1983

Ce texte est la retranscription d’une communication orale faite par Ernest Mandel à l’occasion d’un colloque sur le "Centenaire de Marx" organisé à l’Université de Manitoba, Winipeg, au Canada, le 15 décembre 1983. Il a été publié dans la revue " In Defense of Marxism" n°44. Traduction : Ataulfo Riera


Sur les partis d’avant-garde

Ernest Mandel

15 decembre 1983



Pour aborder la question des partis, de la construction d’un parti politique et de la nécessité du parti révolutionnaire d’avant-garde, il faut partir des particularités de la révolution socialiste (ou si vous n’aimez pas le mot "révolution," une transformation socialiste de la société bourgeoise). La révolution socialiste est la première révolution dans l’histoire de l’humanité qui tente de remodeler la société d’une manière consciente, d’après un projet établi à l’avance. Ce dernier n’entre naturellement pas dans tous les détails, qui dépendent des conditions concrètes et de l’infrastructure matérielle changeante de la société.

Mais au minimum, cela suppose un projet sur le type de société sans classe à instaurer et comment nous pouvons y arriver. C’est également la première révolution dans l’histoire qui a besoin d’un niveau élevé d’activité et d’auto-organisation de la population laborieuse dans son ensemble, c’est-à-dire, de la majorité écrasante des hommes et des femmes de la société. C’est à partir de ces deux caractéristiques-clés et principales d’une révolution socialiste que nous pouvons immédiatement tirer une série de conclusions.

Il ne peut pas y avoir de révolution socialiste spontanée. Vous ne pouvez pas faire une révolution socialiste sans essayer vraiment de la faire. Et vous ne pouvez pas avoir une révolution socialiste dirigée à partir du haut, par un certain chef ou un groupe omniscient de chefs. Vous avez besoin des deux ingrédients de la révolution socialiste : le niveau le plus élevé de conscience possible, et le niveau le plus élevé d’auto-organisation et d’auto-activité par les secteurs les plus larges de la population. Tous les problèmes des relations entre une organisation d’avant-garde et les masses proviennent de cette contradiction de base.

Si nous regardons le monde tel qu’il est réellement ; le développement réel dans la société bourgeoise pendant les cent cinquante dernières années (plus ou moins depuis l’origine du mouvement ouvrier moderne), nous constatons sans cesse cette contradiction. Elle nous aide à surmonter un vieux débat essentiel au sujet de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier et de voir qui a raison aujourd’hui. La classe ouvrière est-elle un instrument pour le changement social révolutionnaire ? La classe ouvrière est-elle intégrée dans la société bourgeoise ? Quel a été son véritable rôle pendant les cent cinquante dernières années ? Qu’est ce qu’un tel bilan historique nous indique-t-il par rapport à ces questions ?

La seule conclusion que vous pouvez tirer des événements historiques réels est que généralement, dans la vie quotidienne, c’est la conscience "trade-unioniste" (comme l’a appelé Lénine) qui domine dans la classe ouvrière. Je l’appellerais "conscience élémentaire de classe de la classe ouvrière". Cette conscience ne mène pas à la révolte permanente et quotidienne contre le capitalisme, mais, comme Marx l’a précisé de nombreuses fois, elle est absolument essentielle et nécessaire pour qu’une révolte anticapitaliste des travailleurs puisse se produire. Si les ouvriers ne combattent pas pour des salaires plus élevés, s’ils ne combattent pas pour une réduction du temps de travail, s’ils ne combattent pas pour, disons-le d’une manière provocatrice, des solutions économiques quotidiennes, alors ils deviennent des esclaves démoralisés. Avec des esclaves démoralisés, vous n’allez jamais faire une révolution socialiste, ou même acquérir la solidarité élémentaire de classe. Ils doivent donc nécessairement combattre pour des revendications immédiates. Mais le combat pour ces revendications immédiates ne les mène pas automatiquement ni spontanément à remettre en question l’existence de la société bourgeoise elle-même.

Par contre, l’histoire nous enseigne également que, périodiquement, les ouvriers se révoltent bel et bien contre la société bourgeoise, pas par cent, cinq cents, ou mille, mais par millions. L’histoire du 20ème siècle est l’histoire des révolutions sociales. Quiconque nie cela devrait relire ses livres d’histoire encore. Il y a eu à peine une seule année depuis 1917, et dans un certain sens depuis 1905, sans révolution quelque part dans le monde à laquelle les travailleurs ont participé d’une manière plus ou moins importante.

Il est vrai qu’ils n’ont pas toujours constitué la majorité des combattants de la révolution. Mais cela ne peut plus être le cas car la classe des travailleurs constitue la majorité de la société dans pratiquement tous les pays importants du monde. Le fat que les travailleurs se révoltent périodiquement contre la société bourgeoise est certifié par la statistique des vingt dernières années en Europe. Les travailleurs ont défié le capitalisme en 1960-61 en Belgique, en 1968 en France, en 1968-69 en Italie, en 1974-75 au Portugal et partiellement en Espagne en 1975-76. C’est là quelque chose qui donne une image totalement différente d’une classe qui serait de manière permanente passive, intégrée et "embourgeoisée". Plus de 45 millions d’ouvriers ont activement participé à ces luttes.

La conclusion que l’on peut tirer de ces caractéristiques est qu’il y a un développement inégal d’activité de classe et un développement inégal de la conscience de classe dans le prolétariat. Les ouvriers ne frappent pas chaque jour, ils ne peuvent pas le faire du fait de la place qu’ils occupent dans le fonctionnement de l’économie capitaliste. Le fait qu’ils ne peuvent survivre qu’en vendant leur force de travail rend cela impossible. Ils seraient vite affamés s’ils se révoltaient chaque jour. Et ils ne peuvent certainement pas faire la révolution tous les jours, chaque année, ou même tous les cinq ans, pour des raisons économiques, sociales, culturelles, politiques et psychologiques que je n’ai pas temps d’expliquer plus longuement. Il y a donc un développement cyclique de la combativité et de l’activité de classe qui est partiellement déterminée par une logique interne. Si vous vous battez pendant de nombreuses années pour aboutir à des défaites graves, alors vous ne recommencerez pas à vous battre au même niveau ou à un niveau plus élevé après la défaite. Il faudra du temps afin récupérer ; dix ans, quinze ans, ou même vingt ans.

L’inverse est également vrai, heureusement. Si vous vous battez pendant plusieurs années avec succès, des succès même moyens, vous vous donnez l’élan nécessaire afin de vous battre à une échelle plus large et à un niveau plus élevé par la suite. Il y a donc un mouvement cyclique dans l’histoire de la lutte des classes internationale que nous pourrions décrire plus en détail.

Très étroitement combiné au développement inégal de la combativité de classe se trouve le développement inégal de la conscience de classe, mais ce dernier n’est pas nécessairement une conséquence mécanique du premier. Il peut y avoir un haut niveau d’activité de classe avec un niveau relativement bas de conscience de classe. Et l’opposé est également possible. Il peut y avoir des niveaux de conscience de classe relativement hauts accompagnés d’un niveau inférieur de combativité de classe. Je parle, bien sûr, de la conscience de classe de larges masses, de millions de personnes et pas la conscience de classe de petites couches d’avant-garde.

Sur base de ces distinctions conceptuelles élémentaires, nous pouvons automatiquement en conclure la nécessité d’une formation d’avant-garde. Une organisation d’avant-garde est nécessaire afin de surmonter le fossé provoqué par le développement inégal entre la combativité et la conscience de classe. Si les travailleurs étaient tout le temps au point le plus haut de combativité et de conscience de classe, une telle organisation ne serait plus nécessaire. Mais, malheureusement, ils ne le sont pas et ne peuvent l’être à tout moment sous le capitalisme. Il est donc nécessaire qu’un groupe de personnes incarne de manière permanente un haut niveau de combativité, d’activité et de conscience de classe.

Après que chaque vague montante de lutte et de conscience de classe, quand un revirement s’opère et que l’activité réelle des masses connaît un déclin, la conscience retombe à un niveau inférieur et l’activité tombe presque à zéro. La première fonction d’une organisation d’avant-garde révolutionnaire doit être de maintenir et d’entretenir la continuité de la lutte d’un point de vue théorique, programmatique, et des acquis politiques et organisationnels de la phase précédente ascendante de haute activité et de haute conscience de classe du prolétariat. Cette organisation sert alors comme la mémoire permanente de la classe et du mouvement ouvrier, une mémoire qui est codifiée, d’une façon ou d’une autre, dans un programme avec lequel vous pouvez instruire la nouvelle génération afin qu’elle ne recommence pas à partir de zéro.

Cette première fonction consiste à assurer une continuité avec les leçons tirées de l’expérience historique accumulée ; le programme socialiste n’est rien d’autre que cela : la somme des leçons tirées de toutes les expériences de luttes des classes, révolutions et contre-révolutions des cent cinquante dernières années. Très peu de personnes sont capables d’élaborer cela et personne, absolument personne, ne peut le faire seul. Il est donc nécessaire qu’une organisation tant nationale qu’internationale (étant donné la nature mondiale de ces expériences) soit capable de constamment évaluer cette somme d’expériences historiques et actuelles de la lutte des classes et des révolutions, de l’enrichir par de nouvelles leçons sortant de nouvelles révolutions, de la rendre de plus en plus adaptées aux besoins de la lutte des classes et des révolutions du présent.

Il y a une seconde dimension à cela. C’est la dimension organisationnelle, qui n’est pas vraiment seulement organisationnelle, mais est, en réalité, également politique. Nous touchons ici à la question célèbre de la centralisation. Les marxistes-révolutionnaires sont favorables au centralisme démocratique. Mais le mot " centralisation " ne doit pas être prit en premier lieu dans sa dimension organisationnelle et encore moins, quoiqu’on en dise dans un sens " administratif ". Car c’est une question avant tout politique. Que signifie "le centralisme" ? Cela signifie la centralisation d’expériences, la centralisation des connaissances, la centralisation des conclusions tirées) de la combativité réelle. Il y ici à nouveau un danger énorme pour le prolétariat et le mouvement ouvrier s’il n’y a pas une telle centralisation d’expériences : c’est le danger de la "sectorialisation" et de la fragmentation, qui ne permet à personne de tirer des conclusions adéquates pour l’action.

Si des militantes femmes ne s’engagent seulement que dans des luttes féministes, si des militants jeunes ne s’engagent seulement que dans des luttes des jeunes, si des étudiants ne s’engagent seulement que dans des luttes d’étudiants, si des travailleurs immigrés ne s’engagent seulement que dans des luttes de travailleurs immigrés, si des nationalités opprimées ne s’engagent seulement que dans des luttes de nationalités opprimées, si des militants politiques ne s’engagent seulement que dans les campagnes électorales ou dans la publication de journaux et si chacun d’entre eux fonctionne séparément l’un de l’autre, ils vont seulement agir sur la base limitée et fragmentée de leur expérience et ils ne peuvent donc tirer de conclusions correctes que de leur propre expérience. Une telle expérience de lutte fragmentée ne peut engendrer qu’une conscience partielle car ils ne voient seulement qu’une partie de l’image toute entière. Ils ne peuvent pas avoir, en général, une vue correcte de la réalité globale parce qu’ils voient seulement une partie fragmentée de cette réalité.

La même chose est vraie, bien sûr, d’un point de vue international. Si vous vous concentrez seulement sur l’Europe de l’Est, vous avez une vue partielle de la réalité du monde. Si vous vous concentrez seulement sur les pays sous-développés, semi-coloniaux, dépendants, vous avez une vue partielle de la réalité du monde, si vous vous concentrez seulement sur les pays impérialistes, vous avez une vue partielle de la réalité du monde. Ce n’est seulement que si vous rassemblez l’expérience des luttes concrètes conduites par les masses dans les trois secteurs du monde (aussi appelé les trois secteurs de la révolution mondiale), que vous aurez une vue générale sur la réalité du monde.

C’est là le plus grand avantage de la Quatrième Internationale, parce qu’il s’agit d’une organisation internationale qui a des camarades qui se battent concrètement et non seulement dans l’analyse théorique, dans les trois secteurs du monde. Cet avantage n’est pas dû à une intelligence supérieure des dirigeants de la Quatrième Internationale. C’est seulement la conséquence de cette centralisation élémentaire d’expériences concrète de luttes à une échelle globale, accompagnée d’un programme historique correct.

C’est de cela qu’il s’agit avec la centralisation. Cette dernière signifie que, je ne dis pas les meilleurs car ce serait une exagération, mais les bons combattants dans les syndicats, les bons combattants parmi les travailleurs et les chômeurs, parmi les femmes, les jeunes et les étudiants, les anti-impérialistes, les bons combattants dans chacun des trois secteurs du monde, se rassemblent afin de centraliser leurs expériences, pour comparer les leçons de leurs luttes à l’échelle nationale et internationale. Cela permet de tirer des conclusions relevantes, d’examiner et de réexaminer de manière critique chaque étape du programme et de la ligne politique à la lumière des leçons que l’ont peut tirer de ces expériences afin d’avoir une vue globale de la société, du monde, de sa dynamique, de nos aspirations socialistes et de comment les atteindre. C’est ce que nous appelons un programme juste, une stratégie et une tactique correctes. Du fait du développement inégal de la conscience de classe et des niveaux inégaux et discontinus de l’activité de classe, cela ne peut être réalisé par la masse des travailleurs dans sa totalité. Croire le contraire serait une utopie.

Seules les personnes les plus actives d’une manière plus permanente et continue peuvent obtenir ce résultat. Ceux qui possèdent cette qualité continuent à lutter même quand, périodiquement, les masses cessent de lutter, ils continuent à développer leur conscience de classe, à élaborer des politiques et des théories et tentent constamment d’intervenir dans la société. Quiconque s’oppose à ce droit s’oppose au plus élémentaire des droits humains. Ce « mérite », même s’il est limité, apporte une série de qualités concrètes et pratiques sur lesquelles repose la justification d’une organisation d’avant-garde.

Comme je j’ai déjà dit, il existe une véritable contradiction entre l’organisation d’avant-garde et les masses. Il existe une véritable tension dialectique - si tant est que l’ont puisse l’appeler ainsi - à laquelle nous devons répondre. Avant toute chose, j’utilise les termes « Organisations d’avant-garde », et non « Partis d’avant-garde ». Il s’agit d’une différence conceptuelle sur laquelle je veux insister. Je ne crois pas aux partis auto-proclamés. Je ne crois pas en cinquante ou cent personnes qui, en pleine rue, se frappent la poitrine en hurlant « nous sommes le parti d’avant-garde ! ». Ils le sont sans doute dans leurs esprits, mais si le reste de la société n’en n’a pas grand chose à faire, ils peuvent encore rester longtemps à crier ainsi dans la rue sans obtenir le moindre résultat dans la vie pratique ou, pire encore, ils tenteront d’imposer leurs convictions sur les masses au travers de la violence. Une organisation d’avant-garde est quelque chose de permanent. Un parti d’avant-garde doit être construit à travers un long processus. Un des caractéristiques de son existence est qu’un parti doit être reconnu comme avant-garde par au moins une minorité substantielle de la classe elle-même. On ne peut pas avoir un parti d’avant-garde si l’on n’a pas de partisans dans la classe.

Une organisation d’avant-garde se transforme en parti lorsqu’une minorité substantielle de la classe, des travailleurs, des jeunes révolutionnaires, des femmes révolutionnaires, etc. le reconnaissent comme leur parti d’avant-garde (autrement dit qu’ils le suivent dans ses actions). Qu’ils soient dix ou quinze pour cent, cela n’a pas d’importance, mais cela doit être un secteur réel de la société. Si tel n’est pas le cas, alors il ne peut y avoir de véritable parti, il n’y a qu’a que le semence pour un futur parti. Ce qu’il adviendra de cette semence, seule l’histoire pourra le démontrer. Il reste une question ouverte, dont la réponse n’a pas encore été apportée par l’histoire. Es-ce qu’il est nécessaire qu’il existe une lutte permanente afin de transformer cette organisation d’avant-garde en un véritable parti révolutionnaire d’avant-garde, enraciné dans la classe, présent dans les luttes de la classe ouvrière, et accepté comme tel par au moins une fraction véritable de la classe ?

Nous devons introduire ici un nouveau concept. Nous avons dit précédemment que la classe n’est pas active de manière permanente, qu’elle ne se maintient pas à un haut niveau de conscience de classe de manière permanente. Je dois ici introduire une distinction. La masse de la classe n’est pas homogène, non seulement parce qu’il y a des individus qui appartiennent à différents groupes politiques, ayant différents niveaux de conscience, sous l’influence de différentes idéologies bourgeoises, mais parce qu’il y a également une différenciation qui s’opère au sein de sa structure massive. Il existe un processus de différenciation sociale et politique qui s’opère de manière permanente au sein de la classe véritable. Il y a une distillation masse-avant-garde qui s’opère dans la classe ouvrière pendant certaines périodes. Lénine a beaucoup écrit à ce sujet ; tout comme Trotsky et Rosa Luxemburg. Ceux qui ont l’ambition de construire activement l’organisation révolutionnaire, et c’est mon cas, peuvent donner des noms, des adresses et des numéros de téléphone de ces travailleurs d’avant-garde dans leur propre pays. Il ne s’agit pas d’une question mystérieuse. C’est un problème pratique. Qui sont ces travailleurs d’avant-garde en Belgique, en France, en Italie, au Portugal, en Espagne, en Allemagne occidentale ? Ce sont ceux qui dirigent les grèves, qui organisent l’opposition militante dans les syndicats, ceux qui préparent les luttes massives, qui se différencient de l’appareil bureaucratique traditionnel.

La différenciation est toute autant sociale que politique, bien que l’on puisse discuter du poids exact de chaque élément et que cela change dans chaque situation. Mais il y a de véritables strates. Les dimensions de ces strates varie en fonctions des différentes périodes. La « Obleute Revolutionnaire » comme ils sont connus en Allemagne, les syndicats et les grandes entreprises de Berlin qui dirigeaient la révolution de Novembre 1918 et ont construit le Parti socialiste indépendant pour ensuite s’unir au Parti communiste au cours du congrès d’unification de Halle, était une strate, une couche concrète de la société allemande, non seulement à Berlin, mais également dans d’autres régions industrielles du pays. Tout le monde les connaissait, il ne s’agissait pas d’une quantité inconnue. Ils étaient des dizaines de milliers de personnes. Si nous observons l’avant-garde de la classe ouvrière quinze ans plus tard, autour de 1930-1933, cette strate avait numériquement fortement diminué mais elle existait encore.

Si nous étudions la Russie, nous constatons la même chose. En 1905, tout le monde connaissait ces personnes. C’était ceux qui menaient les grèves, les luttes de classes contre le Tsar. Dans leur majorité, ils étaient en dehors de la Social-démocratie d’avant 1905 et s’en sont rapproché pendant la révolution de 1905-1906 pour ensuite s’en séparer partiellement (tant des Bolchéviques et que des Menchéviques) pendant la période de réaction. Ils sont à nouveau entré en politique et ont connu une croissance numérique en 1912 et avec le début de la révolution de Février 1917, la majorité étant absorbé par le parti Bolchévique en avril 1917 après que ce dernier ait adopté la ligne claire de « Tout le pouvoir aux Soviets », autrement dit, la dictature du prolétariat.

On peut discuter si les Bolchéviques se sont transformé en un parti d’avant-garde, dans le véritable sens du terme, en 1912-1913 ou seulement en 1917. Je pense personnellement que ce fut en 1912-1913 car il aurait été très difficile pour eux de croître si rapidement au cours du printemps 1917. Mais il ne s’agit que d’un point d’analyse historique. La véritable notion à retenir est que la fusion dans la vie réelle entre cette couche d’avant-garde de la classe ouvrière, les véritables leaders des luttes des travailleurs au niveau des entreprises et des quartiers, des luttes des femmes, des jeunes, etc. et l’organisation d’avant-garde politique. Lorsque la fusion a eu lieu, du moins partiellement, on a un véritable parti d’avant-garde, reconnu comme tel par une minorité significative de la classe. Il est alors probable qu’il ne devienne seulement majoritaire que pendant la crise révolutionnaire elle-même, à la condition qu’il suive une ligne politique correcte. S’il n’y a pas de fusion, on a seulement la semence pour un futur parti d’avant-garde, c’est à dire une organisation d’avant-garde qui est la pré-condition pour une telle fusion à une étape postérieure.

Ceci nous amène à une troisième dimension : l’organisation de la classe. Cette dernière passe par différentes formes à différents moments de la lutte de classes. Les organisations les plus élémentaires sont les syndicats. Il y a ensuite les différents partis politiques aux différents niveaux de conscience ; les partis ouvriers-bourgeois, indépendants et les partis révolutionnaires de travailleurs. Ce n’est seulement que dans le contexte d’une crise révolutionnaire que nous avons les niveaux d’organisation les plus élevés, ceux de type soviétique, les comités de travailleurs, les comités de citoyens, appelons-les comme on veut, les comités populaires. Pourquoi sont-ils les plus élevés ? Parce qu’ils englobent la grande majorité des travailleurs qui, général et en dehors des périodes révolutionnaires, ne s’engagent ni dans les partis, ni dans les syndicats. Les organisations directement issues de la classe elle-même, comme les comités de travailleurs, représentent la forme la plus élevée non pas parce que j’ai une prédilection théorique, ni idéologique ou sentimentale envers elles – bien que ce soit le cas – mais pour une raison objective et fort simple : ce sont elles qui organisent un pourcentage beaucoup plus élevé des travailleurs et des masses exploitées. Dans des conditions normales, lorsqu’elles ne sont pas freinées par les appareils bureaucratiques, elles doivent organiser entre 90 et 95% des masses exploitées, ce qui ne se rencontre jamais dans un syndicat ou dans un parti politique. C’est pour cela qu’elles constituent la forme la plus élevé d’auto-organisation.

Il n’y a absolument pas de contradiction entre les organisations séparées de militants révolutionnaires d’avant-garde et leur participation dans des organisations de masse de la classe ouvrière. Au contraire, l’histoire confirmé généralement que, quel que soit le niveau d’organisation et de conscience des organisations d’avant-garde, ce qui est le plus constructif est de travailler au sein des organisations de masse de la classe ouvrière. Ceci signifie qu’il faut éviter les dérives théoriques du sectarisme, qu’il faut respecter la démocratie des travailleurs, la démocratie socialiste, celle des soviets ou des comités de travailleurs, des comités populaires, et ce de manière ferme et méticuleuse. Ceci étant dit, il n’y a donc aucune contradiction. A nouveau, le seul droit que l’on peut exercer au sein des syndicats, au sein des partis de masse, au sein des soviets, est celui d’être le plus engagé, le plus énergique, le plus courageux, le plus lucide, le plus passionné à construire les syndicats, les partis de masse, les soviets, un défenseur des intérêts de la classe ouvrière qui ne s’attribue par pour autant à soi-même un quelconque privilège vis-à-vis des autres travailleurs, excepté le droit de tenter de le convaincre.

Notre position en faveur de la démocratie dans la classe ouvrière, pour la démocratie socialiste, pour le pluralisme socialiste, repose sur la compréhension programmatique qu’il n’y a pas de contradictions entre les intérêts des communistes, des militants d’avant-garde, la classe ouvrière et le mouvement ouvrier dans son ensemble. Il n’y aucune condition dans lesquelles nous subordonnons les intérêts de la classe aux intérêts d’une quelconque secte, chapelle ou organisation séparée. Nous ne pensons pas que le programme marxiste, qui incarne la continuité de l’expérience des luttes de classes et des révolutions authentiques des cent cinquante années dernières années, soit un livre fermé. Pensez cela revient à croire qu’un marxiste révolutionnaire est un pantin qui récite sa leçon de mémoire et qui n’attend des résultats qu’après avoir encodé toutes les données dans un ordinateur. Selon nous, le marxisme est toujours ouvert parce qu’il y a toujours de nouvelles expériences, de nouveaux faits, y compris des faits du passé, qui doivent êtres intégrés dans le corpus du socialisme scientifique. Le marxisme est toujours ouvert, toujours critique, toujours authentique.

Ce n’est pas par hasard que lorsque Marx fut appelé à répondre à la question d’un jeux « Quelle est ton dicton préféré ? », il a répondu « De omnibus est dubitatum » (« il faut douter de tout »). C’est l’attitude opposée que l’on attribue généralement à Marx, construisant ainsi une religion sans Dieu. L’état d’esprit de douter de tout, de remettre en question ses propres théories, est contraire à toute religion ou dogme.

Les marxistes pensent qu’il n’y a pas de vérité éternelle, et qu’il n’existe personne qui puisse tout savoir. La seconde strophe de notre hymne commence par des paroles merveilleuses :

    Il n’y a pas de sauveur suprême
    Ni dieu, ni César, ni tribun,
    Producteur sauvons-nous nous-mêmes
    Décrétons le salut commun

Seule la masse entière des producteurs peut s’émanciper elle-même. Il n’y a pas de Dieu, ni César, ni Tribun (ni secrétaire général, ni comité central etc.) qui puisse se substituer aux efforts collectifs de la classe. C’est pour cela que nous tentons simultanément de construire des organisations d’avant-garde et des organisations de masse.

On ne peut pas tromper la classe ouvrière ou l’amener à faire quelque chose qu’elle ne veux pas faire. Il faut convaincre la classe ouvrière. Il faut l’aider à comprendre collectivement et massivement la nécessité d’une transformation socialiste de la société, d’une révolution socialiste. Telle est la relation dialectique entre le parti d’avant-garde et la propre organisation de masse de la classe ouvrière. Et c’est pour cela que, selon nous, le pluralisme socialiste, le débat, même lorsqu’il prend la forme peu souhaitable et heureuse du fractionnalisme et de l’altercation polémique, qui heurtent tout militant sérieux (car en général c’est une perte de temps), est un prix qu’il faut payer afin de maintenir ce processus d’autocritique. Vu que personne ne détient la vérité absolue, si chaque situation est examinée et réexaminée de manière critique par rapport à de nouvelles expériences de la lutte des classes et de nouvelles révolutions, alors la critique est nécessaire, il est nécessaire de confronter de nouvelles propositions, de nouvelles variantes. Il ne s’agit pas d’un luxe ou d’une forme abstraite de démocratie des travailleurs. Non ! C’est une précondition absolument essentielle afin de pouvoir rendre victorieuse une révolution qui amènera à une société sans classes.

La révolution n’est pas un objectif en soi. La révolution est un instrument, tout comme le parti. L’objectif est de construire une société sans classes. Tout ce que nous faisons, même à court terme comme de diriger les masses dans leurs luttes quotidiennes, ne doit jamais être fait de telle manière que cela s’oppose avec l’objectif à long terme, qui est l’objectif de l’auto-émancipation de la classe ouvrière, l’auto-émancipation des exploités, de la construction d’une société sans classes, sans exploitation, sans oppression, sans violence entre les hommes et les femmes. La démocratie socialiste n’est pas un luxe mais bien un absolu, une nécessité afin de renverser le capitalisme et de construire le socialisme.

Permettez-moi de donner deux exemples :

Prenons en considération les aspects fonctionnels de la démocratie socialiste dans les société post-capitalistes d’aujourd’hui (les sociétés d’Europe de l’est, l’URSS, la Chine, le Vietnam et Cuba). Sans démocratie pluraliste, on ne peut trouver de solutions correctes aux problèmes élémentaires de la planification socialiste. Aucun parti ne peut se substituer à la masse du peuple pour déterminer ce que veut la masse du peuple comme priorité de consommation, pour la répartition entre les fonds octroyés à la consommation et ceux destiné à l’investissement, entre la consommation individuelle et collective, entre les fonds productifs et improductifs d’investissement, etc. Personne ne peut réussir cela. Encore une fois, croire le contraire serait utopique.

Si la masse des gens n’accepte pas ton choix de priorités, aucun pouvoir sur terre, pas même la terreur stalinienne, ne peut obliger les masses à faire la seul chose décisive qui est nécessaire pour construire le socialisme : la participation créative, constructive et convaincue dans le processus productif.

Il y a une forme d’opposition que la bureaucratie n’est pas parvenue à détruire. Elle se renforce de plus en plus : c’est l’opposition qui s’exprime par un désintérêt total envers ce qui se passe avec la production. Tout le monde connaît la blague célèbre qui circule en Allemagne de l’Est : Un journaliste arrive dans une usine et demande au directeur : « Camarade directeur, combien d’ouvriers travaillent dans votre usine ? Réponse : « Oh, au moins la moitié ». Telle est la réalité dans tous les pays bureaucratiques dénommés « socialistes ». Aucune terreur ne peut en finir avec cela. Seule la démocratie socialiste peut la vaincre, seul le peuvent le pluralisme et la possibilité pour la masse des producteurs et des consommateurs de choisir entre différentes options du plan qui reprend l’ensemble de leurs intérêts tels qu’eux-mêmes l’entendent.

La démocratie socialiste n’est pas un luxe et ne peut pas être limité aux pays industrialisés. Elle est aussi vitale pour des pays comme la Chine ou le Vietnam. C’est la seule manière de corriger rapidement les effets désastreux d’une politique erronée. Sans pluralisme, sans un ample débat public, sans opposition légale, tout correctif nécessiterait 15, 20 ou même 30 ans pour se réaliser. Nous avons vu dans l’histoire le prix terrible que doit payer la classe ouvrière lorsque l’on tarde trop à corriger une erreur. Les erreurs en soi inévitables. Comme l’a dit le camarade Lénine, « La véritable clé pour un révolutionnaire n’est pas de ne jamais commettre d’erreurs, mais bien comment il les corrige ». Sans démocratie interne dans le parti, sans droit de manifestation, sans débat public libre, il y a d’énormes obstacles afin de corriger les erreurs et l’on payera un prix très élevé pour cela. C’est pour cela que nous sommes en faveur du droit de tendance, à la pleine démocratie interne et à la non-prohibition des fractions ou des partis.

Je ne dis pas le « droit » aux fractions, car ce serait une fausse formulation. Les fractions sont un signe de maladie dans le parti. Dans un parti sain, il n’y a pas de fractions. Un parti sain d’un point de vue de ligne politique, et de régime interne de parti. Mais le droit à ne pas être expulsé du parti, en cas de constitution d’une fraction est un moindre mal par rapport à celui d’être expulsé et d’étouffer la vie interne du parti au travers de débats internes excessivement prohibés.

Ce n’est pas une question facile, tout spécialement pour un parti du prolétariat. Lorsque qu’une organisation d’avant-garde plonge ses racines dans la classe ouvrière, le nombre d’étudiants et d’autres non-prolétaire est bien moindre (je ne dis pas qu’il est mauvais d’avoir des étudiants ou des intellectuels, ils sont nécessaires mais ne doivent pas être majoritaires dans une organisation d’avant-garde). Plus le nombre de travailleurs est important dans l’organisation, plus cette dernière sera implantée dans la classe ouvrière et plus les probabilités de se lier aux problèmes concrets de la classe est important. Dans ce cadre, on doit poser la question de la nature fonctionnelle de l’organisation d’avant-garde pour la lutte de classes, pour la révolution et pour construire le socialisme. Il ne faut jamais oublier qu’il existe une stricte inter-relation dialectique entre les trois. Dans le cas contraire, nous nous dévions du chemin et n’accomplissons pas le rôle historique que nous devons jouer : aider les masses, les exploités et les opprimés du monde à construire une société sans classes, une fédération mondiale socialiste.


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