1913 |
Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui... |
L'accumulation du capital
II: Exposé historique du problème
En même temps que Sismondi, Malthus s'élevait contre certaines thèses de l'école de Ricardo. Sismondi, dans la deuxième édition de son ouvrage ainsi que dans ses polémiques, invoque Malthus à plusieurs reprises comme témoin principal. Il formule ainsi les points communs de sa polémique avec celle de Malthus dans la Revue Encyclopédique :
« D'autre part, M. Malthus, en Angleterre, a soutenu (contre Ricardo et contre Say) comme j'ai essayé de le faire sur le continent, que la consommation n'est point la conséquence nécessaire de la production, que les besoins et les désirs de l'homme sont, il est vrai, sans bornes, mais que ces besoins et ces désirs ne sont satisfaits par la consommation qu'autant qu'ils sont unis à des moyens d'échange. Nous avions affirmé qu'il ne suffisait point de créer ces moyens d'échange pour les faire passer entre les mains de ceux qui avaient ces désirs ou ces besoins; qu'il arrivait même souvent que les moyens d'échange s'accroissaient dans la société, tandis que la demande de travail ou le salaire diminuait; qu'alors les désirs et les besoins d'une partie de la population ne pouvaient pas être satisfaits, et que la consommation diminuait aussi. Enfin nous avons prétendu que le signe non équivoque de la prospérité de la société, ce n'était pas la production croissante de richesses, mais la demande croissante de travail, ou l'offre croissante du salaire qui le récompense.
« MM. Ricardo et Say n'ont point nié que la demande croissante de travail ne soit un symptôme de prospérité, mais ils ont affirmé qu'elle résulte inévitablement de l'accroissement des productions.
« M. Malthus et moi, nous le nions; nous regardons ces deux accroissements comme résultant de causes indépendantes, et qui quelquefois peuvent être opposées. Selon nous, lorsque la demande de travail n'a pas précédé et déterminé la production, le marché s'encombre, et alors une production nouvelle devient une cause de ruine, non de jouissance. » (II, p. 409-410.)
Ces propos donnent l'impression qu'il y a eu entre Sismondi et Malthus, du moins dans leur opposition contre Ricardo et son école, une large concordance et une fraternité d'armes. Marx considère que les Principles of Political Economy de Malthus parus en 1820 sont un plagiat formel des Nouveaux Principes publiés un an auparavant. Dans la question qui nous intéresse ici, il y a cependant entre les deux auteurs une opposition directe.
Sismondi critique la production capitaliste, il l'attaque violemment, il s'en fait l'accusateur. Malthus en est l'apologiste. Non pas en ce sens qu'il en nierait les contradictions comme Mac Culloch ou Say, mais au contraire en érigeant brutalement en loi naturelle ces contradictions et en les proclamant absolument sacrées. Les principes conducteurs de Sismondi sont les intérêts des travailleurs, le but vers lequel il tend, même si ce n'est que sous une forme vague et générale, est la réforme profonde de la distribution au profit des prolétaires. Malthus prêche l'idéologie des intérêts de cette couche de parasites de l'exploitation capitaliste qui vivent de la rente foncière et se nourrissent aux mangeoires de l'État, et le but qu'il préconise est l'attribution d'une portion aussi grande que possible de plus-value à ces « consommateurs improductifs ». La perspective générale de Sismondi est surtout éthique, c'est celle d'un réformateur de l'ordre social : il « corrige » les classiques en soulignant à leur adresse que « le but unique de l'accumulation est la consommation », il plaide pour le ralentissement de l'accumulation. Malthus par contre déclare brutalement que l'accumulation est le seul but de la production et il prêche une accumulation illimitée de la part des capitalistes ; celle-ci devra être complétée et garantie par la consommation illimitée de leurs parasites. Enfin, Sismondi partait, dans son examen critique, de l'analyse du processus de la reproduction, du rapport entre le capital et le revenu à l'échelle sociale.
Dans son opposition à Ricardo, Malthus part d'une théorie absurde de la valeur et d'une théorie vulgaire de la plus-value, dérivée de la première, et qui voudrait expliquer le profit capitaliste par une majoration des prix sur la valeur des marchandises [1]. Malthus attaque le principe de l'identité entre l'offre et la demande en une critique très fouillée, au sixième chapitre de ses Definitions in Political Economy, parues en 1827 et dédiées à James Mill [2]. Mill demandait dans ses Elements of Political Economy : « Ce qu'on veut dire réellement quand on dit que l'offre et la demande sont toujours proportionnelles (accomodated to one another) ? Cela signifie, dit-il, que les marchandises produites au moyen d'une certaine quantité de travail s'échangent contre des marchandises produites avec la même somme de travail. Suivons ce principe et tout le reste devient clair. Ainsi, si une paire de souliers a nécessité le même travail qu'un chapeau, tant que le chapeau s'échangera contre une paire de souliers, l'on verra l'offre et la demande marcher d'accord. S'il arrivait que les souliers diminuassent de valeur comparativement aux chapeaux... il en faudrait conclure qu'on aurait amené sur le marché plus de souliers que de chapeaux. Les souliers seraient alors en excès. Pourquoi ? Parce que la somme de travail consacrée à les créer (les souliers) ne s'échangerait pas contre le produit d'une même somme de travail. Par la même raison, les chapeaux seraient en quantité insuffisante, parce que le travail consacré à les produire s'échangerait contre une plus grande somme de travail appliquée à produire des souliers. » (Cité par Malthus dans ses Définitions en économie politique, p. 434 et suiv.)
Contre ces plates tautologies, Malthus invoque deux sortes d'arguments. Tout d'abord il fait observer à Mill que sa construction est abstraite. En effet, la proportion d'échange entre chapeaux et chaussures peut rester inchangée, et les deux marchandises peuvent cependant se trouver en trop grande quantité par rapport à la demande, ce qui aboutira au fait qu'elles seront vendues à des prix inférieurs aux frais de production (auxquels devrait s'ajouter un profit convenable).
« Mais cela seul nous autorise-t-il à dire, demande-t-il, que l'offre des chapeaux et des souliers est proportionnelle à la demande, alors que ces objets sont tellement abondants qu'ils ne trouvent pas dans l'échange sur le marché les conditions indispensables pour assurer à l'avenir leur production et leur approvisionnement ? » (Définitions..., p. 436 et suiv.)
Malthus évoque donc, contre Mill, la possibilité d'une surproduction générale : « Si on les compare (les marchandises) aux frais de production, il est évident qu'elles peuvent toutes s'élever ou baisser de valeur en même temps » (p. 441).
Deuxièmement il proteste contre la méthode chère à Mill, à Ricardo et à leurs épigones, qui consiste à construire leurs thèses sur l'idée fallacieuse d'un échange direct de produits :
« Le cultivateur de houblon, dit-il, qui porte cent sacs de houblon à la foire de Weyhill ne songe pas plus à l'offre de chapeaux et de souliers qu'aux taches qui déparent le soleil. A quoi pense-t-il donc alors ? et contre quoi désire-t-il échanger son houblon ? M. Mill croit qu'on ferait preuve d'une grande ignorance en économie politique en disant que ce qu'il veut, c'est de l'argent. Je consens cependant à donner cette triste preuve et je n'hésite pas à déclarer que ce que le cultivateur veut, c'est de l'argent. »
Car aussi bien la rente qu'il doit payer au propriétaire foncier, que les salaires qu'il doit verser aux ouvriers et enfin l'achat des matières premières et des outils dont il a besoin pour poursuivre ses plantations, ne peuvent être couverts que par de l'argent. Malthus insiste sur ce point avec une grande profusion de détails, il trouve véritablement « étonnant que des économistes renommés préfèrent avoir recours aux exemples les plus paradoxaux et les plus invraisemblables plutôt qu'à l'hypothèse de l'échange d'argent » [3].
Pour le reste Malthus se contente de décrire le mécanisme par lequel une offre trop élevée provoque spontanément, par la baisse des prix en-dessous des frais de production, une restriction de la production et inversement :
« Mais cette tendance vers un équilibre parfait ne prouve en aucune façon que la surabondance et la disette de marchandises soient choses inouïes, elle ne le prouve pas plus que la tendance mystérieuse et bienfaisante de la nature à guérir elle-même certaines maladies ne prouve que ces maladies n'ont jamais existé » (p. 44).
On le voit, Malthus, malgré son point de vue opposé dans la question des crises, suit exactement les mêmes voies que Ricardo, Mill, Say et Mac Culloch : pour lui aussi il n'existe que l'échange de marchandises. Il n'a pas tenu compte le moins du monde du processus social de la reproduction avec ses grandes catégories et ses corrélations qui captive l'attention de Sismondi.
Malgré les nombreuses contradictions dans la conception fondamentale, la critique de Sismondi et celle de Malthus ont quelques points communs :
Ici s'arrêtent leurs concordances. Tandis que Sismondi cherche la cause des crises dans le bas niveau des salaires et dans la capacité limitée de consommation des capitalistes, Malthus, par contre, transforme le fait des bas salaires en une loi naturelle du mouvement démographique ; mais pour la consommation limitée des capitalistes, il trouve un substitut dans la consommation des parasites de la plus-value, tels que la noblesse rurale et le clergé, dont la capacité de digérer richesse et luxe est illimitée. L'Église a bon estomac.
Tous les deux, Malthus comme Sismondi, cherchent une catégorie de consommateurs qui achètent sans vendre, pour sauver l'accumulation capitaliste et la tirer de sa situation précaire. Mais Sismondi a besoin de cette catégorie de consommateurs afin d'écouler l'excédent du produit social qui dépasse la consommation des ouvriers et des capitalistes, donc la partie capitalisée de la plus-value, tandis que Malthus les cherche pour créer le profit proprement dit. C'est un secret d'ailleurs bien gardé par Malthus que de savoir comment les rentiers et les prébendiers de l'État, qui eux-mêmes tiennent leur pouvoir d'achat de la main des capitalistes, peuvent aider ceux-ci à s'approprier le profit en achetant des marchandises à un prix majoré. Eu égard à des contradictions aussi profondes, on voit que la fraternité d'armes entre Malthus et Sismondi est de nature superficielle. Et si Malthus a travesti les Nouveaux Principes de Sismondi, comme Marx le dit en une caricature malthusienne, Sismondi à son tour, en soulignant les seuls points communs entre Malthus et lui-même et en le citant comme témoin principal, prête à la critique de Malthus contre Ricardo des traits sismondiens. A l'occasion il subit certes l'influence de Malthus : par exemple il reprend partiellement la thèse de celui-ci sur le gaspillage de l'État comme adjuvant à l'accumulation, thèse qui contredit directement son propre point de départ.
Dans l'ensemble Malthus n'a ni contribué personnellement à résoudre le problème de la reproduction, ni compris ce problème : dans sa controverse avec les Ricardiens, il opère essentiellement avec les concepts de la circulation simple de marchandises comme ceux-ci dans leur controverse avec Sismondi. Sa querelle avec l'école de Ricardo tournait autour de la consommation improductive des parasites de la plus-value ; c'était une querelle au sujet de la répartition de la plus-value et non pas au sujet des bases sociales de la reproduction capitaliste. La construction de Malthus s'écroule dès que l'on découvre ses erreurs absurdes dans la théorie du profit. La critique de Sismondi tient bon et son problème reste entier, même si nous acceptons la théorie de la valeur de Ricardo avec toutes ses conséquences.
Notes
[1] Cf. Marx, Histoire des Doctrines Économiques, vol. VIII, pp. 11 à 29, où la théorie de la valeur et du profit selon Malthus est analysée en détail.
[2] Malthus, Des définitions d'économie politique. (Principes d'économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, 2° édition, suivis des Définitions en économie politique, par Malthus, Paris, 1846.)
[3] « I suppose they are afraid of the importation of thinking that wealth consists in money. But though It is certainly true that wealth does not consist in money, it is equally true that money is a most powerful agent in the distribution of wealth, and those who, In a country where all exchanges are practically affected by money, continue the attempt to explain the principles of demand and supply, and the variations of wages and profits, by referring chiefly to hats, shoes, corn, suits of clothings. etc., must of necessity fail. » (Definitions, p. 60, note.)