1976

Source : "La Gauche", Hors Série n°2, 2004.
Présentation de "La Gauche" : Ce texte est extrait de la transcription d’une école sur l’histoire de la IVe Internationale organisée par le Groupe marxiste internationaliste à Londres en 1976.
En cette période de commémorations relatives à la Seconde guerre mondiale, il nous a semblé utile de revenir sur cet événement crucial du XXe siècle au travers des analyses faites par notre courant. Le texte - inédit en français - que nous publions ici est une retranscription d’un exposé donné par notre camarade Ernest Mandel (décédé voici déjà 10 ans cette année 2005) lors d’une école de formation sur l’histoire de la Quatrième internationale organisée par le Groupe marxiste international à Londres en 1976. L’attitude politique et pratique des marxistes révolutionnaire vis-à-vis des guerres a toujours été étroitement liée à l’analyse de la nature de ces dernières. Cet exposé d’Ernest Mandel était ainsi destiné à répondre aux positions de certains courants (Lutte Ouvrière en France) pour qui la Deuxième Guerre Mondiale, à l’image de la Première selon eux, n’était qu’un conflit de nature strictement inter-impérialiste dans lequel les révolutionnaires n’avaient pas à soutenir les mouvements de résistance contre l’occupant nazi. Pour Mandel, au contraire, ce conflit a dialectiquement articulé cinq guerres de nature différente, à la fois entrelacées et autonomes les unes par rapport aux autres, ce qui déterminait des attitudes distinctes, dont le soutien et la participation à la résistance.
Traduction de l’anglais et intertitres : "La Gauche".

 

E. Mandel

Ernest Mandel

Les trotskystes et la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale

1976

Je vais aborder dans cet exposé la question de la Résistance en Europe entre 1940 et 1944. Depuis la fondation de l’Internationale Communiste (Comintern), dans les pays impérialistes, les militants communistes ont été instruits dans le principe du rejet de "la défense nationale" ou de la "défense de la patrie". Cette position a signifié un refus total de s’impliquer dans n’importe quelle guerre inter-impérialiste. Le mouvement trotskyste a été instruit dans le même esprit. C’était d’autant plus nécessaire que, avec le tournant droitier du Comintern et le pacte Laval-Staline de 1935, les staliniens des pays de l’Europe de l’ouest, et dans quelques pays coloniaux, se sont transformés en avocats du chauvinisme pro-impérialiste au nom de la "lutte anti-fasciste".

En Inde, par exemple, ce tournant a mené les staliniens à la trahison désastreuse du soulèvement national de 1942. Quand le soulèvement a éclaté, les colonialistes britanniques ont libéré les chefs du Parti communiste indien afin de les transformer en agitateurs contre la révolte et en propagandistes de la guerre impérialiste. Cette cruelle trahison a détourné les masses du socialisme qui se sont alors tournées vers le parti nationaliste bourgeois du Congrès dont l’influence n’a cessé de croître au cours des années suivantes.

Dans les pays impérialistes, notre mouvement a été fortement inoculé contre le nationalisme, contre l’idée de soutenir les efforts de guerre impérialistes sous quelque forme que ce soit. Ce fut un bon enseignement, et je ne proposerai nullement de remettre en question cette tradition. Mais cette dernière a laissé hors de considération certains éléments de la position léniniste, beaucoup plus complexe qu’on ne le croit, sur la Première Guerre Mondiale. Il n’est tout bonnement pas vrai que la position de Lénine puisse être réduite à la formule : "C’est une guerre impérialiste réactionnaire. Nous n’avons rien à faire avec elle". La position de Lénine était beaucoup plus sophistiquée. Il a ainsi déclaré qu’ :"Il y a au moins deux guerres, et nous voulons représenter une troisième". Cette "troisième guerre" étant la guerre civile révolutionnaire contre la bourgeoisie, qui s’est effectivement déroulée en Russie.

Au sein du courant internationaliste qui n’a pas succombé au "social-patriotisme de la IIe Internationale", Lénine a mené une lutte déterminée contre une certaine forme de sectarisme qui ne voyait pas la distinction entre les deux guerres. Il a notamment précisé : “Il y a une guerre inter-impérialiste. Avec cette guerre nous n’avons rien à faire. Mais il y a également des guerres de libération nationale menées par des nationalités opprimées. Le soulèvement irlandais est à cent pour cent justifié. Même si l’impérialisme allemand a essayé d’en profiter, même si les chefs du mouvement national ont maille à partie avec les Allemands, ceci ne change en rien la nature juste de la guerre irlandaise d’indépendance contre l’impérialisme britannique. C’est la même chose avec la lutte de libération nationale dans les colonies et les semi-colonies, les mouvements nationaux indien, turc, persan”. Et d’ajouter : “C’est également valable pour les nationalités opprimées en Russie et en Austro-Hongrie. Le mouvement national polonais est un mouvement juste, le mouvement national tchèque est un mouvement juste. Un mouvement de libération mené par n’importe quelle nationalité opprimée contre l’oppresseur impérialiste est un mouvement de nature juste. Et le fait que les directions de ces mouvements pourraient les trahir en les associant politiquement et administrativement à l’impérialisme est une raison de dénoncer ses chefs, mais pas de condamner ces mouvements en tant que tels”.

Si nous regardons le problème posé par la Deuxième Guerre Mondiale d’une manière plus dialectique, à partir d’un point de vue léniniste plus correct, nous retrouvons une situation extrêmement complexe. Je dirais, au risque de le souligner un peu trop fortement, que la Deuxième Guerre Mondiale était en réalité une combinaison de cinq guerres différentes. Cela peut sembler une analyse absurde à première vue, mais je pense qu’un examen plus approfondi le confirmera.

Cinq guerres

Tout d’abord, il y avait bien entendu une guerre inter-impérialiste, une guerre entre les impérialismes nazi, italien, et japonais d’une part, et les impérialismes Anglo-Américain-Français d’une part. Cette guerre était de nature réactionnaire, une guerre entre différents groupes de puissances impérialistes. Nous n’avons rien eu à faire avec cette guerre, nous étions totalement contre elle.

En second lieu, il y avait une guerre juste de défense nationale menée par le peuple Chinois, un pays semi-colonial opprimé, à l’encontre de l’impérialisme japonais. Malgré l’alliance de Chiang Kai-Shek avec l’impérialisme américain, rien ne pouvait justifier que les révolutionnaires modifient leur jugement sur la nature de la guerre chinoise. C’était une guerre de libération nationale contre une armée de pillards, les impérialistes japonais, qui ont voulu asservir les chinois. Trotsky était absolument clair et sans ambiguïtés sur cette quesiton. Cette guerre d’indépendance a commencé avant la Deuxième Guerre Mondiale, en 1937, et, d’une certaine manière, elle avait déjà commencé en 1931 avec l’occupation de la Mandchourie par les Japonais. Elle s’est ensuite entrelacée avec la Deuxième Guerre Mondiale, tout en restant un élément séparé et autonome de cette dernière.

Troisièmement, il y avait une guerre juste de défense nationale de l’Union Soviétique, un Etat ouvrier, même si bureaucratiquement dégénéré, contre une puissance impérialiste. Le fait que la direction soviétique s’est alliée, non seulement militairement - ce qui était absolument justifié - mais également politiquement avec les impérialismes occidentaux, n’a nullement modifié la nature juste de cette guerre. La guerre des ouvriers, des paysans, des peuples et de l’Etat soviétiques pour défendre l’URSS contre l’impérialisme allemand était une guerre juste, de n’importe quel point de vue marxiste qu’on l’analyse. Dans cette guerre nous étions à cent pour cent pour la victoire du camp soviétique, sans aucune réserve. Nous étions pour la victoire totale des soviétiques contre les criminels nazis.

Quatrièmement, il y avait une guerre juste de libération nationale des peuples coloniaux opprimés de l’Afrique et de l’Asie (en Amérique latine il n’y avait nulle part de tels mouvements), initiée par les masses contre l’impérialisme britannique et français, mais aussi contre l’impérialisme japonais - et parfois en même temps ou successivement contre ces impérialismes, comme ce fut le cas en Indochine (Vietnam). Il s’agissait là encore de guerres de libération nationale absolument justifiées et ce indépendamment du caractère particulier de la puissance impérialiste en question. Nous étions, avec justesse, en faveur de la victoire du soulèvement Indien contre l’impérialisme britannique, ainsi qu’avec le début d’un tel soulèvement à Ceylan (Sri Lanka), nous étions en faveur de la victoire des guérilleros birmans, indochinois, et indonésiens contre l’impérialisme japonais, français, et hollandais qui ont successivement occupé et opprimé ces peuples. Aux Philippines la situation était encore plus complexe.

Je ne veux pas entrer dans tous les détails, mais le point de départ est que toutes ces guerres de libération nationale étaient des guerres justes, indépendamment de la nature de leur direction politique. Il n’est pas nécessaire de placer sa confiance politique ou de donner un appui politique aux chefs d’une lutte particulière de libération nationale avant d’évaluer la justesse de cette lutte. Quand une grève est menée par des bureaucrates syndicaux envers lesquels vous n’avez aucune confiance, cela ne vous empêche nullement de soutenir la grève proprement dite.

J’en arrive à présent à la cinquième guerre, qui est la plus complexe. Je ne dirais pas qu’elle existait dans la totalité de l’Europe occupée par l’impérialisme nazi, mais elle fut particulièrement prononcée dans deux pays, la Yougoslavie et la Grèce, présente en grande partie en Pologne, et naissante en France et en Italie. C’était une guerre de libération menée par les ouvriers, les paysans, et la petite-bourgeoisie urbaine opprimés contre les impérialistes nazis et leurs faire-valoir locaux. Nier la nature autonome de cette guerre reviendrait en réalité à dire que les ouvriers et les paysans d’Europe de l’ouest n’avaient aucun droit de lutter contre ceux qui les asservissaient à ce moment, ce qui est une position inacceptable.

Il est vrai que si la direction de cette résistance de masse demeurait entre les mains des nationalistes bourgeois, des staliniens ou des sociaux-démocrates, elle pouvait être par la suite trahie au profit des impérialismes occidentaux. Mais c’était justement le devoir des révolutionnaires d’empêcher que cette trahison se produire en essayant de disputer la direction de la conduite du mouvement. Empêcher une telle trahison en s’abstenant de participer à la résistance était illusoire.

Une variante de la révolution permanente

Quelles sont les bases matérielles qui expliquent en dernière instance la nature de cette cinquième guerre ? C’étaient avant tout les conditions inhumaines et l’exploitation féroce des travailleurs qui ont existé dans les pays occupés. Qui peut en douter ? Il est absurde d’expliquer que la seule véritable raison de la résistance était donnée par un certain cadre idéologique - tel que le chauvinisme des Français ou l’orientation des partis communistes. Une telle explication est un non-sens. Les gens n’ont pas combattu parce qu’ils étaient des patriotes chauvins. Les gens combattaient parce qu’ils avaient faim, parce qu’ils étaient sur-exploités, parce qu’il y avait des déportations massives de travailleurs forcés en Allemagne, parce qu’il y avait des exécutions de masse, parce qu’il y avait des camps de concentration, parce qu’il n’y avait aucun droit de grève, parce que les syndicats ont été interdits, parce que les communistes, les socialistes et les syndicalistes étaient mis en prison.

C’est pour cela que les travailleurs entraient en résistance, et non parce qu’ils étaient des "patriotes chauvins". Certains étaient souvent des chauvins également, mais ce n’était pas la raison principale de leur révolte. La raison principale était basé sur leurs conditions de vie matérielles inhumaines, leur oppression sociale, politique, et nationale, qui était si intolérable qu’elle a poussé des millions de personnes sur la voie de la lutte. Et, à partir de ce constat, il faut répondre à la question : était-ce une lutte juste, ou était-il erroné de se dresser contre cette exploitation et cette oppression ? Qui peut sérieusement argumenter que la classe ouvrière occidentale ou de l’Europe de l’Est aurait dû s’abstenir et rester passive face aux horreurs de l’oppression nazie ? Cette position est indéfendable.

Ainsi la seule position correcte était de comprendre qu’il y avait une cinquième guerre qui était également un élément autonome et entrelacé dans la guerre impérialiste qui a fait rage entre 1939 et 1945. La position marxiste-révolutionnaire correcte (je dis ceci avec une certaine tendance à l’auto-critique, parce qu’elle n’était défendue au début que par les trotskystes belges contre ce que j’appellerais l’aile droite et l’aile ultra-gauche du mouvement européen trotskyste à ce moment-là) peut se résumer comme suit : pour le soutien absolu de tous les combats et soulèvements de masse, armés ou non, contre l’impérialisme nazi en Europe occupée, afin de lutter pour les transformer en révolution socialiste victorieuse en essayant d’écarter de leur direction ceux qui liaient étroitement ces luttes avec les impérialismes occidentaux dans le but de sauvegarder le capitalisme en crise à la fin de la guerre - ce qui s’est malheureusement finalement produit.

Nous devons comprendre que ce qui a commencé en Europe en 1941 était véritablement une nouvelle variante du processus de la révolution permanente, un processus dynamique qui pouvait transformer le mouvement de la résistance en révolution socialiste. Je dis, "pouvait", mais dans au moins un exemple, c’est exactement ce qui s’est réellement produit : en Yougoslavie. Dans ce pays, un processus de révolution socialiste authentique a eu lieu et ce au-delà de toutes nos critiques sur la manière bureaucratique avec laquelle il a été mené à bien, les crimes qui ont été commis en son nom, ou les déviations politiques et idéologiques qui ont accompagné ce processus.

L’expérience yougoslave

Nous n’avons aucune intention d’être des apologistes de Tito, mais nous devons comprendre ce qui s’est passé. Ce fut un processus étonnant. Au début du soulèvement de 1941, le Parti communiste yougoslave n’avait que 5.000 membres actifs. Pourtant, en 1945, ce parti était à la tête d’une puissante armée d’un demi-million d’ouvriers et de paysans. Ce n’était pas là un petit exploit. Ils ont vu les possibilités et les occasions données par le processus révolutionnaire et ils se sont comportés comme des révolutionnaires - des révolutionnaires bureaucratiques-centristes d’origine stalinienne, si vous préférez, mais on ne peut nullement les appeller des contre-révolutionnaires. Tout en chassant l’occupant nazi et ses complices, ils ont finalement détruit le capitalisme. Ce n’était pas l’armée soviétique, ni Staline qui a détruit le capitalisme en Yougoslavie, ce fut le Parti communiste yougoslave qui a mené cette lutte, ce qui explique fondamentalement la rupture consécutive et la lutte entre ce parti et le stalinisme soviétique.

Toutes les preuves ont été publiées - toutes les lettres envoyées par le Parti communiste de l’Union Soviétique aux Yougoslaves, et qui disaient en substance : "N’attaquez pas la propriété privée. Ne poussez pas les Américains à l’hostilité envers l’Union Soviétique en attaquant la propriété privée". Tito et les chefs du Parti communiste yougoslave ne se sont guère souciés de ces directives de Staline. Ils ont dirigé un authentique processus de révolution permanente dans le sens historique du mot, transformé un soulèvement de masse contre l’impérialisme nazi - un soulèvement qui a commencé sur une base d’inter-classiste, mais sous une conduite prolétarienne-bureaucratique - en révolution socialiste véritable. À la fin de 1945, la Yougoslavie est devenue un Etat ouvrier. Il y avait eu un soulèvement de masse gigantesque en 1944-45, les ouvriers ont occupé les usines, la terre a été occupée collectivement par les paysans - et plus tard par l’Etat, d’une façon exagérée et hyper-centralisée. La propriété privée des moyens de production a été en grande partie détruite.

Personne ne peut réellement nier que le Parti communiste yougoslave a détruit le capitalisme, même si ce fut par ses propres méthodes bureaucratiques, en réprimant la démocratie ouvrière, en exécutant même certains révololutionnaires accusés d’êtres "trotskystes" - ce qui n’était généralement pas le cas puisqu’il n’y avait aucune organisation trotskyste en Yougoslavie à ce moment là. Cette destruction du capitalisme n’a pas été le fait d’une simple direction bureaucratique aidée par une armée étrangère, comme ce fut le cas en Europe de l’Est, mais par une véritable révolution populaire, une énorme mobilisation des masses, une des plus importantes de l’histoire de l’Europe. Il faut étudier l’histoire de ce qui s’est produit en Yougoslavie. La seule comparaison que vous pouvez faire avec ce processus est ce qui s’est passé au Vietnam.

Entre opportunisme…

Ainsi, je pense que les révolutionnaires dans les autres pays occupés devaient fondamentalement essayer de faire ce que les communistes yougoslaves ont fait en Yougoslavie - naturellement avec de meilleures méthodes et de meilleurs résultats, en appliquant une authentique démocratie ouvrière directement exercée par les Conseils d’ouvriers, et non par une infime fraction bureaucratisée d’entre eux.

Il ne s’agit pas du tout ici de prétendre que si la révolution a échoué en Europe en 1945, la faute en retombe sur les révolutionnaires parce qu’ils n’auraient pas appliqué la ligne correcte dans le mouvement de résistance. Ce serait ridicule. Car, même avec la meilleure des lignes possible, le rapport des forces était tel que nous n’aurions pas réussi. Le rapport des forces entre les partis communistes et nous, le prestige des partis communistes, les liens entre ces derniers et l’Union Soviétique, le bas niveau de la conscience de classe ouvrière en raison d’une longue période des défaites, tout cela a rendu impossible pour le mouvement trotskyste de disputer réellement la direction du mouvement de masse aux staliniens. Les erreurs qui ont été commises, que ce soit par des dérives de droite et d’ultra-gauche, ont eu réellement peu d’effet sur l’Histoire. Elles sont simplement des leçons dont nous devons tirer une conclusion politique afin de ne pas répéter à l’avenir de telles erreurs. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas influencé l’histoire en raison de ces erreurs.

Ces leçons sont d’un double caractère. La majorité des camarades d’une des deux organisations trotskyste en France, le POI (Parti ouvrier internationaliste, qui était la section officielle de la IVe Internationale), a commis des erreurs droitières en 1940-41, cela ne fait aucun doute. Ils ont commencé à partir d’une ligne essentiellement correcte, celle que j’ai décrite précédemment, mais ils l’ont appliquée en allant trop loin. Dans l’exécution de cette ligne, ils ont conclu des alliances provisoires avec ce qu’ils ont appelé des secteurs de "la bourgeoisie nationale".

Il faut préciser qu’une telle déviation reposait sur une phrase de Trotsky à l’appui de leur position. Il faut s’en souvenir avant de conclure trop hâtivement à un jugement sur ces questions. Cette phrase avait été rédigée au début d’un des derniers articles de Trotsky : “La France est transformée en nation opprimée” : “Dans une nation opprimée il y n’a aucune raison de principe pour rejeter des accords provisoires et tactiques limités avec "la bourgeoisie nationale" contre l’impérialisme. Mais il y surtout des conditions : il ne faut pas former un bloc ou une alliance politique avec la bourgeoisie. Seuls les accords purement tactiques avec la bourgeoisie nationale sont acceptables. Nous devrions, par exemple, avoir fait un tel accord lors du soulèvement de 1942 en Inde. C’est une question de tactique, pas de principe".

Ce qui était erroné dans la position adoptée par la direction du POI était de faire une extrapolation durable à partir d’un question provisoire dûe à une situation conjoncturelle. Si la France était devenue de manière permanente un pays semi-colonial dépendant, cela aurait été une autre histoire. Mais l’occupation nazie était une situation provisoire, un épisode dans la guerre impérialiste. La France, même militairement occupée, était restée une puissance impérialiste, avec des structures impérialistes, qui ont notamment été sauvegardées par De Gaulle afin d’exploiter les peuples coloniaux et maintenir intact son empire en Afrique. Modifier l’attitude envers la bourgeoisie simplement à la lumière de ce qui s’est produit pendant quelques années sur le territoire français était une attitude erronée, elle fut le germe des principales erreurs politques.

Dans la pratique, cela n’a néanmoins pas mené à tout et n’importe quoi. Ceux qui disent que les trotskyistes français avaient "trahi" en faisant alliance avec la bourgeoisie en 1940-41 ne comprennent pas la différence entre le début d’une erreur théorique et une intervention déloyale réelle dans la lutte de classe. Il n’y a jamais eu n’importe quel type d’accord avec la bourgeoisie gaulliste. A chaque fois que des grèves ont eu lieu, les trotskystes français ont été à cent pour cent du côté des ouvriers. S’il s’agissait d’une grève contre les capitalistes français, les capitalistes allemands, ou une combinaison des deux, ils étaient systématiquement du côté des ouvriers. On ne peut confondre une erreur politique concrète et une erreur théorique réelle - qui, par la suite aurait peut-être pu avoir des conséquences graves, mais cela ne s’est pas produit. Qu’il s’agisse d’une erreur théorique importante, je ne le nie naturellement pas. Mais je pense que les camarades de la minorité du POI qui ont lutté contre cette erreur ont fait un bon travail, ce qui a permis, en 1942, de la surmonter en grande partie.

… et ultra-gauchisme

L’erreur sectaire inverse, cependant, était à mon avis beaucoup plus grave. Il s’agit ici de l’aile ultra-gauche du mouvement trotskyste qui a refusé de voir le moindre atome progressiste dans le mouvement de la résistance et qui a refusé de faire la moindre distinction entre la résistance de masse, la lutte armée de masse, et les manoeuvres et les plans du nationalisme bourgeois, des leaders démocratiques ou staliniens des masses. Cette erreur était beaucoup plus grave parce qu’elle a mené à l’abstention vis-à-vis de luttes importantes dans la vie des masses.

Ces camarades (comme le groupe de Lutte Ouvrière en France), qui persistent même encore aujourd’hui en confondant les mouvements de masse dans les pays occupés par le nazisme avec l’impérialisme, disaient entre autres que la guerre en Yougoslavie était une guerre impérialiste parce qu’elle a été conduite par des nationalistes, bouleversant ainsi complètement la méthode marxiste. Au lieu de définir la nature de classe d’un mouvement de masse par ses racines matérielles, sa composition sociale et la signification de ses objectifs, ils le font uniquement en se basant sur son idéologie. C’est un pas en arrière inacceptable vers l’idéalisme historique. Quand des ouvriers se lèvent contre l’exploitation et l’oppression avec des slogans nationalistes, il faut reconnaître le caractère et la nature justifiée de leur lutte tout en luttant pour changer ces slogans. Pour les sectaires, au contraire, la lutte est forcément mauvaise puisque les slogans sont mauvais. Or, elle ne devient pas bourgeoise parce que les slogans sont bourgeois, c’est là une approche non matérialiste.

Trotsky avait prévenu avec précision le mouvement trotskyiste contre de telles erreurs dans son dernier document programmatique, "Le Manifeste d’alarme" de 1940. Il a souligné qu’il fallait faire attention à ne pas juger et confondre les travailleurs avec la bourgeoisie lorsqu’ils parlent avec le vocabulaire de la "défense nationale". Il était nécessaire de distinguer ce qu’ils disaient de ce qu’ils ont signifié afin de juger la nature historique objective de leur action plutôt que les mots qu’ils ont employés. Et le fait que les sections sectaires du mouvement trotskyste n’ont pas compris cela, et qu’elles ont pris une position d’abstentionnisme face à un mouvement impliquant des centaines de milliers, voire des millions de personnes, était très dangereux pour l’avenir de la Quatrième internationale.

S’abstenir au nom de tels désaccords, pour des raisons idéologiques, aurait été absolument suicidaire pour un mouvement révolutionnaire vivant. Nous n’avons eu aucune section en Yougoslavie. Et si nous en avions eu une, il aurait été heureux qu’elle ne fusse pas sectaire. Autrement nous ne pourrions pas nous adresser aux communistes et aux ouvriers yougoslaves avec la légitimité que nous avons aujourd’hui. Notre première intervention en Yougoslavie a seulement eu lieu en 1948 et elle fut bonne, à tel point que nous pouvons maintenant parler avec une bannière sans tache et une autorité morale considérable en Yougoslavie. Mais si la ligne de Lutte Ouvrière avait été appliquée dans la pratique entre 1941 et 1944 en Yougoslavie, et si les trotskystes yougoslaves avaient été neutres pendant la guerre civile, nous ne serions pas aujourd’hui très fiers et nous ne serions certainement pas en position forte pour défendre le programme de la Quatrième internationale. Car des communistes yougoslaves, qui plus tard sont devenus trotskystes, étaient des héros de la guerre civile, ce qui leur donne une grande autorité morale.