1913 |
Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui... |
L'accumulation du capital
II: Exposé historique du problème
Nous traiterons maintenant de la critique des conceptions exposées ci-dessus, telle qu'elle a été formulée par les marxistes russes. Pierre de Struve, qui avait donné en 1894, dans le Sozialpolitisches Zentralblatt (3° année, n° 1), sous le titre « De l'appréciation du développement capitaliste en Russie » un compte rendu détaillé du livre de Nicolai-on, publia en 1894, en langue russe, un ouvrage intitulé Remarques critiques sur le problème du développement économique de la Russie, où il soumet les théories « populistes » à une critique fouillée. Mais dans la question qui nous occupe ici, Struve se borne, aussi bien dans sa critique de Vorontsov que dans sa critique de Nicolai-on, à démontrer que le capitalisme ne rétrécit pas son marché intérieur mais au contraire l'élargit. L'erreur de Nicolai-on est en effet évidente. C'est la même que celle de Sismondi. Tous deux n'ont décrit qu'un seul aspect du processus de la destruction par le capitalisme des formes de production traditionnelles de la petite entreprise artisanale. Ils n'ont vu que le déclin de la prospérité qui en résulte, l'appauvrissement de larges couches de la population. Ils ne s'aperçurent pas de la signification de l'autre aspect économique de ce processus : l'abolition de l'économie naturelle et sa substitution par l'économie marchande dans les campagnes. Or cela veut dire que le capitalisme, en absorbant dans sa sphère des couches toujours plus larges d'anciens producteurs indépendants et isolés transforme à chaque instant ces couches nouvelles en acheteurs de ses marchandises, ce qu'elles n'étaient pas autrefois. Le cours du développement capitaliste est donc à l'opposé de ce que le décrivaient les « populistes », à l'instar de Sismondi : le capitalisme, loin d'anéantir son marché intérieur, le crée au contraire tout d'abord par l'extension de l'économie marchande, de la circulation monétaire.
Struve réfute tout spécialement la théorie de Vorontsov selon laquelle la plus-value ne pourrait être réalisée sur le marché intérieur. A la base de cette théorie, il y a l'hypothèse qu'une société capitaliste évoluée n'est composée que d'employeurs et de salariés. Nicolai-on lui aussi opère tout le temps à partir de ce postulat. De ce point de vue, il est certain qu'on ne peut comprendre la réalisation du produit total capitaliste. La théorie de Vorontsov est également juste dans la mesure où elle constate le fait que la plus-value ne peut être réalisée « ni par la consommation des capitalistes ni par celle des ouvriers, mais implique la consommation de tierces personnes » (Remarques critiques, p. 251). On peut répliquer à cela - selon Struve - qu'il existe bien des « tierces personnes » dans toute société capitaliste. L'idée de Vorontsov et de Nicolai-on n'est qu'une pure fiction «qui ne peut nous faire avancer d'un pas dans la compréhension d'un processus historique quel qu'il soit » (ibid., p. 255). Il n'existe pas de société capitaliste, aussi avancée qu'elle soit, qui se compose uniquement d'employeurs et de salariés. « Même en Angleterre, y compris le pays de Galles, sur 1000 habitants actifs, 545 sont employés dans l'industrie, 172 s'adonnent au commerce, 140 à l'agriculture, 81 ont des emplois salariés indéterminés et non fixes et 62 sont au service de l'État ou exercent des professions libérales, etc. » Donc, même en Angleterre, il y a un nombre considérable de « tierces personnes » et ce sont elles précisément qui contribuent à réaliser la plus-value par leur consommation, dans la mesure où ce ne sont pas les capitalistes qui la consomment. Struve laisse en suspens la question de savoir si la consommation des « tierces personnes » suffit à réaliser toute la plus-value, en tout cas « le contraire reste encore à démontrer » (ibid., p. 252). Il serait impossible de le démontrer pour la Russie, ce grand pays à la population énorme. La Russie a justement la chance de pouvoir se passer de marchés extérieurs, partageant ce privilège du sort - ici Struve fait un emprunt aux idées des professeurs Wagner, Schäffle et Schmoller - avec les États-Unis d'Amérique. « Si l'exemple de l'Amérique du Nord prouve quelque chose, c'est bien que dans certaines conditions l'industrie capitaliste peut atteindre un niveau de développement très élevé en s'appuyant presque exclusivement sur le marché intérieur » (ibid., p. 260) [1]. Struve illustre cette phrase par l'exemple de l'exportation industrielle minime des États-Unis en 1882. Struve pose le principe général suivant : « Plus le territoire d'un pays est étendu et plus sa population est nombreuse, moins il a besoin de marchés extérieurs pour son développement capitaliste. » A partir de ce point de vue il prévoit pour le capitalisme en Russie - à l'encontre des « populistes » - un avenir plus brillant que dans les autres pays. « Le progrès de l'agriculture sur la base de la production marchande doit créer un marché sur lequel le capitalisme industriel russe s'appuiera au cours de son développement. Ce marché peut s'agrandir indéfiniment dans la mesure où le développement économique et culturel du pays progressera et en même temps l'éviction de l'économie naturelle se poursuivra. À cet égard, le capitalisme jouit en Russie d'une situation plus favorable que dans d'autres pays. » Et Struve décrit en détail un magnifique tableau, riche en couleurs, de l'ouverture de nouveaux débouchés en Russie, grâce aux chemins de fer transsibérien en Sibérie, en Asie centrale, en Asie Mineure, en Perse, dans les Balkans. Struve n'a pas remarqué que dans l'élan de ses prophéties il est passé d'un bond du marché intérieur « s'agrandissant indéfiniment » à des débouchés extérieurs bien précis. Quelques années plus tard il se trouvait, politiquement aussi, dans le camp de ce capitalisme russe plein d'avenir, dont il avait déjà, quand il était encore « marxiste », justifié théoriquement le programme libéral d'expansion impérialiste.
L'argumentation de Struve n'exprime en réalité qu'un puissant optimisme à l'égard de la capacité illimitée de développement de la production capitaliste. En revanche la justification économique de cet optimisme est assez faible. Les piliers principaux sur lesquels repose, selon Struve, l'accumulation de la plus-value, sont les « tierces personnes ». Il n'a pas précisé suffisamment ce qu'il entend par là, cependant ses références à la statistique anglaise des professions montrent qu'il comprend sous ce terme les différents employés privés et de l'État, les professions libérales, bref le fameux « grand public [2] », auquel renvoient d'un geste vague les économistes vulgaires, lorsqu'ils ne savent plus de quel côté se tourner, et dont Marx a dit qu'il rend à l'économiste « le service » d'expliquer les choses auxquelles il ne trouve pas d'autre explication. Il est clair que, lorsque l'on parle de la consommation des capitalistes et des salariés comme catégories, on ne pense pas aux capitalistes en tant qu'individus mais à la classe capitaliste dans son ensemble avec son cortège d'employés, de fonctionnaires d'état, de professions libérales, etc. Toutes ces « tierces personnes », qui certes ne sont absentes d'aucune société capitaliste, sont économiquement des parasites de la plus-value, dans la mesure où elles ne sont pas des parasites du salaire. Ces couches ne peuvent recevoir leurs moyens d'achat que d'une manière dérivée, du salaire du prolétariat ou de la plus-value, et elles le tirent autant qu'il est possible de ces deux sources ; mais tout compte fait on doit les considérer dans l'ensemble comme des consommateurs parasitaires de la plus-value. Leur consommation est ainsi incluse dans la consommation de la classe capitaliste, et lorsque Struve les fait tout à coup entrer en scène par une porte dérobée et les présente aux capitalistes comme des « tierces personnes » pour le tirer d'embarras et l'aider à résoudre la question de la réalisation de la plus-value, le capitaliste rusé, faiseur de gros profits, reconnaîtra du premier coup d’œil dans ce « grand public » son escorte de parasites qui commencent par lui soutirer de l'argent pour acheter ensuite, avec ce même argent, ses marchandises. Les « tierces personnes » de Struve ne résolvent donc rien.
Sa théorie du marché extérieur et de l'importance de celui-ci pour la production capitaliste est également insoutenable. Struve reprend ici la conception mécaniste des « populistes » selon laquelle un pays capitaliste, d'après le schéma d'un manuel scolaire, commence par exploiter à fond le marché intérieur avant de chercher, lorsque celui-ci est tout à fait épuisé ou presque, des marchés extérieurs. A partir de cette hypothèse, Struve, suivant les traces de Wagner, de Schäffle et de Schmoller, formule cette idée absurde qu'un pays « à vaste territoire et à population nombreuse » peutconstituer dans sa production capitaliste un « ensemble clos » et se contenter « pour un temps indéfini » de son marché intérieur [3]. En réalité la production capitaliste est d'emblée une production mondiale et, à l'encontre des préceptes pédants des professeurs allemands, elle commence dès sa première phase à produire pour le marché mondial. Les différentes branches de pointe en Angleterre, comme l'industrie textile, l'industrie métallurgique et charbonnière ont cherché des débouchés dans tous les pays et dans toutes les parties du monde, tandis qu'à l'intérieur du pays le processus de destruction de la propriété paysanne, la ruine de l'artisanat et de la vieille production à domicile étaient loin d'être achevés.
Peut-on conseiller à l'industrie chimique ou à l'électro-technique allemande de se limiter d'abord au marché intérieur allemand au lieu de fournir les cinq parties du monde comme elles l'ont fait depuis leurs débuts, puisque le marché intérieur allemand n'est absolument pas saturé par les produits de l'industrie nationale, dans ces branches et dans beaucoup d'autres également, d'autant plus qu'il est envahi par une masse de produits étrangers ? Peut-on expliquer à l'industrie des constructions mécaniques allemande qu'elle ne doit pas encore se précipiter sur les marchés extérieurs puisque, comme le prouve noir sur blanc la statistique en produits des importations allemandes, une grande partie des besoins de l'Allemagne en produits de cette branche sont couverts par des livraisons étrangères ? Non, ce schéma du « commerce extérieur » ne peut expliquer la complexité du marché mondial avec ses mille ramifications et nuances de la division du travail. Le développement industriel des États-Unis, qui sont actuellement devenus un concurrent redoutable de l'Angleterre sur le marché mondial, voire en Angleterre même, comme ils battent la concurrence allemande dans le domaine électro-technique sur le marché mondial et en Allemagne même, a complètement démenti les déductions de Struve qui étaient du reste déjà surannées au moment où il les écrivait.
Struve partage également la conception simpliste des populistes russes, qui réduisent le réseau de relations internationales de l'économie mondiale capitaliste avec sa tendance historique à la constitution d'un organisme vivant et unique fonctionnant grâce à une division du travail sociale basée sur la variété des richesses naturelles et des conditions de production sur la surface du globe, au souci vulgaire du marchand pour son « marché ». Il accepte en outre la fiction des trois empires, inventée par Wagner et Schmoller (trois empires se suffisant à eux-mêmes : l'Angleterre avec ses colonies, la Russie et les États-Unis) ; cette théorie ignore ou minimise artificiellement le rôle fondamental joué par un approvisionnement illimité en moyens de subsistance, en matières premières ou auxiliaires et en main-d'œuvre qui sont aussi nécessaires à l'industrie et calculées à l'échelle mondiale que la vente de produits finis. L'histoire de l'industrie cotonnière anglaise, qui reflète à elle seule l'histoire du capitalisme en général, et qui avait tout au long du XIX° siècle les cinq continents pour théâtre, inflige à chaque instant un démenti cinglant à l'idée puérile de ces professeurs, idée dont la seule signification réelle est de fournir une justification théorique tortueuse au protectionnisme.
Notes
[1] « Struve a décidément tort lorsqu'il compare la situation en Russie avec celle des États-Unis dans le but de réfuter ce qu'il appelle votre conception pessimiste de l'avenir. Il dit que les conséquences malheureuses du développement capitaliste russe récent seront surmontées avec autant de facilité qu'aux États-Unis. Mais il oublie complètement que les États-Unis représentent depuis le début un État bourgeois nouveau, qu'ils ont été fondés par des petits-bourgeois et par des paysans qui fuyaient le féodalisme européen pour constituer une société bourgeoise pure. En Russie, par contre, nous avons une structure de base de type communiste primitif, une société de gentils précédant pour ainsi dire la civilisation - qui, il est vrai, tombe à présent en ruines, mais constitue toujours la base sur laquelle la révolution capitaliste opère et agit (car ceci est effectivement une révolution sociale). En Amérique, l'économie monétaire s'est stabilisée il y a plus d'un siècle, tandis qu'en Russie l'économie naturelle était, il y a peu de temps encore, une règle générale ne souffrant presque aucune exception. C'est pourquoi chacun devrait comprendre que le bouleversement dont nous parlons à propos de la Russie doit avoir un caractère beaucoup plus violent et âpre, et s'accompagner de souffrances incomparablement plus grandes qu'en Amérique. » Lettre d'Engels à Nicolai-on du 17 oct. 1893, in Lettres, p. 85.)
[2] En français dans le texte.
[3]
L'aspect réactionnaire de la théorie professorale allemande
des « trois empires mondiaux », la Grande-Bretagne, la Russie
et les États-Unis, apparaît clairement, entre autres, chez le
professeur Schmoller, dans ses considérations sur la politique
commerciale du siècle, où il hoche avec mélancolie sa
docte tête grise en évoquant les convoitises «
néo-mercantilistes », c'est-à-dire impérialistes, des trois
principaux scélérats et où il exige, pour défendre « les buts
de toute civilisation hautement développée dans les domaines
spirituel, moral et esthétique » ainsi que « le progrès social
» - une forte flotte allemande et une Union douanière
européenne capable de tenir tête à l'Angleterre et à
l'Amérique :
« Le premier devoir de l'Allemagne résulte de cette
tension économique mondiale, c'est la création
d'une flotte puissante, afin que, tout en étant
prête au combat le cas échéant, elle soit recherchée comme
alliée par les puissances mondiales. Elle ne
peut ni ne doit pratiquer une politique de conquête à
l'instar des trois puissances mondiales (auxquelles
cependant M. Schmoller - comme il le dit ailleurs - ne veut pas
« faire des reproches », pour avoir « de nouveau pris le chemin
de la conquête coloniale à une échelle immense »). Mais
l'Allemagne doit être en état de pouvoir éventuellement
briser un blocus étranger de la mer du Nord, de protéger ses
colonies et son commerce lointain et d'offrir la même
sécurité aux États qui s'allient avec elle.
L'Allemagne, réunie à l'Autriche-Hongrie et à
l'Italie dans la Triplice, partage avec la France le devoir
d'imposer à la politique par trop agressive des trois
puissances mondiales qui constitue une menace pour tous les
États moyens, la modération qui est souhaitable dans
l'intérêt de l'équilibre politique, dans l'intérêt
de la conservation de tous les autres États : à savoir la
modération dans la conquête, dans l'acquisition de
colonies, dans la politique protectionniste unilatérale et
pratiquée à outrance, dans l'exploitation et dans le
mauvais traitement infligé à tous ceux qui sont plus faibles...
De même les buts de toute civilisation hautement développée
dans les domaines spirituel, moral et esthétique, tout progrès
social, sont soumis à la condition qu'au XX° siècle le
monde entier ne soit pas partagé entre les trois empires
mondiaux, et que ceux-ci ne jettent pas les bases d'un
néo-mercantilisme brutal. » (« Die Wandlungen in der
Europäischen Handelspolitik des 19. Jahrhunderts »,
Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwallung und Volkswirtschaft,
XXIV, p. 381.