est un front unique de gauche (anticapitaliste comme nous dirions en Belgique). Nous ne devons pas exclure l’apparition d’organes de ce genre dans des pays où l’immense majorité de la classe ouvrière se trouve encore, d’une manière ou d’une autre, encadrée dans les organisations traditionnelles ; c’est évidemment la condition pour qu’un type de rassemblement de ce genre puisse jouer de fait le même rôle qu’une structure soviétique.
Je voudrais souligner le fait que j’ai dit « organisé », que ce cas est très exceptionnel en Europe. Je crois qu’en dehors de l’ Angleterre – peut-être la Suède, que je connais mal – il n’y en a pas ; en France ce n’est certainement pas le cas. Si on devait rassembler tout ce que je viens de citer plus haut, dans la plupart des villes françaises, cela représenterait un tiers ou un quart de la classe ouvrière. Idem pour l’Italie, la Belgique. Cela présuppose un niveau d’organisation et d’encadrement de la classe ouvrière – non pas le fait de voter, mais le fait d’être organisé et de suivre l’appel de… – qui est tout à fait exceptionnel en Angleterre : dans la plupart des grands centres industriels, on peut pratiquement dire que toute la classe ouvrière, sous une forme ou sous une autre, est organisée dans les syndicats et le parti travailliste, dans la mesure où les syndicats sont dans ce parti. Et même pour l’Angleterre, si je donne le fond de ma pensée, je suis plutôt d’avis qu’en présence d’une grève générale il y aurait des comités de grève élus qui surgiraient plutôt que des organismes de ce genre. Mais il ne faut pas totalement exclure une éventualité de ce type, parce qu’elle reste dans une certaine logique du mouvement ouvrier anglais.
La distinction est donc très importante
entre des organes -qu’ils soient élus ou non, là
n’est pas le point décisif -dont le rôle est
d’assurer certains pouvoirs économiques et le fait de
passer à la contestation du pouvoir de l’État
bourgeois. Pourquoi ce problème est-il si décisif et si
difficile ? Parce que nous nous heurtons à la distinction
entre une tendance objective et un certain saut qualitatif dans la
conscience. On peut dire que par la force des choses, presque
imperceptiblement, par la simple logique interne du mouvement, des
ouvriers sociaux-démocrates ou éduqués dans le
kroutchevisme peuvent être entraînés, malgré
eux, à faire toute une série de choses que j’ai
décrites précédemment (points 1 à 4), y
compris la grève active, y compris la réouverture des
banques pour payer les grévistes. Mais il y a un point où
cela devient difficile, sinon impossible : lorsqu’il faut
faire un choix délibéré et conscient de se
heurter, de nier les institutions de la démocratie bourgeoise.
C’est ce qui a causé la perte de toutes les révolutions
jusqu’à maintenant en Europe occidentale.
Il y a un
exemple classique, c’est le plus connu parce que c’est
aussi le pays où les choses se font le plus brutalement :
c’est le cas de l’Angleterre. Au moment où le
mouvement ouvrier anglais avait sa plus grande force, juste après
la Première guerre mondiale en 1921, lorsqu’il y avait
la fameuse triple alliance entre les trois plus grands syndicats qui
décidaient de faire grève en commun (métallos,
mineur et transports) – qui aurait abouti à une grève
générale infiniment plus puissante qu celle de 1926,
dans un contexte historique totalement différent – au
moment où le mouvement des « shop-stewar »
(de type semi-soviétique) était largement répand
dans les usines anglaises, Lloyd Georges, le dirigeant le plus
intelligent de la bourgeoisie anglaise, a appelé les trois
principaux dirigeants des syndicats de la « triple
alliance » chez lui et leur a dit : « Nous
savons que vous êtes capables de paralyser tout le pays, nous
savons que vous êtes beaucoup plus forts que nous et nous
savons même que nous ne pourrions pas utiliser l’armée
contre vous parce que la plupart des soldats refuseraient de marcher,
mais vous devez faire un choix : Je représente la
majorité de la nation, du parlement ; si vous êtes
prêts à faire une grève générale
contre la majorité de la nation et du parlement, vous ne
pouvez la faire que si vous êtes prêts à vous
substituer à eux et à créer un autre pouvoir,
une autre structure d’État que celle du parlement et du
suffrage universel. Etes-vous prêts à le faire ? »
Je ne dois pas vous faire un dessin sur ce que ces bureaucrates
syndicaux ont répondu, tout le monde a compris.
La
traduction la plus tragique (en Angleterre on peut dire que c’est
de la trai-comédie parce qu’il ne s’est rien passé
– c’est ce que Lloyd Georges voulait) cette même
logique, c’est le cas de l’ Allemagne où il y
avait des conseils ouvrier dans pratiquement toutes les usines et
toutes les villes, où il y avait quasi-effondrement de
l’appareil d’État bourgeois (c’est-à-dire
où le pouvoir était en fait entre les mains de la
classe ouvrière) et où la majorité
social-démocrate dans ces conseils ouvriers a décidé
délibérément de convoquer des élections
générales pour un parlement bourgeois et de transférer
le pourvoir qu’elle avait à ce parlement bourgeois. Non
seulement criminel, mais bête ! Parce qu’ils étaient
convaincus qu’ils auraient eu la majorité dans ces
élections parlementaires. Ils ne l’ont même pas eu
(44% des voix). Ils n’ont même pas transmis le pouvoir
des conseils ouvriers à un gouvernement social-démocrate,
mais à des partis bourgeois.
C’est ainsi qu’en
trois mois, la révolution allemande a été
liquidée (novembre 18-février 19) : après
la convocation de l’assemblée constituante de Weimar, il
n ’y avait plus de soviets. Ce point de non retour :
transformer des conseils ouvriers qui ont commencé à
assumer un certain nombre de pouvoirs économiques en organes
qui délibérément contestent le pouvoir des
institutions parlementaires démocratiques bourgeoises de
l’État bourgeois, cela exige un saut qualitatif de la
conscience ; on ne peut pas amener la majorité des
ouvriers à faire la révolution socialiste sans s’en
apercevoir ; c’est une illusion totale.
Il faut donc
qu’il y ait une transformation décisive du niveau de
conscience de la majorité de la classe ouvrière, d’un
niveau réformiste à un niveau révolutionnaire ou
semi-révolutionnaire, il y a une série de conditions
propices pour cela :
1) accélération générale
de l’ expérience de la conscience des événements
durant une période révolutionnaire -ce qui n’est
pas une mince affaire. Tout le monde connaît les formules de
Lénine et Trotsky : « Pendant une révolution,
les ouvriers apprennent plus en un jour que pendant un ou cinq ans
d’une période non-révolutionnaire ».
Ils apprennent plus parce qu’il y a plus d’activités
de masse -c’est évidemment ce qui caractérise une
période révolutionnaire.
2) le rôle du parti
révolutionnaire est tout à fait décisif dans ces
circonstances. Il est inconcevable -et il n’y a aucun précédent
– que la majorité de la classe ouvrière puisse
acquérir une conscience anticapitaliste et révolutionnaire
sans le rôle actif et dirigeant du Parti révolutionnaire.
Et là encore, dans une période révolutionnaire,
le Parti révolutionnaire peut se transformer et croître
à un rythme infiniment plus rapide que dans une période
de calme relatif.
3) Mais, aussi bizarre que cela puisse paraître,
je donnerai quand même dans tout ce processus le rôle
décisif à un troisième facteur : ce qui
vient de l’ ennemi.
La seule situation qui soit extrêmement
difficile est la situation dans laquelle l’ ennemi ne fait
rien. Il y a un exemple historique : celui de la bourgeoisie
italienne lorsque les ouvriers de l’Italie du nord ont occupé
toutes les grandes usines de la région : la fameuse
grande grève de novembre 1920. Et Giolitti, le premier
ministre italien de l’époque, qui comme Lloyd Georges
était un des dirigeants les plus astucieux de la bourgeoisie
italienne, a dit : « Les ouvriers ont occupé
les usines, ils sont armés (du moins ceux de Turin -E.M.) :
c’est une menace pour la survie de l’État. La
seule chose utile que nous puissions faire, c’est de ne rien
faire ». Il faut espérer, en d’autres termes,
qu’ ils ne sauront pas eux-mêmes prendre les initiatives
décisives pour un pas en avant décisif’. C’est
exactement ce qui est arrivé : il y a eu des réunions
pendant 1,2,5,6 jours des directions des syndicats, de la direction
du parti socialiste -les communistes étaient encore à
l’ intérieur du P. S. -, des conseils ouvriers :
on a discuté de savoir sur quoi on allait mettre l’accent :
contrôle ouvrier ou non, que va-t-on demander aux patrons, au
gouvernement, etc. et le mouvement s’est épuisé
par discussions internes, piétinements, paralysie, incapacité
de prendre une initiative décisive pour faire la
transformation que j’ ai décrite plus haut.
Si la
bourgeoisie italienne avait commis l’erreur de lancer sur les
usines les bandes fascistes à ce moment-là, ou de
commencer une répression militaire, il est presque certain
qu’il y aurait eu la révolution : les ouvriers
étaient armés, ils avaient la force matérielle
pour prendre le pouvoir, pour riposter à n’importe
quelle provocation venant de l’autre côté. Mais
prendre eux-mêmes les initiatives, sans provocations, rompre
eux-mêmes avec les institutions de la démocratie
bourgeoise, ils n’en avaient ni la conscience, ni la volonté,
ni la direction.
Et il faut tirer une conclusion très
importante, contestée, mais se dégageant de toute
l’expérience des grèves générales
en Europe occidentale : il est décisif de faire en sorte
que les organes de pouvoir ouvrier naissants de la grève
générale subsistent, qu’il y ait une structure de
dualité de pouvoir qui subsiste et qu’il y ait une
période de dualité de pouvoir qui s’ouvre. Parce
qu’à partir du moment où on réussit à
les maintenir, il est presque inévitable que l’
adversaire soit obligé de les attaquer, tôt ou tard et
que les initiatives nécessaires pour la riposte puissent être
préparées, centralisées d’une manière
beaucoup plus efficace que si on réclame de ces ouvriers, qui
viennent de faire un saut en avant organisationnel colossal, de
comprendre immédiatement aussi toutes les implications
politiques et révolutionnaires de leur décision, chose
qui est peu probable, du moins dans la majorité des pays où
la classe ouvrière est sous l’influence réformiste
ou néo-réformiste.
En d’autres termes, la
variante la plus probable, c’est une véritable dualité
de pouvoir ; c’est-à-dire qu’existeront côte
à côté pendant une période transitoire, et
les conseils ouvriers -embryon de pouvoir soviétique -et le
parlement et les institutions bourgeoises. Et il s’agira de
savoir à quel moment, sous quelle forme et sous quel prétexte
on amènera la majorité des travailleurs à rompre
délibérément et consciemment avec les seconds
pour s’appuyer sur les premiers.
Tout cela s’applique
si les travailleurs sont en majorité encore sous l’influence
de l’idéologie réformiste ou néo-réformiste.
Si la majorité des ouvriers est déjà communiste,
anticapitaliste, trotskyste, révolutionnaire, maoïste,
etc. avant même que la dualité de pouvoir naisse, tout
cela ne s’applique guère, les ouvriers transformeront
leurs conseils ouvriers ouvertement en soviets et ils iront à
la conquête du pouvoir. Mais c’est une éventualité
extrêmement improbable dans la quasi-totalité des pays
d’Europe, à la possible exception de l’Espagne, et
encore, il faut être très prudent.
Nous nous heurtons ici à
un phénomène qui est d’une très grande
importance psychologique et que, sans aucun doute, Lénine a
sous-estimé quand il a voulu transposer sur l’Europe
occidentale un certain nombre d’expériences de la
révolution russe : la classe ouvrière d’Europe
occidentale est centralisée depuis très longtemps dans
des organisations ouvrières, syndicales et politiques. Et
quand le camarade Posadas venait en Europe et tapait sur le dos des
ouvriers en leur disant : « Vous savez, vous devez
apprendre à vous centraliser », il leur apprenait
quelque chose qu’ils savaient depuis 75 ans.
Malheureusement,
l’expérience que les ouvriers ont faite est double et au
moins partiellement négative : la centralisation augmente
incontestablement la force, mais
la forme concrète de la
centralisation a aussi renforcé la bureaucratisation ; et
plus une organisation de masse est centralisée aujourd’hui,
plus elle est bureaucratique -il n’y a aucune exception à
la règle dans toute l’Europe.
Or nous avons expliqué
que dans une très large mesure, ce qui est justement positif
dans une grève générale, c’est qu’elle
va libérer des forces d’autonomie ouvrière
pouvant remettre en question le contrôle bureaucratique sur la
classe ouvrière et le mouvement ouvrier. Il est presque
inévitable que cette autonomie ouvrière sera
caractérisée au départ par un degré non
négligeable de décentralisation. C’est moins la
révolte contre la bourgeoisie et son État que contre la
bureaucratie. Mais les deux sont, par la force des choses, très
intimement liés.
Ce qui veut dire que la centralisation de
toutes les initiatives qui seront prises ne sera pas une chose aussi
évidente que dans un discours de troskyste ou dans une école
de cadres. Prenons un exemple sorti de la révolution espagnole
(il faut souvent se référer à elle parce que
c’est l’expérience la plus riche de ce que nous
avons connu dans les pays impérialistes jusqu’à
maintenant) : les organes de type soviétique créés
spontanément par les travailleurs pendant les premiers jours
de la révolution n ’ avaient même pas le même
nom dans les différentes villes : en Catalogne, où
le mouvement était le plus avancé, ils s’appelaient
en général « comité de milice »
(pas partout) ; dans d’autres parties du pays, ils
s’appelaient différemment : « comité
de production », « comité local »,
« comité d’usine », « conseil
ouvrier », « comité de front
populaire », etc. Cela variait d’une ville à
l’ autre. Et le titre n’était pas seulement une
question formelle, il recouvrait aussi une fonction différente,
une composition différente, une auto-conscience différente
des gens qui étaient dedans, de ce qu’il représentaient.
Et fédérer tous ces comités dans les 24 heures
en un Congrès national, non seulement c’était
impossible, mais cela ne s’est pas fait et ce n’est pas
un hasard !
Je voudrais indiquer quelques voies par lesquelles cette centralisation peut progresser :
I) Une voie très importante, c’est la voie économique ou économiste dont j’ai déjà parlé : dans la mesure où on passe à la grève active, il y a dans la logique de la grève active une force centralisatrice colossale que nous devons souligner. Il est impossible de commencer à produire dans une entreprise sans prendre contact avec les entreprises de transport, de matières premières, de distribution, d ’ énergie. Il y a là une force de centralisation et de coordination qui naît presque automatiquement. C’est un argument de plus pour indiquer l’importance du passage à la grève active pour transformer une grève générale en début de processus vers la révolution socialiste.
2) Un autre facteur très important et que
nous avons encore tendance à sous-estimer : la
centralisation de la communication.Il y a aujourd’hui des
centres nerveux de la société qui ne sont plus les
mêmes que ceux d’il y a 60 ans. Ce n’est plus la
gare ; l’idée d’occuper la gare -qui était
une idée logique pour les ouvriers de 1917- ne viendrait à
personne aujourd’hui dans pas mal de pays. Les centres nerveux
actuels, ce sont les centres de télécommunication, de
radio, de TV et ce qui est lié : les imprimeries (qu’il
ne faut pas sous-estimer, notamment celle où on imprime l’
argent), banques, chèques-postaux, etc.
Si l’on voit
ces quelques éléments, on voit des forces de
centralisation qui peuvent naître dans une grève
générale. Du point de vue de la possibilité
d’une révolution socialiste, le tournant de la grève
générale de mai 68 n’a été aperçu
par presque personne : les premiers jours de la grève,
toutes les entreprises étaient occupées et contrôlées
par les travailleurs, y compris celles de télécommunication ;
il n’y avait plus à Paris une antenne de
télécommunication qui n’était pas
contrôlée par les grévistes -même celles du
Ministère de l’Intérieur et du Ministère
de la Défense nationale. La seule intervention militaire que
le gouvernement gaulliste a faite, ça a été pour
dégager une antenne à Paris pour le ministère de
l’Intérieur : une intervention de 100 CRS a suffit.
S’il y avait eu une autre direction à
la grève -avec des si on peut évidemment faire beaucoup
de choses -, s’il y avait eu une autre conscience chez les
ouvriers, s’ils avaient compris l’importance décisive
des choses, ils se seraient opposés à la saisie de
cette antenne et il est inutile d’expliquer ce qui aurait pu
naître d’une telle résistance – victorieuse
cela ne fait aucun doute.
Il faut comprendre que le degré
de paralysie qu’une grève générale, qui
prend des mesures de centralisation de cette nature, peut imposer à
l’État bourgeois, est qualitativement supérieur à
tout ce qu’on a connu dans le passé. Là apparaît
un des aspects les plus saisissants de l’incompréhension
de tous ceux qui font la critique unilatérale et fausse de la
technologie contemporaine et la voient seulement comme une force
d’oppression et d’exploitation -ce qu’elle est en
régime capitaliste -, et qui ne comprennent pas qu’
elle rend la société bourgeoise, parce que précisément
technicienne, infiniment plus vulnérable que par le passé
devant une action unanime et généralisée de tous
les salariés.
Qu’était la répression
bourgeoise il y a 50 ou 60 ans ? C’était quelques
milliers de soudards armés lâchés sur la
population ; il n ’y avait à ce moment-là
qu’une seule chose à faire : opposer les armes aux
armes. Aujourd’hui, la société est beaucoup plus
vulnérable ; ce sont des unités hautement mobiles
mais toutes reliées par radio, télex, téléscripteurs
etc. à un nombre fort réduit de centres nerveux.
Saisissez toutes les antennes de télécommunication,
coupez les possibilités de transmission et en un quart d’heure
la centralisation passe dans le camp du prolétariat et de la
révolution, et la contre-révolution est totalement
décentralisée.
Pendant les premiers jours de la
grève générale de mai 68 en France, on est
arrivé à une situation où le ministre de
l’Intérieur n’avait plus aucun moyen de
communication avec les préfets. et la situation était
poussée au grotesque parce que même les secrétaires,
les dactylos, les employés de préfectures étaient
en grève, c’est à dire que la question n’était
même pas qu’il ne pouvait communiquer avec les
préfectures mais que ceci ne servait à rien : il
fallait communiquer directement avec le préfet ou un de ses
adjoints parce qu’autrement ce n’était pas
transmis.
L’importance de ces nouveaux centres nerveux
que sont tous ces moyens de télécommunications pour
faire passer la centralisation dans le camp ouvrier et pour paralyser
le camp bourgeois et de la contre-révolution est très
important à comprendre. La grève passive transformée
en grève active dans ces domaines est une centralisation
automatique. Imaginez-vous le passage à la grève active
lors d’une grève générale du personnel de
la radio- TV Cela veut dire que la radio- TV est mise au service de
la grève, avec une force de centralisation indescriptible. La
contre-révolution le comprend parfaitement : chaque
putsch contre-révolutionnaire des 15 dernières années
visait à saisir avant tout la radio-TV.Ils savaient que si la
radio-TV était aux mains du peuple et des travailleurs, cela
donnait une puissance colossale qui n’a jamais existé
dans le passé pour la centralisation d’un pouvoir
ouvrier.
Et on peut tirer des conséquences, à coup
sûr, pour l’avenir : c’est autour de ces
centres que les premières épreuves de forces
éclateront. La gendarmerie en Belgique ne s’amusera pas
d’abord à expulser les grévistes de Cockerill ou
des ACEC – ils devraient être fous pour faire une chose
pareille. Ils ne se concentreront pas non plus sur la gare de Waremme
ou sur la gare-frontière de Haine-Saint-Pierre.Ils iront sur
les grands centres de télécommunication, sur la RTB,
les chèques-postaux, les grandes banques : là sont
les centres qui, s’ils sont contrôlés par un camp
ou l’autre, peuvent déterminer le cours général
des événements pour une période.
Il est
possible, justement autour du problème de l’autodéfense
de ce genre d’institutions qui, par leur nature même,
font passer dans une bonne proportion le pouvoir d’un camp à
l’autre, que la prise de conscience d’une masse beaucoup
plus grande de travailleurs peut s’allumer et qu’on peut
comprendre la nécessité d’un certain nombre de
choses qu’on ne comprend pas lorsque c’est posé
d’une manière un peu abstraite et générale.
II s’agit de l’articulation de tout ce
dont je viens de parler jusqu’ici au sujet du développement
de la dualité de pouvoir naissant de la grève générale
et les loyautés disons traditionnelles politiques de la classe
ouvrière qui aboutit à la fameuse question de la
formule transitoire gouvernementale. Nous sommes confrontés
avec la contradiction fondamentale sous sa forme la plus pure et la
plus élevée.
Objectivement la question de la grève
générale pose la question du pouvoir politique.
Objectivement des comités de grève fédérés
sont des organes de dualité de pouvoir. Objectivement des
comités de grève fédérés qui
commencent à assumer des pouvoirs autres que ceux de gérer
la grève, commencent à agir comme des organes
de
pouvoir. Mais tout cela est, malheureusement, compatible avec l’autre
phénomène, que la majorité des travailleurs
élisant ces comités et les appuyant, continuent à
appuyer en même temps des partis réformistes qui,
justement dans une situation de ce genre, manifestent leur caractère
contre-révolutionnaire de la manière la plus nuisible
dans le cours de l’histoire du mouvement ouvrier.
Et il faut dire que le verdict de l’histoire est absolument clair : cela s’est fait chaque fois. Les ouvriers russes ont élus des soviets partout en février-mars 1917 et y ont élu une majorité de mencheviks et S.R de droite, c’est-à-dire des réformistes. Les ouvriers allemands ont élu partout en Allemagne en novembre 1918 des conseils ouvriers et y ont élu une majorité de sociaux-démocrates. Les ouvriers espagnols ont créé des comités partout en Espagne en juillet 36, mais la grande majorité des membres de ces comités étaient des sociaux-démocrates, des anarchistes et des membres du P.C., c’est-à-dire des membres d’organisations qui ne comprenaient pas la nature de dualité de pouvoir, pour ne pas dire de la nécessité de conquête de pouvoir par ces comités. Nous devons comprendre cette contradiction et nous ne pouvons pas la nier en paroles.
Nous ne pouvons pas dire : »
Aussi longtemps que les ouvriers n’auront pas rompu
consciemment avec le réformisme, ils ne créeront jamais
des soviets ». C’est démontré faux par
l’histoire. Et nous pouvons encore moins dire : « Aussi
longtemps que les ouvriers n’auront pas rompu avec le
réformisme, ils ne devraient pas créer des soviets »,
ce qui est presque la théorie des maoïstes. Car c’est
seulement en créant des soviets, en étant dans une
situation révolutionnaire qu’ils finiront par rompre en
majorité avec le réformisme. Là se trouve donc
la véritable difficulté, la véritable
contradiction qui trouve son expression la plus nette sur la question
du pouvoir.
Car on ne pourra convaincre les travailleurs que ces
organes doivent prendre tout le pouvoir, si on oppose ce pouvoir aux
partis auxquels ils sont encore loyaux. Et on ne peut pas non plus
avoir l’illusion que ces partis, sous la pression des
travailleurs, finiront par prendre le pouvoir. On ne peut pas exclure
à l’ avance cette éventualité marginale
mais elle est extrêmement improbable, et pour l’Europe
occidentale, elle est exclue.
Jusque maintenant, le mouvement
révolutionnaire en général à avancé
deux solutions pour sortir de cette contradiction. Ces solutions qui
sont des propositions pour résoudre le problème,
restent les seules valables.
1) Au niveau de la propagande, c’est la
fameuse et classique tactique des bolcheviks de 1917 qui dit aux
travailleurs : « Vous êtes organisés
dans des conseils ouvriers, vous voulez qu’ils prennent le
pouvoir. En même temps vous avez encore des illusions dans le
parti social-démocrate. Réclamez de votre parti qu’il
prenne tout le pouvoir dans le cadre des soviets ».
J’insiste
sur le fait qu’une telle agitation a une dynamique totalement
différente dans une situation révolutionnaire où
déjà des organes de dualité de pouvoir existent
d’une tactique appelant les ouvriers à voter pour des
partis ouvriers, de la tactique de réclamer que le Parti
travailliste arrive au pouvoir en Angleterre par voie des élections,
ce qui est utile aussi à des fins de propagande mais qui est
totalement différent dans sa dynamique. Je crois qu’à
l’avenir, il ne nous sera pas épargné de passer
par la même voie. La seule éventualité où
on pourrait faire l’économie de cette étape
intermédiaire, serait que les organisations révolutionnaires,
dès le départ, seraient majoritaires dans la classe
ouvrière, éventualité que nous excluons comme
peu probable sinon impossible dans les années à venir.
Il faut cependant faire attention à la formulation précise de ce mot d’ordre gouvernemental transitoire, car il doit correspondre à la réalité de la loyauté de la classe ouvrière. Et celle-ci peut varier.Il y a une tendance aujourd’hui en Europe occidentale – que nous avons constatée en Belgique peut-être avant les camarades d’autres pays -, qui est un certain transfert de loyauté des vieux partis traditionnels de la classe ouvrière vers les syndicats. La forme réformiste traditionnelle classique dans un pays comme la Belgique, c’est beaucoup plus la FGTB que le PSB, en Italie beaucoup plus les syndicats que le PC, pour ne pas dire le parti social-démocrate.
Il faut donc tenir compte dans la formulation du mot d’ordre gouvernemental : il faut de toute manière y inclure les syndicats et dans certaines situations les organisations syndicales avant les organisations politiques traditionnelles. On se rappelle qu’en Belgique, pendant toute une période partant de la grève générale de 1960, nous avions comme mot d’ordre gouvernemental de transition « gouvernement ouvrier appuyé sur les syndicats ». Ce qui correspondait à une réalité de la classe ouvrière, du mouvement ouvrier en Belgique. Il ne faut pas préjuger de l’avenir, car cette question est très concrète et elle se modifie avec les réalités de la classe ouvrière et il faut que cela ne sorte pas d’un schéma ou d’un texte écrit il y a 40 ans mais colle à la réalité concrète de l’étape à laquelle on se trouve dans chaque pays.
2) L’autre aspect de la solution de cette
contradiction, c’est l’aspect
organisationnel.
Lorsqu’il y a une crise révolutionnaire très
aiguë, lorsqu’il y a une grève général
qui paralyse vraiment tout le pays et crée des organes de
dualité de pouvoir, un regroupement ultra-rapide, une
recomposition ultra-rapide s’opère dans la classe
ouvrière et le mouvement ouvrier. C’est le grand moment
du centrisme dans l’histoire du mouvement ouvrier. Il y a des
forces centristes qui surgissent de divers horizons, de divers point
de départ et qui, en général, se retrouvent
assez rapidement sur un dénominateur commun dans la lutte, qui
est positif -je ne parle, pas ici du centrisme au sens négatif
mais positif car il s’agit de forces qui vont du réformisme
vers la révolution.
Alors, la tâche de créer
une unité d’action autour de quelques questions clés
pour la naissance du pouvoir ouvrier entre les révolutionnaires
et les centristes est en général la tâche
organisationnelle la plus importante. Dans la révolution
espagnole, c’était la gauche anarchiste, la gauche
socialistes, le POUM et les trotskystes. Dans la révolution
allemande, c’ était la gauche du parti socialiste
indépendant, le PC et certaines forces anarcho-syndicalistes.
Dans la révolution russe c’était le parti
bolchevik et la gauche du parti
socialiste-révolutionnaire.
Évidemment, la situation
idéale, c’est -à nouveau- la situation où
le parti révolutionnaire a, dès le départ,
l’hégémonie dans ce rassemblement, alors il n ’y
a pas beaucoup de problèmes et c’est le déroulement
russe qui peut s’imiter. Mais je me permets de faire un
pronostic pessimiste. Je ne crois pas que cela va se répéter
souvent en Europe occidentale. Je ne dis pas cela par pessimisme
congénital, mais parce que cette situation exceptionnelle en
Russie était le produit d’un passé qu’il
faut expliquer : le parti bolchevik a pu conquérir
l’hégémonie dans l’extrême-gauche
russe parce qu’il avait déjà l’hégémonie
dans toute la classe ouvrière dix ans auparavant.
A la
veille de la première guerre mondiale, le parti bolchevik
était absolument hégémonique dans le mouvement
ouvrier russe, tant du point de vue électoral que du point de
vue de la presse, syndical et du nombre de membre. Il y a une enquête
célèbre d’Emile Vandervelde, pourtant ennemi
farouche des bolcheviks, qui est arrivé en Russie, au nom du
Bureau Socialiste International, au début de 1914 et qui
reconnaît que les bolcheviks sont majoritaires à tous
points de vue dans la classe ouvrière russe.
Ce qui s’est
passé en Russie est quelque chose de totalement différent
de ce qui existe actuellement en Europe occidentale. Le courant
révolutionnaire qui a eu l’hégémonie au
sein de la classe ouvrière russe quand celle-ci réellement
peu active, a perdu temporairement l’hégémonie,
lorsque le courant révolutionnaire s’est étendu
au peuple entier, en février-mars 17 et l’ a reconquise
assez rapidement six mois après. Et il pouvait le faire parce
qu’il avait des cadres ouvriers dans chaque usine, et qu’il
avait un acquis d’implantation dans la classe ouvrière.
Ce
n’est absolument pas la situation de l’avant-garde
révolutionnaire aujourd’hui dans aucun pays d’Europe
occidentale. Et dans ces conditions, il est peu probable que même
avec l’aide d’une montée révolutionnaire,
et même en pensant que nous multiplierons nos forces par dix ou
même par cinquante, ce qui est probable dans une telle montée,
nous serons d’emblée plus forts que des courants
centristes sortant des grands courants de masse, ce qui représente
une force infiniment plus importante. Le P.C. allemand en 1919, 1920
jusqu’au congrès de Halle, représentait 15 à
25.000 membres, la gauche des socialistes indépendants
représentait 300 à 500.000 personnes. Voilà le
rapport de forces. En Espagne, le POUM -avec toutes les critiques
qu’on peut lui faire -et les trotskystes représentaient
de 4 à 6.000 personnes, et la gauche socialiste et anarchiste,
c’était de 200 à 300.000 personnes. C’est
le même rapport de forces.
Il est peu probable qu’ à
l’ avenir on connaîtra des rapports de forces
radicalement différents au début d’une montée
révolutionnaire. Ce qui veut dire qu’éviter tout
sectarisme à l’ égard de ces courants de gauche
est une question vitale pour ne pas rater la victoire de la
révolution et qu’il faut trouver les formes
organisationnelles de création d’un front unique des
révolutionnaires au sein du front unique des organisations
ouvrières. Quand je dis F.U. des révolutionnaires, je
veux dire front du parti révolutionnaires et des centristes,
parce que, par définition, tous ceux qui ne sont pas dans le
parti révolutionnaire sont des centristes.
En France, cette
chose s’est concrétisée pendant mai 68 : une
genre de front des révolutionnaires a fonctionné. C’est
lui qui a pris toutes les initiatives d’action. Des grandes
manifestations, des meetings, etc. Nos camarades y ont joué un
rôle exemplaire, sans sectarisme aucun. C’est d’ailleurs
le début de leur percée dans l’extrême-gauche
française comme une force politiquement hégémonique.
Je crois que c’est une image à appliquer. En Italie, par
exemple, cela ne s’est pas fait. Pendant la grande montée
des grèves en 69 les différents groupes et groupuscules
révolutionnaires n’ont jamais réussi à
établir un minimum de front unique entre eux. Ils le réalisent
maintenant dans une période de recul et sur une ligne
droitière, mais c’est classique. Et cela a eu des
conséquences désastreuses en Italie.
Je prends
l’exemple le plus désastreux. Lorsque le premier conseil
de délégués ouvriers a été créé
à Fiat, la fin de 69 à l’initiative de groupes
d’extrême-gauche, une conférence ouvrière
nationale a rassemblé 3.000 ouvriers révolutionnaires ;
nos camarades, qui étaient une toute petite minorité,
se sont battus « à mort » pour une
question : que tous les révolutionnaires prennent
l’initiative d’imiter dans d’autres entreprises
italiennes ce qui avait été fait à Fiat. Il y
avait moyen de le faire car les forces présentes en étaient
capables. Tous les groupes maoïstes et spontanéistes s’y
sont opposés avec des arguments stupides et typiques de
l’ultra-gauche : « nous sommes tous des
délégués », « nous
n’avons, pas besoin de délégués »,
« nous voulons émanciper la masse »,
etc.
Le résultat de cela : la bureaucratie syndicale a
fini par étendre la constitution des comités à
la place de l’avant-garde révolutionnaire et a pu
reprendre ainsi le contrôle d’un mouvement qui aurait pu
lui échapper totalement. Et la conclusion logique : les
mêmes qui criaient en 69 « nous sommes tous des
délégués » appuient aujourd’hui
la bureaucratie syndicale dans sa manoeuvre d’intégration
des conseils ouvriers dans l’appareil syndical.
Cet exemple
montre aussi que la lutte pour le front unique d’extrême-gauche
dans le cadre de la lutte pour le F.U.O. exige l’absence de
sectarisme, mais aussi l’absence d’alignement mécanique
et suiviste sur les positions ultra-gauches et opportunistes qui
peuvent être défendus par les différentes
variantes qu’ on trouve dans cette faune.
Quelle est la
chance ainsi donnée aux révolutionnaires ? Je
voudrais donner quelques exemples historiques. L’association de
la gauche du Parti socialistes Indépendant et du P. C. en 1922
a permis de conquérir la majorité du syndicat des
métallurgistes en Allemagne, y compris la majorité dans
la direction (le plus grand syndicat allemand). Aux mois de
septembre-octobre 36, le POUM, la gauche anarcho-syndicalistes et la
gauche socialistes avaient une majorité incontestable au sein
des comités de milice en Catalogne. Et quand nous critiquons
le POUM ou la direction droitière du PC allemand de 22-23, ce
n’est pas parce qu’ils sont passés par ces étapes
absolument indispensables pour conquérir la majorité de
la classe ouvrière mais parce qu’ils n’ont pas
saisi ces chances pour poser et résoudre la question du
pouvoir. Il n’y a pas d’autres moyens de résoudre
cette question. On ne la résoudra pas avec une petite minorité
contre la majorité de la classe ouvrière dans les pays
impérialistes.
Même quand l’extrême-gauche
a déjà la majorité dans les conseils ouvriers,
même quand la bourgeoisie est profondément démoralisée
et désorganisée, même quand les classes moyennes
passent de plus en plus du côté de la classe ouvrière
parce qu’elles croient qu’elle va gagner -tout cela ce
sont les caractéristiques d’une crise révolutionnaire
qui mûrit -,la question de la conquête du pouvoir ne
sera pas résolue si la question de l’armement n’est
pas résolue. Et la question de l’ armement a deux
aspects qu’ il faut lier pour les résoudre :
1)
la question de l’ armement de la classe ouvrière.
2)
la question de la désagrégation de l’armée
bourgeoise.
L’un ne va pas sans l’autre. Sans un
début d’armement de la classe ouvrière, la
désagrégation de l’ armée bourgeoise ne
dépassera pas un seuil minimum. Trotsky a dit à ce
sujet tout ce qu’il fallait dire, tout ce qui est classique à
dire sur la force de la discipline à l’ intérieur
de l’ armée bourgeoise ; qui ne peut éclater
totalement que lorsque le soldat individuel trouve une défense,
y compris une défense armée ailleurs. D’autre
part, l’ auto-défense ouvrière ne dépassera
pas un certain seuil minimum assez primitif s’il n ’y a
pas une décomposition sur grande échelle de l’
armée bourgeoise.
Il faut comprendre que cette question est
essentiellement politique et non technique. Tous ceux qui essayent de
poser cette question comme étant technique finissent tôt
ou tard par dire que la révolution est impossible. C’est
la position de Régis Debray tirant les leçons de la
révolution chilienne : « Nous n’avons
pas assez de pilotes d’avions (qui aurait pu former des pilotes
d’avions ? -E.M).Il n’y en avait pas assez en 73,
pas assez en 72, pas assez en 71. Et si on avait commencé à
armer les ouvriers plus tôt, les pilotes auraient frappé
avant ». En dernière analyse, c’est
l’explication des staliniens dans les débats que nous
avons eus avec les dirigeants du P.C. belge, c’est-à-dire
« le résultat qui est arrivé était
inévitable ». Je ne veux pas entrer dans la
question du Chili, ce n’est pas le sujet.
On a eu un débat
similaire, évidemment académique, sur ce qui serait
arrivé en mai 1968 si les travailleurs avaient commencé
à poser la question du pouvoir. Le problème essentiel
est un problème politique et non technique. Et c’est un
problème très difficile dont il faut comprendre la
difficulté et dont il faut comprendre que la plupart de ceux
qui mettent en avant les solutions techniques le font en réalité
parce qu’ ils essaient de fuir la difficulté par une
fuite en avant.
Quelle est la difficulté ? C’est
la même que celle que j’ai signalée auparavant à
l’égard du parlement. Par toute la tradition du
mouvement ouvrier en Europe occidentale -à l’ exception
possible de l’Espagne -, les travailleurs ne sont pas
préparés à prendre les armes. Cela leur paraît
une préoccupation totalement coupée de leur expérience
réelle. Et elle est coupée, il n’y a pas l’
ombre d’un doute ! Il faut donc trouver les médiations
nécessaires pour les faire entrer dans l’expérience
et la compréhension. Voilà l’importance du
problème auto-défense, de la question de la lutte
anti-fasciste, des expériences précises de piquets de
grève et de l’extension de ceux-ci.
Car c’est
seulement à travers ces expériences que cela devient
plus concret pour une masse plus large. Je laisse de côté
le problème de la préparation des cadres et du rôle
de l’organisation révolutionnaire à ce sujet sur
lequel suffisament de choses ont été écrites.
Encore une fois la difficulté, qui est très grande, est
en partie réduite par l’adversaire lui-même.
Si
la bourgeoisie et l’État se comportent de manière
totalement passive à l’égard d’une grève
générale avec occupation d’usines, avec conseils
ouvriers et début d’organisation de la production par
des ouvriers eux-mêmes, avec occupation des télécommunications,
dans ce cas là, la conscience ne progressera pas beaucoup sur
la voie de l’armement. Mais on comprendra qu’en résumant
toutes ces conditions, cela est peu probable : une riposte assez
rapide de la bourgeoisie est absolument inévitable. Elle prend
la forme d’une provocation armée, d’abord petite
puis de plus en plus grande. La question du rôle de
l’avant-garde révolutionnaire pour saisir chacune de ces
expériences pour faire faire des bonds et dans la conscience
et dans l’organisation pratique des travailleurs sur le plan de
l’auto-défense armée.
C’est ainsi que la
grève générale avec occupation d’usines et
naissance d’organes de dualité de pouvoir approche la
situation où l’insurrection armée et la conquête
du pouvoir commence à être posée à l’ordre
du jour. Et la préparation des révolutionnaires à
ce sujet est une préparation avant tout politique, dont
l’aspect technique n’est pas à négliger
mais est secondaire.
Tous les échecs des révolutions
en Europe occidentale au cours des 50 dernières années
n’ont pas eu lieu parce qu’il y a eu trop peu de
préparations techniques mais parce qu’il y a eu des
failles sur le plan politique. Si la classe ouvrière espagnole
a réussi à désarmer pratiquement toutes les
casernes dans les grandes villes, ce n’est pas parce qu’elle
avait tant de richesses techniques, elle a réussi à le
faire par un assaut colossal. S’ils ont raté la conquête
du pouvoir, ce n’est pas parce que les moyens techniques qu’ils
avaient en juillet leur faisaient défaut en septembre, mais
parce que manifestement ils ont manqué de compréhension
politique, d’avant-garde et de direction politique sur ce
sujet.
Et je voudrais terminer par deux exemples de la révolution
allemande qui sont les deux moments où la conquête du
pouvoir a été posée concrètement. D’abord
la grève général contre le putsch du général
Kapp en 1920. L’émotion provoquée par le putsch
et l’énorme confiance en elle-même née par
le fait que ce putsch s’est effondré après trois
jours de grèves générales aboutissent à
ce que même le parti social-démocrate et surtout le
syndicat, pour la première et unique fois en Allemagne, a posé
la question d’un gouvernement ouvrier.
Legin, secrétaire
général du syndicat allemand posait la question de la
constitution d’un gouvernement composé des syndicats, du
parti social-démocrate, du parti socialistes indépendant
et du parti communiste. Le P. C. a commis l’erreur énorme
de ne pas sauter sur l’occasion et de ne pas lancer une
campagne d’agitation pour l’application immédiate
de cette demande. Surtout, qu’en une partie de l’Allemagne
(Ruhr et Saxe), les ouvriers étaient à nouveau armés
pour s’opposer au Putsch. A ce moment déterminé,
une percée était possible. Ce n’était donc
pas un manque d’armes et de forces techniques mais un manque de
sagesse politique qui a déterminé que ce tournant n’a
pas été saisi.
Le deuxième exemple c’est
celui de septembre-octobre 1923. J’ai déjà
beaucoup parlé et je ne peux pas faire la description de 1923
qui est l’année du tournant de l’histoire
européenne. En été 1923, la classe ouvrière
allemande, par une grève générale, renverse le
gouvernement conservateur du chancelier Kuno. A ce moment là,
le P.C. est occupé à conquérir la majorité
dans les grands syndicats et dans de très nombreux conseils
d’entreprise. Le dirigeant du P.C., Brandler, a un projet de
conquête du pouvoir. C’est un projet hasardeux mais pas
idiot. C’est un projet en trois temps. D’abord le P.C.
constitue un gouvernement de coalition dans deux provinces, Saxe et
Thuringe, avec la gauche socialiste. Deuxièmement, il utilise
les positions à l’intérieur de ces gouvernements
pour constituer des milices ouvrières armées et
troisièmement il s’appuie sur ces « gardes
rouges » pour préparer l’insurrection dans
toute l’ Allemagne.
Évidemment ce n’est pas un
projet secret ; tout le monde, même la bourgeoisie, a su
cela : c’était discuté au grand jour dans la
presse du P.C.. Ce qui rendait le deuxième point vulnérable,
c’était évidemment que la bourgeoisie allait
réagir dès que les ministres communistes allaient faire
mettre en application l’ armement des ouvriers. C’est ce
qui est arrivé ! Dès que la première mesure
de constitution de la « garde rouge » a été
appliquée, la Reichwehr est entrée en Saxe et en
Thuringe et a dissous ces deux gouvernements. C’est un aspect
technique de la question ; on peut en discuter.
Quel est
maintenant l’aspect politique, qui est de loin décisif ?
Saxe et Thuringe étaient deux Länder gouvernés par
des premiers ministres sociaux-démocrates de gauche. Les deux
gouvernements avaient l’appui total des syndicats. L’offensive
militaire de l’armée contre ces deux gouvernements était
un affront, une véritable attaque lancée contre le
mouvement ouvrier organisé en Allemagne.Il était
possible de tourner ce petit succès tactique, secondaire
d’ailleurs, dans les deux Länder, à condition
d’avoir, d’une marnère systématique,
préparé le P.C. et l’avant-garde ouvrière
à une épreuve de force au niveau national, y compris
sur le plan de l’armement.
Cela le camarade Brandler ne
l’avait pas fait.Il était hésitant sur cette
question et surtout sur la question de savoir si la situation était
mûre pour une épreuve de force. Il a tourné la
difficulté d’une manière classiquement
centriste : il a convoqué un congrès des conseils
ouvriers, des comités d’usines et il leur a posé
la question : « Êtes-vous prêts à
résister par les armes à la Reichwehr ? »
La réponse était courue d’avance. Je dois dire,
parce que c’est une preuve de la maturité extraordinaire
de la situation, qu’il y avait environ 40% pour la résistance
armée dans un congrès de ce genre.
Mais comme
Trotsky a résumé la situation : « Si
une masse de militants ouvriers hésitants se trouvent devant
un dirigeant hésitant qui leur dit : « Je suis
prêt à vous suivre ; quelle initiative
prenez-vous ? » il ne faut évidemment pas
espérer qu’ils vont courir à la conquête du
pouvoir ».C’est évidemment la relation
inverse qu’il aurait fallu : une direction très
résolue qui devait convaincre une masse encore hésitante
qu’il n ’y avait qu’une issue et indiquer cette
issue d’une manière très claire en prenant des
initiatives nécessaires dans ce sens. C’est ce que les
bolcheviks avaient fait en 1917.
Ce qui est absolument décisif
c’est la préparation des conditions subjectives
nécessaires pour faire adopter par la classe ouvrière
dans sa majorité la nécessité d’une
épreuve de force décisive avec la bourgeoisie.
Toute
la logique de cet exposé, c’est qu’une grève
générale, une grève générale
active, une grève générale qui donne lieu à
l’élection de conseils ouvriers, prépare une
telle épreuve de force, qu’il y a énormément
d’atouts du côté ouvrier. Plus un pays est
industrialisé, plus la technicité des processus sociaux
est avancée, plus d’atouts se trouvent dans le camp
ouvrier.
Mais le facteur en dernière analyse décisif
reste le camp qui prend l’initiative dans l’action.
Prendre l’initiative dans l’action, même d’un
jour, battre l’adversaire dans un moment décisif, cela
change totalement les rapports de force. C’est là qu’on
voit toute l’importance du parti révolutionnaire et du
facteur subjectif pour changer le cours de l’histoire !