1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

LA DISSOLUTION DE LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE PRIMITIVE

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Avec la communauté villageoise russe, le destin mouvementé du communisme agraire primitif s'achève, le cercle se referme. A ses débuts, produit naturel de l'évolution sociale, garantie la meilleure du progrès économique et de la prospérité matérielle et intellectuelle de la société, la communauté agraire devient un instrument de l'arriération politique et économique. Le paysan russe fouetté de verges par les membres de sa propre communauté au service de l'absolutisme tsariste, c'est la plus cruelle critique historique des limites étroites du communisme primitif et l'expression la plus frappante du fait que la forme sociale est soumise elle aussi à la règle dialectique : la raison devient non-sens, le bienfait devient fléau.

Deux faits frappent lorsqu'on examine attentivement les destins de la communauté agraire dans les différents pays et continents. Loin d'être un modèle immuable et rigide, cette forme ultime et la plus élevée du système économique communiste primitif manifeste avant tout une infinie diversité, souplesse et capacité d'adaptation au milieu historique. Dans chaque milieu et dans toutes les circonstances, elle passe par un insensible processus de transformation qui s'opère si lentement qu'il n'apparaît d'abord pas à l'extérieur; il remplace, à l'intérieur de la société, les structures vieillies par de nouvelles, sous toutes les superstructures politiques des institutions étatiques indigènes ou étrangères, dans la vie économique et sociale, il est sans arrêt en train de naître ou de disparaître, de se développer ou de péricliter.

Grâce à son élasticité et à sa capacité d'adaptation, cette forme de société est d'une ténacité et d'une solidité extraordinaires. Elle défie toutes les tempêtes de l'histoire politique, ou plutôt elle les supporte toutes, les laisse passer sur elle et subit patiemment pendant des siècles la pression des conquêtes, des despotismes, des dominations étrangères, des exploitations. Il n'y a qu'un contact qu'elle ne supporte pas et auquel elle ne survit pas : celui de la civilisation européenne, c'est-à-dire du capitalisme. Partout, sans exception, le heurt avec ce dernier est mortel à l'ancienne société, et il aboutit à ce que des millénaires et les plus sauvages conquérants orientaux n'ont pu accomplir : à dissoudre de l'intérieur cette structure sociale, à briser les liens traditionnels et à transformer la société en un amas de ruines informes.

Le souffle mortel du capitalisme européen n'est que le dernier facteur, non le seul, qui rende inévitable, à plus ou moins longue échéance, le déclin de la société primitive. Les germes sont présents à l'intérieur de cette société. Si nous résumons les différentes voies de son déclin, telles que nous les avons étudiées dans différents exemples, il en résulte une certaine succession historique. La propriété communiste des moyens de production, fondement d'une économie rigoureusement organisée, a assuré durant de longues époques la plus grande productivité du travail et la meilleure sécurité matérielle à la société. Le lent mais sûr progrès de la productivité du travail devait nécessairement entrer en conflit avec l'organisation communiste. Après que se fût accompli au sein de cette organisation le progrès décisif du passage à l'agriculture supérieure - à l'usage de la charrue - et que la communauté agraire eût pris sur cette base des formes stables, le progrès dans l'évolution de la technique de production exigeait une culture plus intensive du sol; celle-ci, à son tour, ne pouvait être obtenue, à ce stade de la technique agricole, que par la petite exploitation intensive, par une liaison plus étroite et plus solide de la force de travail personnelle avec le sol. L'utilisation plus durable d'une même parcelle par une seule et même famille paysanne devint la condition d'une culture plus soignée. Le fumage en particulier est une cause reconnue de redistributions moins fréquentes des terres, en Allemagne comme en Russie. De façon générale, la tendance à des redistributions de plus en plus espacées apparaît partout dans les communautés agraires, ce qui avait pour conséquence le passage du tirage au sort à la transmission héréditaire. Le passage de la propriété collective à la propriété privée va donc de pair avec l'intensification du travail, partout les forêts et les pâturages restent plus longtemps terres communales, tandis que les champs, cultivés plus intensivement, ouvrent la voie au partage du territoire commun et au bien héréditaire. La propriété privée des parcelles de terre arable n'élimine pas pour autant l'organisation collective de l'économie, elle se maintient longtemps par l'entremêlement des parcelles et la communauté des forêts et des pâturages. L'égalité économique et sociale n'est pas éliminée de l'ancienne société. Il se constitue d'abord une masse de petits pays qui ont les mêmes conditions de vie et peuvent vivre et travailler pendant des siècles selon les anciennes traditions. La porte est cependant ouverte à l'inégalité par le caractère héréditaire des biens, par le droit d'aînesse et par la possibilité d'aliéner les biens des paysans.

Ce n'est que très lentement que ce processus mine l'organisation traditionnelle de la société. D'autres facteurs historiques sont à l’œuvre, qui agissent beaucoup plus rapidement et radicalement : ce sont les dépenses publiques de plus en plus importantes, qui dépassent les étroites limites naturelles de la communauté agraire. Nous avons déjà vu l'importance décisive de l'irrigation artificielle pour la culture des champs en Orient. Cette intensification du travail et ce puissant accroissement de la productivité ont eu des résultats beaucoup plus grands que l'introduction du fumage en Occident. Les travaux d'irrigation impliquent, dès le départ, le travail à grande échelle, la grande entreprise. Les organismes correspondants n'existent pas au sein de la communauté agraire, il faut pour cela créer des organismes spéciaux, au-dessus de cette communauté. Nous savons que la direction des travaux publics d'adduction d'eau a été la racine la plus profonde de la domination des prêtres et de toutes les dominations orientales. En Occident aussi, il y a diverses affaires publiques qui, si simples soient-elles en comparaison de l'organisation actuelle de l'État, doivent cependant être réglées dans la société primitive, elles se multiplient avec l'évolution et le progrès de cette société et exigent par conséquent à la longue des organismes spéciaux. Partout - en Allemagne, comme au Pérou, aux Indes comme en Algérie - nous avons constaté que le passage de l'électivité à l'hérédité des fonctions publiques dans la société primitive est un trait général de l'évolution.

Cette transformation, qui se produit lentement et imperceptiblement, ne représente pas une rupture avec les fondements de la société communiste. La transmission héréditaire des fonctions publiques résulte d'abord de façon naturelle du fait que, dans la société primitive, la tradition et l'expérience personnelle accumulées, assurent au mieux la bonne exécution du travail. A la longue, la transmission héréditaire des fonctions dans certaines familles amène inévitablement la formation d'une petite aristocratie indigène qui, de serviteur de la communauté en devient le maître. Les terres indivises, l'ager publicus des Romains, dont les pouvoirs publics sont directement responsables, ont en particulier servi de fondement économique à la formation de cette noblesse. Le vol des terres indivises ou inemployées, telle est la méthode régulièrement utilisée par les maîtres indigènes ou étrangers qui s'élèvent au-dessus de la masse des paysans et les asservissent. S'il s'agit d'un peuple vivant à l'écart des grandes voies de la civilisation, la noblesse primitive peut ne se distinguer qu'à peine de la masse dans son mode de vie, elle doit participer au processus de production et masquer la différence de fortune par une certaine simplicité démocratique : l'aristocratie yakoute par exemple est seulement plus riche en bétail et plus influente dans les affaires publiques. Si un contact avec des peuples plus civilisés et des échanges actifs s'y ajoutent les besoins de la noblesse deviennent plus raffinés, elle se déshabitue du travail et une véritable différenciation de castes s'opère dans la société. La Grèce des temps post-homériques en est l'exemple le plus typique.

La division du travail au sein de la société primitive conduit plus ou moins vite à la rupture inévitable de l'égalité politique et économique. Une occupation de caractère public joue un rôle particulièrement éminent dans ce processus et s'opère beaucoup plus énergiquement que les fonctions publiques de caractère pacifique : c'est la conduite de la guerre. D'abord affaire de tous, elle est devenue, par la suite des progrès de la production, la spécialité de certains milieux dans la société primitive. Plus le processus du travail est évolué, régulier et planifié dans la société, moins il supporte l'irrégularité et les pertes de temps et d'énergie liées à la vie militaire. Si les expéditions guerrières périodiques sont un résultat direct du système économique chez les peuples chasseurs et éleveurs, l'agriculture, elle, est liée à une grande passivité de la société, elle exige d'autant plus l'existence d'une caste particulière de guerriers pour sa défense. La vie guerrière - elle-même expression des étroites limites de la productivité du travail - joue un rôle important chez les peuples primitifs et entraîne un nouveau genre de division du travail. La séparation d'une noblesse guerrière ou de chefs guerriers constitue le choc le plus fort auquel l'égalité sociale ait à faire face dans la société primitive. Partout où nous rencontrons des sociétés primitives, nous ne trouvons presque jamais ces rapports d'hommes égaux et libres que Morgan a pu décrire chez les Iroquois. L'inégalité et l'exploitation, tels sont les caractères des sociétés primitives que nous rencontrons comme produits d'une longue époque de décomposition, qu'il s'agisse des castes dominantes en Orient ou de l'aristocratie yakoute, des “ grands clans ” celtes écossais ou de la noblesse guerrière des Grecs, des Romains, des Germains de l'époque des grandes migrations ou des petits despotes des royaumes noirs en Afrique.

Considérons par exemple le célèbre Empire de Muata Kasembe, au centre de l'Afrique du Sud, à l'est de l'Empire Lunda, où les Portugais ont pénétré au début du XIX° siècle; nous voyons ici, même dans ce territoire où les Européens ont à peine pénétré, des relations sociales qui ne laissent guère de place à l'égalité et à la liberté. L'expédition du Major Monteiro et du capitaine Gamitto, entreprise en 1831, à partir du Zambèze vers l'intérieur, dans des buts commerciaux et scientifiques, nous décrit la situation comme suit. L'expédition arriva d'abord dans le pays des Maravi qui pratiquaient une culture primitive par sarclage, habitaient dans des huttes coniques et ne portaient qu'une pièce d'étoffe autour des hanches. A l'époque où Monteiro et Gamitto traversèrent le pays des Maravi, ces derniers étaient dirigés par un chef despotique qui portait le titre de Nede. Il arbitrait toutes les querelles dans sa capitale, Mutzienda, et personne ne pouvait contester cet arbitrage. Pour la forme, il réunissait un conseil d'anciens, mais il fallait qu'ils soient toujours de son avis. Le pays se décomposait en provinces dirigées par des Mambos, et ces provinces étaient à leur tour divisées en districts à la tête desquels se trouvent des Funos. Toutes ces dignités étaient héréditaires.

“ Le 8 août, on atteignit la résidence du Mukanda, le plus puissant chef des Tcheva. Ce dernier, a qui on avait envoyé en cadeau diverses cotonnades, du tissu rouge, des perles, du sel et des kauris, arriva le jour suivant dans le camp, à cheval sur un nègre. Mukanda était un homme de 60 à 70 ans, d'aspect agréable et majestueux. Son seul vêtement consistait en un chiffon sale autour des hanches. Il resta environ deux heures et, en prenant congé, il nous demanda à chacun un cadeau de façon touchante et irrésistible...
“ L'enterrement des chefs s'accompagne chez les Tchéva de cérémonies extrêmement barbares. Les femmes du défunt sont enfermées dans la même hutte que le cadavre jusqu'à ce que tout soit prêt pour l'enterrement. Ensuite le cortège funèbre se met en route... vers la fosse et, une fois arrivée, la femme préférée du défunt descend dans cette fosse avec sept autres femmes, elles s'y assoient, les jambes étendues. On couvre ce soubassement vivant d'étoffes, on y pose le cadavre et précipite dans la fosse six autres femmes à qui on a auparavant brisé le cou. On recouvre maintenant la tombe, on termine cette épouvantable cérémonie en empalant deux jeunes gens dont l'un est placé avec un tambour à la tête de la tombe, l'autre avec un arc et une flèche aux pieds de la tombe. Le Major Monreiro a été témoin d'un tel enterrement pendant son séjour au pays des Tchéva. ”

De là, le voyage continua vers les montagnes du centre de l'Empire. Les Portugais arrivèrent

“ dans une région élevée, désertique et presque complètement dépourvue de tous vivres; on voyait les traces des ravages causés par des expéditions militaires antérieures et la famine menaçait l'expédition. On envoya des messagers avec quelques cadeaux au plus proche Mambo pour lui demander un guide, mais les envoyés revinrent avec l'affligeante information qu'ils avaient trouvé le Mambo et sa famille seuls au village et prêts de mourir d'inanition... Avant d'avoir atteint le cœur du royaume, on eut des preuves de la justice barbare qui s'y exerçait; souvent on rencontrait des jeunes gens à qui on avait coupé les oreilles, les mains, le nez et autres membres en punition de quelque faute vénielle... Le 19 novembre, on put enfin entrer dans la capitale et l'âne que chevauchait le capitaine Gamitto fit grande sensation. On arriva bientôt dans une rue bordée de chaque côté d'une clôture de deux à trois mètres de haut, faite de perches entrelacées et si régulières qu'on aurait dit un mur. Des deux côtés, on voit dans ces palissades, à intervalles réguliers, de petites portes ouvertes. A la fin de la rue, se trouve une petite baraque quadrangulaire qui ne s'ouvre qu'à l'ouest et au centre de laquelle se trouve, sur un socle de bois, une forme humaine de 70 centimètres de haut, grossièrement découpée. Du côté ouvert, il y avait un tas de plus de 300 crânes. La rue se transforme ici en une grande place quadrangulaire au bout de laquelle s'étend une grande forêt qui n'est séparée de la place que par une palissade. A l'extérieur de celle-ci, des deux côtés de la porte, sont fixées, en guise de décoration, 30 têtes de mort alignées... Vint ensuite la réception par Muata qui se montra aux Portugais dans tout son faste barbare, entouré de toute sa puissance guerrière, composée de 5 000 à 6 000 hommes. Il était assis sur une chaise couverte d'étoffe verte et dressée sur des peaux de léopards et de lions. Son couvre-chef était un bonnet conique écarlate fait de plumes de 50 centimètres. Sur son front, il y avait un diadème de pierres étincelantes; une sorte de col fait d'escargots, de morceaux de miroir carrés et de fausses pierres précieuses couvrait son cou et ses épaules. Autour de chaque bras était enroulée une étoffe bleu garnie de fourrure; l'avant-bras était en outre décoré de bracelets de pierres bleues. Le bas du corps était recouvert d'un drap jaune bordé de rouge et de bleu maintenu par une ceinture. Les jambes, comme les bras, étaient ornées de pierres bleues.
“ Fièrement, protégé du soleil par sept parasols multicolores, le monarque siégeait là; en guise de sceptre, il brandissait une queue de gnou et douze nègres munis de balais étaient occupés à éloigner de sa présence sacrée la moindre poussière, la moindre impureté. Une cour très compliquée se déployait autour du souverain. D'abord deux rangées de statues de 40 centimètres de haut figurant les bustes de nègres parés de cornes d'animaux protégeaient son trône et, entre ces statues, il y avait une cage qui contenait une statue plus petite. Devant les statues, deux nègres assis faisaient brûler sur des braseros des feuilles aromatiques. Les deux femmes principales, dont la première était vêtue de façon semblable à Mouata, occupaient la place d'honneur. A l'arrière-plan, le harem au grand complet, 400 femmes, se déployait; mais ces dames étaient complètement nues, à part un pagne. En outre, 200 dames noires se tenaient prêtes à répondre au moindre commandement. A l'intérieur du carré formé par les femmes, les plus hauts dignitaires du royaume, les Kilolo, étaient assis sur des peaux de lions et de léopards, chacun avec un parasol et vêtu comme Muata; divers corps de musique qui faisaient un bruit assourdissant sur des instruments aux formes singulières et quelques bouffons qui couraient çà et là, vêtus de peaux et de cornes d'animaux, complétaient l'entourage du Kazembe qui attendait dans ce digne apparat l'approche des Portugais. Le Muata, dont le titre signifie simplement “ maître ”, règne en souverain absolu sur son peuple. En dessous de lui, il y a d'abord les Kilolo ou la noblesse qui se décompose à son tour en deux classes. Font partie des nobles les plus distingués le dauphin, les proches parents du Muata et le commandant suprême de la puissance militaire. Le Muata a un pouvoir illimité, même sur la vie et la propriété de ces nobles.
“ Si le tyran est de mauvaise humeur, il fait aussitôt couper les oreilles à celui qui, par exemple, n'a pas bien compris un ordre et lui demande de le répéter, “ pour lui apprendre à mieux entendre ”. Tout vol commis sur sa propriété est puni de l'amputation des oreilles et des mains; qui rencontre une de ses femmes ou lui parle, est tué ou amputé de tous ses membres. Le souverain jouit d'une telle considération chez ce peuple superstitieux qu'il croit que personne ne peut le toucher sans mourir par sa magie. Mais comme un tel contact ne peut pas toujours être évité, il a inventé un remède contre cette mort. Celui qui a touché le souverain s'agenouille devant lui, ce dernier applique alors mystérieusement la paume de sa main contre celle de l'homme agenouillé et le libère ainsi du charme mortel. ” [1]

Voilà le tableau d'une société qui s'est beaucoup éloignée des fondements originaires de toute communauté primitive, de l'égalité et de la démocratie. Il n'est pas exclu que, sous cette forme de despotisme, des relations communistes, la propriété collective du sol, l'organisation commune du travail, n'aient subsisté. Les Portugais qui ont observé avec précision le clinquant extérieur des costumes et des audiences n'avaient, comme tous les Européens, aucun sens, aucun intérêt et aucun critère, pour juger des relations économiques, surtout quand elles allaient à l'encontre de la propriété privée européenne. En tout cas, l'inégalité sociale et le despotisme des sociétés primitives se distinguent foncièrement de ceux qui règnent dans les sociétés civilisées et qui sont introduites dans les sociétés primitives. L'élévation de la noblesse primitive, le pouvoir despotique du chef primitif sont des produits naturels de cette société, tout comme ses autres conditions de vie. Ils ne sont qu'une autre expression de l'impuissance de la société face à la nature environnante et à ses propres relations sociales; cette impuissance se manifeste dans les pratiques magiques du culte et dans les famines périodiques où les chefs despotiques périssent à moitié ou complètement, tout comme leurs sujets. C'est pourquoi cette domination de la noblesse et des chefs se trouve en complète harmonie avec les autres aspects matériels et intellectuels de la vie sociale, ce qui est visible dans le fait que le pouvoir politique des chefs primitifs est toujours étroitement lié à la religion naturelle primitive, au culte des morts. De ce point de vue, le Muata Kazembe des nègres Lunda, que quatorze femmes accompagnèrent vivantes dans sa tombe et qui dispose de la vie et de la mort de ses sujets au gré de son humeur, parce que lui-même et son peuple sont fermement convaincus qu'il est un puissant magicien, ou bien ce “ Prince Kazongo ” au bord du fleuve Lomani qui, quarante ans plus tard, exécuta, pour saluer l'Anglais Cameron, une danse bondissante, en robe de femme, avec des peaux de singe et un mouchoir sale sur la tête, entouré dignement de ses deux filles nues, de ses Grands et de son peuple - sont en soi des phénomènes beaucoup moins absurdes que la domination par la “ grâce de Dieu ” d'un homme dont même son pire ennemi ne peut pas dire qu'il est un magicien, sur un peuple de 67 millions de têtes, qui a produit un Kant, un Helmholtz[2] un Goethe.

Par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l'inégalité et au despotisme. Elle n'en disparaît pas pour autant; elle peut au contraire se perpétuer pendant des millénaires. Régulièrement, de telles sociétés deviennent tôt ou tard la proie de conquérants étrangers ou subissent de plus ou moins grandes transformations sociales. La domination islamique est ici particulièrement importante, parce qu'elle a, en beaucoup d'endroits, précédé la domination européenne en Asie et en Afrique. Partout où les peuples nomades musulmans - Mongols ou Arabes - ont instauré et consolidé leur domination en pays conquis, s'est développé un processus que Henry Maine et Maxime Kovalevsky appellent “ féodalisation ”. Sans s'approprier eux-mêmes le sol, les conquérants s'attachaient à deux objectifs : l'acquittement de redevances et la consolidation militaire de leur domination dans le pays. Une organisation militaire et administrative précise servait ces deux objectifs : le pays était partagé en plusieurs gouvernements donnés, pour ainsi dire, en fiefs à des fonctionnaires musulmans qui étaient à la fois collecteurs d'impôts et administrateurs militaires. De grandes portions de terres incultes servaient aussi à fonder des colonies militaires. Ces institutions, ainsi que la diffusion de l'Islam, opéraient un profond changement dans les conditions générales d'existence des sociétés primitives. Leurs conditions économiques en étaient peu modifiées. Les fondements et l'organisation de la production restaient les mêmes et se perpétuaient pendant des siècles - malgré l'exploitation et la pression militaires. La domination musulmane n'a pas eu partout autant d'égards pour les conditions de vie des indigènes. Sur la côte orientale de l'Afrique, les Arabes ont pratiqué pendant des siècles, à partir du sultanat de Zanzibar, un vaste commerce d'esclaves noirs qui conduisit à une véritable chasse aux esclaves à l'intérieur de l'Afrique, à la dépopulation et la destruction de villages noirs entiers et à l'accroissement du despotisme des chefs indigènes qui faisaient des affaires en vendant aux Arabes leurs propres sujets ou ceux des tribus voisines asservies. Cette transformation, qui eut de telles conséquences pour la destinée de la société africaine, n'était que la conséquence indirecte des influences européennes : le commerce des esclaves noirs n'est devenu florissant qu'avec les découvertes et les conquêtes des Européens au XVI° siècle, et lorsqu'ils en eurent besoin dans les plantations et les mines qu'ils exploitaient en Amérique et en Asie.

A tous égards, ce qui est fatal aux relations sociales primitives, c'est la pénétration de la civilisation européenne. Les conquérants européens sont les premiers qui ne visent pas seulement l'asservissement et l'exploitation économique des indigènes, ils s'emparent des moyens de production et du sol. Ce faisant, le capitalisme européen prive l'ordre social primitif de son fondement. Pire que toute oppression et toute exploitation, c'est l'anarchie totale et un phénomène spécifiquement européen : l'insécurité de l'existence sociale. La population soumise, séparée de ses moyens de production, n'est plus considérée par le capitalisme européen que comme de la force de travail et si elle vaut quelque chose, pour les objectifs du capital, elle est réduite en esclavage, sinon elle est exterminée. Nous avons vu cette méthode dans les colonies espagnoles, anglaises, françaises; devant la marche en avant du capitalisme, la société primitive qui a survécu à toutes les phases historiques antérieures, capitule. Ses derniers vestiges sont balayés de la surface de la terre et ses éléments - force de travail et moyens de production - sont absorbés par le capitalisme. La société communiste primitive a sombré - parce que, en dernière instance, elle était dépassée par le progrès économique - et a fait place à de nouvelles perspectives de l'évolution. Cette évolution et ce progrès vont pour longtemps être représentés par les méthodes ignobles d'une société de classes jusqu'à ce que celle-ci soit dépassée à son tour et écartée par le progrès. La violence n'est ici que la servante de l'évolution économique.


Notes

[1] “ Voyages de Stanley et de Cameron à travers l’Afrique ”, d'après Richard Oberlaender, Leipzig 1879, p. 68 (74-80).

[2] Physicien et physiologiste allemand du XIX° siècle.


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