1913 |
Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui... |
L'accumulation du capital
II: Exposé historique du problème
La troisième controverse autour de la question de l'accumulation capitaliste se déroula dans un tout autre cadre historique que les deux premières. Elle avait pour théâtre la Russie au cours des deux dernières décennies du XIX° siècle. En Europe occidentale, l'évolution capitaliste avait déjà atteint sa maturité. Les vues optimistes des économistes classiques, Smith et Ricardo, qui étaient caractéristiques d'une société bourgeoise en plein essor, s'étaient depuis longtemps évanouies. De même l'optimisme intéressé de la doctrine de I'harmonie prêchée par l'école vulgaire de Manchester avait sombré sous l'impression écrasante du krach mondial des années 70 et sous les coups violents de la lutte des classes qui se déchaînait depuis les années 60 dans tous les pays capitalistes. Même les théories de l'harmonie agrémentées de réformisme social qui avaient sévi au début des années 80, notamment en Allemagne, avaient fini. dans la désillusion. Les douze années d'épreuve de la loi d'exception contre la social-démocratie avaient dégrisé les esprits, dissipé toutes les illusions d'harmonie sociale et dévoilé les réalités cruelles des contradictions capitalistes dans toute leur brutalité. Depuis lors, l'optimisme n'était plus possible que dans le camp de la classe ouvrière ascendante et des théoriciens qui parlaient en son nom. Il ne s'agissait certes pas d'un optimisme qui se fonderait sur un équilibre naturel interne ou artificiellement établi de l'économie capitaliste, ou sur sa durée éternelle, mais de la conviction que le capitalisme, en accélérant puissamment le développement des forces productives et par le jeu même de ses contradictions internes, offre un excellent terrain historique pour l'évolution progressiste de la société vers des formes économiques et sociales nouvelles. La tendance négative, déprimante de la première période du capitalisme, comprise à l'époque par le seul Sismondi et observée encore par Rodbertus dans les années 40 et 50, était désormais compensée par une tendance ascendante : l'élan plein d'espoir et triomphant de la classe ouvrière dans son action syndicale et politique.
Telle était l'atmosphère en Europe occidentale. En Russie, il est vrai, à la même époque, la situation était toute différente. Les années 70 et 80 représentent à tous égards une période de transition, une période de crise intérieure avec tous les maux que cela comporte. La grande industrie venait seulement d'être introduite, sous l'influence du protectionnisme. En 1877, l'établissement d'une taxe douanière sur l'or à la frontière occidentale marqua une étape dans la politique de développement à outrance du capitalisme qui était depuis peu celle du gouvernement absolutiste. L'« accumulation primitive » du capital prospérait en Russie, encouragée par toutes sortes de subventions de l'État, garanties, primes et commandes du gouvernement. Le capital récoltait des profits d'une ampleur qui paraissait à cette époque fabuleuse en Occident. La situation intérieure de la Russie présentait une image rien moins que plaisante. A la campagne, le déclin et la désagrégation de l'économie paysanne sous la pression des exactions fiscales et du système monétaire entraînaient une misère atroce, des famines et des troubles périodiques parmi les paysans. D'autre part, dans les villes, le prolétariat des usines ne s'était pas encore consolidé socialement et intellectuellement en une classe ouvrière moderne. En grande partie il était encore lié à l'agriculture et restait à demi paysan, notamment dans la plus grande région industrielle centrale, celle de Moscou-Vladimir, la plus grande agglomération de l'industrie textile russe. Ce n'est qu'au début des années 80 que les premiers tumultes spontanés dans les usines du district de Moscou, au cours desquels des machines furent brisées, devaient être à l'origine des premières ébauches d'une législation ouvrière dans l'empire tsariste. Les dissonances de la vie économique russe, caractéristiques d'une époque transitoire, s'accompagnaient d'une crise de la vie intellectuelle. Le socialisme autochtone russe « populiste », fondé théoriquement sur les particularités de la constitution agraire russe, était politiquement en faillite depuis l'échec de son expression révolutionnaire la plus extrême, le parti terroriste de la Narodnaia Volia.
Les premiers écrits de Georges Plekhanov, qui devaient introduire en Russie les idées marxistes, parurent en 1883 et 1885, et pendant une décennie n'exercèrent, semble-t-il, qu'une faible influence. Au cours des années 80 et au début des années 90, la vie spirituelle de l'intelligentsia russe, notamment des intellectuels oppositionnels socialistes, était ainsi sous l'emprise d'un mélange bizarre de survivances « autochtones » populistes et d'éléments hétéroclites empruntés à la théorie marxiste, dont le trait prédominant était le scepticisme quant aux possibilités de développement du capitalisme en Russie.
La question de savoir si la Russie devait passer par toutes les phases du capitalisme d'après le modèle de l'Europe occidentale, préoccupa de bonne heure les intellectuels russes. Ceux-ci ne virent d'abord en Europe que les aspects les plus sombres du capitalisme, l'effet destructeur qu'il exerçait sur les formes patriarcales traditionnelles de la production, sur le bien-être et la sécurité de l'existence de larges couches de la population. D'autre part la propriété paysanne collective de la terre, la fameuse obchtchina, semblait pouvoir constituer le point de départ d'un développement social supérieur conduisant plus rapidement la Russie à la terre promise du socialisme, en évitant les épreuves par lesquelles passaient les pays occidentaux. Fallait-il donc gâcher les chances qu'offrait cette situation privilégiée, cette condition historique exceptionnelle, en transplantant artificiellement la production capitaliste en Russie, en détruisant avec l'appui de l'État les formes de propriété et de production paysannes, en ouvrant la porte à la prolétarisation, à la misère et à l'insécurité des masses laborieuses ?
Ce problème capital dominait la vie intellectuelle de l'intelligentsia russe depuis la réforme agraire et même auparavant, depuis Herzen et surtout Tschernychewski ; il constituait l'axe central autour duquel s'était constituée une vision du monde assez étrange, le « populisme ». Ce mouvement idéologique qui connaissait plusieurs variantes et tendances - depuis les thèses franchement réactionnaires du slavophilisme jusqu'à la théorie révolutionnaire du parti terroriste - a suscité en Russie une littérature immense. D'une part il donna naissance à de nombreuses monographies très documentées sur les formes économiques de la vie russe, notamment sur la « production populaire » et ses formes particulières, sur l'agriculture de la communauté paysanne, sur l'artisanat rural ou « artel », ainsi que sur la vie spirituelle de la paysannerie, le phénomène des sectes, etc. D'autre part, une littérature curieuse se développa, reflet artistique de la situation sociale contradictoire, de la lutte entre la tradition et les formes nouvelles, qui posait à chaque instant à l'esprit des problèmes difficiles.
Enfin le populisme, dans les années 70 et 80, fut à l'origine d'une philosophie de l'histoire originale, simpliste, la « méthode subjective en sociologie », qui prétendait faire de l' « esprit critique » le facteur décisif de l'évolution sociale et, plus précisément, qui voulut faire de l'intelligentsia déclassée le porteur du progrès historique, philosophie qui eut ses représentants dans les personnes de Peter Lavroff, Nicolaï Michailowski, le professeur Karejew et V. Vorontsov.
De tout ce domaine étendu et très ramifié de la littérature « populiste », seul un aspect nous intéresse ici : les controverses autour des perspectives de l'évolution capitaliste en Russie, et encore seulement dans la mesure où elles s'appuyaient sur des considérations générales concernant les conditions sociales de la forme de production capitaliste. Car ces considérations devaient jouer un grand rôle également dans la littérature polémique russe des années 80 et 90.
Le point de départ de la discussion était le capitalisme russe et ses perspectives d'avenir, mais le débat s'étendit par la suite naturellement aux problèmes généraux de l'évolution du capitalisme, l'exemple et les expériences de l'Occident jouant un rôle éminent dans l'argumentation. Un fait était d'une importance décisive pour le contenu théorique de la discussion qui suivit : non seulement l'analyse de la production capitaliste par Marx telle qu'elle est exposée dans le premier livre du Capital était déjà un bien commun des milieux cultivés de la Russie, mais le livre deuxième, avec l'analyse de la reproduction du capital total, avait été publié également en 1885. Le caractère de la discussion s'en trouva profondément transformé. Le problème des crises ne masquait plus comme autrefois le cœur du débat. Pour la première fois, le problème de la reproduction du capital total, de l'accumulation, apparaissait dans sa pureté, au centre de la controverse. En même temps l'analyse ne tâtonnait plus maladroitement autour des notions de revenu et de capital, de capital individuel et de capital total. A présent, le schéma marxien de la reproduction sociale offrait une base solide. Enfin, il ne s'agit plus cette fois d'une explication entre manchestérisme et réforme sociale, mais entre deux variantes du socialisme. Le scepticisme à l'égard de la possibilité de l'évolution capitaliste, dans l'esprit de Sismondi et en partie de Rodbertus, est représenté par la variante russe du socialisme, petite-bourgeoise, « populiste » et confuse, qui se réclame elle-même à maints égards de Marx, tandis que l'optimisme est représenté par l'école marxiste russe. C'était donc un changement total de décor.
Des deux porte-parole principaux de la tendance « populiste », l'un, Vorontsov, connu en Russie surtout sous son pseudonyme « V. V. » (ses initiales) était un original qui possédait des notions très confuses d'économie politique et comme théoricien manquait de sérieux. L'autre, par contre, Nicolai-on (Danielson), était un homme d'une culture étendue, un profond connaisseur du marxisme, éditeur de la traduction russe du premier livre du Capital, ami personnel et correspondant de Marx et d'Engels - leur correspondance a paru en 1908 en russe. Mais Vorontsov en particulier avait exercé dans les années 80 une grande influence sur l'opinion publique de l'intelligentsia russe et c'est contre lui que le marxisme en Russie eut à lutter en premier lieu. Dans la question qui nous intéresse ici, celle des possibilités générales du développement du capitalisme, les deux porte-parole du scepticisme déjà cités eurent à faire face, dans les années 90, à toute une série d'adversaires, une nouvelle génération des marxistes russes qui, nantis de l'expérience historique et nourris de la science occidentale, entrèrent en lice aux côtés de Georges Plekhanov : le professeur Kablukow. le professeur Manuilov, le professeur Issaiev, le professeur Skoworzov. Vladimir Ilivne (Lénine), Pierre de Struve, Boulgakov, le professeur Tougan-Baranowsky et d'autres encore. Nous nous limiterons, dans ce qui suit, principalement aux trois derniers, car chacun d'eux a donné une critique plus ou moins complète de cette théorie dans le domaine qui nous occupe ici. Ce tournoi souvent brillant, qui passionnait les intellectuels socialistes russes dans les années 90 et se termina par un triomphe incontesté de l'école marxiste, a inauguré officiellement l'entrée en scène du marxisme en tant que théorie historique et économique dans la science russe. Le marxisme « légal » prit officiellement possession des chaires d'université, des revues et du marché du livre économique en Russie. Lorsque dix ans plus tard le soulèvement révolutionnaire du prolétariat fit apparaître le revers de cet optimisme quant aux possibilités de soulèvement révolutionnaire du prolétariat, pas un seul membre de cette pléiade d'optimistes marxistes - à l'exception d'un seul - ne se retrouvait dans le camp du prolétariat.