1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

I : QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?

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Parfois, on donne simplement de l'économie politique la définition suivante : ce serait “ la science des relations économiques entre les hommes ”. Ceux qui se servent d'une telle formulation croient éviter ainsi les écueils de l'“ économie nationale ” au sein de l'économie mondiale, en généralisant le problème de façon vague et en parlant de l'économie “ des hommes ”. En se perdant ainsi dans le vague, on ne clarifie cependant pas les choses, on les rend plus confuses encore, s'il est possible; car la question qui se pose alors est la suivante : est-il besoin, et pourquoi est-il besoin, d'une science des relations économiques “ des hommes ”, donc de tous les hommes, en tous temps et en toutes circonstances ?

Prenons n'importe quel exemple de relations économiques humaines, aussi simple et aussi clair que possible. Transportons-nous à l'époque où l'économie mondiale actuelle n'existait pas encore, où le commerce marchand n'était florissant que dans les villes, tandis qu'à la campagne l'économie naturelle, c'est-à-dire la production pour les besoins immédiats, dominait aussi bien dans les grands domaines terriens que dans les petites exploitations paysannes. Prenons par exemple la situation en Haute-Écosse dans les années 50 du siècle passé, telle que la décrit Dugald Stewart :

“ D'après le Statistical Account, on vit jadis, dans quelques parties de la Haute-Écosse, arriver, avec femmes et enfants, un grand nombre de bergers et de petits paysans chaussés de souliers qu'ils avaient fait eux-mêmes après en avoir tanné le cuir, vêtus d'habits qu'aucune autre main que la leur n'avait touchés, dont la matière était empruntée à la laine tondue par eux sur les moutons ou au lin qu'ils avaient eux-mêmes cultivé. Dans la confection des vêtements, il était à peine entré un article acheté, à l'exception des alènes, des aiguilles, des dés et de quelques parties de l'outillage en fer employé pour le tissage. Les femmes avaient extrait elles-mêmes les couleurs, d'arbustes et de plantes indigènes, etc. ”  [1]

Ou bien, prenons un exemple en Russie où, il y a relativement peu de temps encore, à la fin des années 1870, régnait une économie paysanne du même genre : “ Le sol qu'il (le paysan du district de Viazma dans le gouvernement de Smolensk) cultive, lui fournit la nourriture, les vêtements et presque tout ce qui est nécessaire à son existence : le pain, les pommes de terre, le lait, la viande, les œufs, le tissu de lin, le drap, les peaux de mouton et la laine pour les vêtements chauds... Il ne se procure pour de l'argent que des bottes et quelques articles vestimentaires tels que ceinture, casquette, gants et aussi quelques ustensiles ménagers indispensables : vaisselle en terre ou en bois, tisonnier, chaudron et autres choses semblables. ”  [2]

Aujourd'hui encore, il existe de telles économies paysannes en Bosnie, en Herzegovie, en Serbie, en Dalmatie. Si nous voulions exposer à tel paysan de Haute-Écosse, de Russie, de Bosnie ou de Serbie, les questions professorales habituelles d'économie politique concernant le “ but de l'économie ”, la “ naissance et la répartition de la richesse ”, il ouvrirait sûrement de grands yeux. Pourquoi et dans quel but, moi et ma famille, nous travaillons, ou, en termes savants, quels “ ressorts ” nous incitent à nous occuper d'“ économie ” ? s'exclamerait-il. Eh bien ! il faut bien que nous vivions et les alouettes ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Si nous ne travaillions pas, nous mourrions de faim. Nous travaillons donc pour réussir à nous maintenir, pour manger à notre faim, pour nous habiller proprement et avoir un toit au-dessus de nos têtes. Ce que nous produisons, “ quelle direction ” nous donnons à notre travail ? Encore une question bien naïve ! Nous produisons ce dont nous avons besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin pour vivre. Nous cultivons du blé et du seigle, de l'avoine et de l'orge, nous plantons des pommes de terre, nous élevons, selon les cas, des vaches et des moutons, des poules et des canards. En hiver, on file, ce qui est l'affaire des femmes, et nous les hommes, nous arrangeons à la hache, à la scie et au marteau, ce qu'il faut pour la maison. Appelez cela si vous voulez “ économie agricole ” ou “ artisanale ”, en tout cas il nous faut faire un peu de tout parce qu'on a besoin de toutes sortes de choses à la maison et au champ. Comment nous “ divisons ” ces travaux ? Voilà encore une curieuse question ! Les hommes font évidemment ce qui exige une force masculine, les femmes s'occupent de la maison, des vaches et du poulailler, les enfants aident ici et là. Ou bien croyez-vous que je devrais envoyer ma femme couper le bois et traire moi-même la vache ? (Le brave homme ne sait pas - ajoutons-nous pour notre part - que chez beaucoup de peuples primitifs, par exemple chez les indiens du Brésil, c'est justement la femme qui va dans la forêt ramasser le bois, déterrer les racines et cueillir les fruits, tandis que chez les peuples de bergers en Afrique et en Asie, les hommes non seulement gardent le bétail, mais le traient. On peut aussi voir aujourd'hui encore, en Dalmatie, la femme porter de lourds fardeaux sur le dos, tandis que l'homme vigoureux chemine à côté sur son âne, en fumant tranquillement sa pipe. Cette “ division du travail ” paraît alors aussi naturelle qu'il semble naturel à notre paysan d'abattre le bois tandis que sa femme trait les vaches.) Et puis : ce que j'appelle ma richesse ? Mais tout enfant le comprend au village ! Est riche le paysan dont les granges sont pleines, l'étable bien remplie, le troupeau de moutons imposant, le poulailler de grande taille; pauvre est celui qui manque de farine dès Pâques et chez qui l'eau passe à travers le toit quand il pleut. De quoi dépend “ l'augmentation de ma richesse ” ? A quoi bon cette question ? Si j'avais un plus grand lopin de bonne terre, je serais naturellement plus riche, et si en été, ce qu'à Dieu ne plaise, il tombe une forte grêle, nous serons tous pauvres au village en 24 heures.

Nous avons fait ici répondre patiemment le paysan aux savantes questions d'économie politique, mais nous sommes sûrs qu'avant que le professeur venu, avec son carnet et son stylo, enquêter scientifiquement dans une ferme de Haute-Écosse ou de Bosnie, ait pu arriver à la moitié de ses questions, il lui aurait fallu repasser la porte. En réalité, toutes les conditions d'une telle économie paysanne sont si simples et si claires que leur analyse avec le scalpel de l'économie politique donne l'impression d'un jeu stérile et vain.

On peut évidemment nous rétorquer que nous avons peut-être mal choisi notre exemple, en prenant une minuscule économie paysanne se suffisant à elle-même et dont l'extrême simplicité résulte de la pauvreté des moyens et des dimensions. Prenons donc un autre exemple : quittons la petite exploitation paysanne qui végète dans un coin perdu et dirigeons nos regards vers les sommets d'un puissant empire, celui de Charlemagne. Cet empereur qui fit de l'Empire allemand, au début du IX° siècle, le plus puissant Empire d'Europe, qui, pour agrandir et consolider cet Empire, n'entreprit pas moins de 53 expéditions militaires et avait rassemblé sous son sceptre, outre l'actuelle Allemagne, la France, l'Italie, la Suisse, le nord de l'Espagne, la Hollande et la Belgique, cet empereur donc prenait cependant très à cœur la situation économique de ses domaines et de ses fermes. Il avait de sa main rédigé un texte de loi en 70 paragraphes concernant les règles économiques de ses fermes : le célèbre Capitulare de villis, c'est-à-dire loi sur les fermes, document qui nous a été conservé comme un joyau précieux, transmis par l'histoire à travers la poussière et la moisissure des archives. Ce document a droit à toute notre attention pour deux raisons. Premièrement, la plupart des fermes de Charlemagne sont devenues ensuite de puissantes villes impériales; ainsi Aix, Cologne, Munich, Bâle, Strasbourg et beaucoup d'autres grandes villes sont d'anciennes fermes de l'empereur Charles. Deuxièmement, les institutions économiques de Charlemagne ont servi de modèle à tous les grands domaines laïques ou religieux du début du Moyen Âge; les fermes de Charlemagne reprenaient les traditions de l'ancienne Rome et de la vie raffinée de ses nobles fermiers pour les transplanter dans le milieu plus fruste de la jeune noblesse germanique guerrière - et ses prescriptions sur la culture de la vigne, des fruits et des légumes, sur l'horticulture, sur l'élevage des volailles, etc., étaient un acte historique de civilisation.

Examinons donc ce document. Le grand empereur exige avant tout qu'on le serve honnêtement et qu'on prenne soin de ses sujets sur ses domaines, afin qu'ils soient à l'abri de la misère; ils ne doivent pas être accablés de travail au-delà de leurs forces; s'ils travaillent jusque dans la nuit, ils doivent en être dédommagés. Mais les sujets, de leur côté, doivent loyalement prendre soin de la vigne et mettre le vin pressé en bouteilles afin qu'il ne se gâte pas. S'ils se dérobent à leurs obligations, ils sont châtiés “ sur le dos ou autrement ”. L'empereur prescrit en outre qu'on élève sur ses domaines des abeilles et des oies; la volaille doit être en bon état et se reproduire; on doit aussi attacher le plus grand soin à l'augmentation numérique des vaches, des juments, des moutons.

Nous voulons en outre, écrit l'empereur, que nos forêts soient exploitées raisonnablement, qu'il n'y ait pas de déboisement et que faucons et éperviers y soient entretenus. On doit toujours maintenir à notre disposition des oies grasses et des poulets; on doit vendre sur le marché les œufs non consommés. Dans chacune de nos fermes, il doit y avoir une provision de bons édredons, de matelas, de couvertures, de crémaillères, de haches, de forets, pour n'avoir rien à emprunter à personne. L'empereur prescrit encore qu'on lui rende un compte exact du rendement de ses domaines, à savoir combien il a été produit de chaque chose, et il énumère : légumes, beurre, fromage, miel, huile, vinaigre, raves “ et autres petites choses ”, comme il est dit dans le célèbre document. En outre, l'empereur prescrit qu'il y ait en nombre suffisant, dans chacun de ses domaines, divers artisans experts dans tous les arts, et il énumère de nouveau en détail les différentes espèces d'artisans. En outre, il fIX°le jour de Noël comme dernier délai pour lui remettre annuellement les comptes de ses richesses, et le plus modeste paysan n'est pas plus vigilant pour établir le compte exact, en bétail ou en œufs, dans sa ferme, que ne l'est le grand empereur. Le paragraphe 62 du document affirme : “ Il est important que nous sachions ce que nous avons de toutes ces choses, et en quelle quantité. ” Et de nouveau, il énumère : bœufs, moulins, bois, bateaux, pieds de vigne, légumes, laine, lin, chanvre, fruits, abeilles, poissons, peaux, cire et miel, vins anciens et nouveaux et autres choses qu'on lui livre. Et il ajoute cordialement, pour réconforter ses chers sujets qui doivent livrer tout cela : “ Nous espérons que tout cela ne vous paraîtra pas trop dur, car vous pouvez à votre tour l'exiger, étant chacun maître sur votre domaine. ” Nous trouvons encore des prescriptions exactes sur la manière d'emballer et de transporter les vins qui constituaient apparemment un souci gouvernemental tout particulier du grand empereur : “ On doit transporter le vin dans des tonneaux solidement cerclés de fer, et jamais dans des outres. En ce qui concerne la farine, elle doit être transportée dans des charrettes doubles et recouvertes de cuir, de sorte qu'elle puisse passer les fleuves, sans subir de dommage. Je veux aussi qu'on me rende un compte exact des cornes de mes boucs et de mes chèvres, de même que des peaux des loups abattus au cours de chaque année. Au mois de mai, on ne doit pas négliger de déclarer une guerre impitoyable aux jeunes louveteaux. ” Enfin, au dernier paragraphe, Charlemagne énumère encore toutes les fleurs, tous les arbres et toutes les herbes qu'il veut voir cultivés sur ses domaines, tels que roses, lis, romarin, concombres, oignons, radis, cumin, etc. Le célèbre document se termine par l'énumération des diverses sortes de pommes.

Voilà l'image de l'économie impériale au IX° siècle et, bien qu'il s'agisse d'un des plus riches et plus puissants princes du Moyen Âge, on admettra que cette économie et ces principes rappellent de façon surprenante cette petite exploitation paysanne que nous avions d'abord considérée. Ici aussi, l'impérial intendant, si nous voulions lui poser les fameuses questions concernant l'économie politique, l'essence de la richesse, le but de la production, la division du travail, etc., nous renverrait d'un auguste geste de la main aux montagnes de céréales, de laine et de chanvre, aux tonneaux de vin, d'huile et de vinaigre, aux étables pleines de vaches, de bœufs et de moutons. Et nous ne saurions vraiment pas davantage quelles mystérieuses “ lois ” la science de l'économie politique aurait à étudier et à déchiffrer dans cette économie où toutes les connexions, les causes et les effets, le travail et les résultats, sont clairs comme le jour.

Peut-être le lecteur nous fera-t-il remarquer que nous avons encore une fois mal choisi notre exemple. Après tout, il ressort du document de Charlemagne qu'il ne s'agit pas ici de l'économie publique de l'Empire allemand, mais de l'économie privée de l'empereur. Mais en opposant ces deux notions, on commettrait sûrement une erreur historique en ce qui concerne le Moyen Âge. Certes, les Capitulaires concernaient l'économie dans les fermes et les domaines de l'empereur Charles, mais il la dirigeait en prince et non en particulier. Ou plus exactement, l'empereur était propriétaire foncier de ses terres, mais tout grand propriétaire foncier noble était au Moyen Âge, notamment au temps de Charlemagne, un empereur en petit, c'est-à-dire qu'en vertu de sa propriété libre et noble du sol, il légiférait, levait les impôts et rendait la justice pour toute la population de ses domaines. Les dispositions économiques prises par Charlemagne étaient effectivement des actes de gouvernement, comme le prouve leur force même : elles constituent un des 65 “ capitulaires ” rédigés par l'empereur et publiés lors des assemblées annuelles des Grands de l'Empire. Et les dispositions concernant les radis et les tonneaux cerclés de fer procèdent de la même autorité et sont rédigés dans le même style que par exemple les exhortations aux religieux dans la “ Capitula Episcoporum ”, “ loi épiscopale ”, où Charlemagne tire l'oreille aux serviteurs du Seigneur et les exhorte énergiquement à ne pas jurer, à ne pas s'enivrer, à ne pas fréquenter les mauvais lieux, à ne pas entretenir de femmes et à ne pas vendre trop cher les saints sacrements. Nous pouvons chercher où nous voulons au Moyen Âge, nous ne trouverons nulle part d'entreprise économique dont celle de Charlemagne ne soit le modèle et le type, qu'il s'agisse de grands domaines nobles, ou bien de la petite exploitation paysanne décrite plus haut, de familles paysannes isolées, travaillant pour elles-mêmes, ou de communautés coopératives.

Ce qu'il y a de plus frappant dans les deux exemples, c'est qu'ici les besoins de l'existence humaine guident et dictent si immédiatement le travail et que le résultat correspond si exactement aux intentions et aux besoins que les conditions en acquièrent, à grande ou à petite échelle, une surprenante simplicité et clarté. Le petit paysan dans sa ferme comme le grand monarque dans ses domaines savent exactement ce qu'ils veulent obtenir par la production. Il n'y a d'ailleurs rien de sorcier à le savoir : ils veulent tous deux satisfaire les besoins naturels de l'homme en nourriture et en boisson, en vêtements et autres commodités de la vie. La seule différence est que le paysan dort sans doute sur la paille et le grand propriétaire foncier sur un mol édredon, que le paysan boit à table de la bière ou de l'hydromel et le grand propriétaire des vins fins. La seule différence réside dans la quantité et la qualité des biens produits. Mais le fondement de l'économie et son but, la satisfaction des besoins humains, restent les mêmes. Au travail, qui procède de ce but naturel, correspond, avec la même évidence, le résultat. Ici, de nouveau, dans le processus du travail, il y a des différences : le paysan travaille lui-même avec les membres de sa famille et il n'a du fruit de son travail qu'autant que peut lui fournir son arpent de terre et sa part du terrain communal ou plutôt - puisque nous parlons du paysan médiéval taillable et corvéable - qu'autant que lui laissent le seigneur et l'Église après les impôts et les corvées. Mais que chaque paysan travaille pour lui-même avec sa famille ou que tous travaillent ensemble pour le seigneur féodal sous la conduite du maire ou du bailli, le résultat de ce travail n'est rien d'autre qu'une certaine quantité de moyens de subsistance au sens large, c'est-à-dire exactement ce dont il est besoin et à peu près autant qu'il en est besoin.

On peut retourner une telle économie dans tous les sens, elle ne contient aucun mystère; pour la percer, il n'est besoin ni d'une science spéciale ni de profondes recherches. Le paysan le plus borné savait très bien au Moyen Âge de quoi dépendait sa richesse, ou plutôt sa pauvreté, en dehors des catastrophes naturelles qui frappaient de temps à autre ses terres comme celles des seigneurs. Il savait fort bien que sa misère avait une cause très simple et très directe : premièrement, l'extorsion sans limites de corvées et d'impôts par les seigneurs féodaux; deuxièmement, le vol, par les mêmes seigneurs, du terrain communal, de la forêt, des prés, de l'eau. Et ce que le paysan savait, il l'a proclamé bien haut à travers le monde dans les guerres paysannes, il l'a montré en allumant le coq rouge sur le toit de ceux qui lui suçaient le sang. Ce qui relevait ici de l'étude scientifique, c'était seulement l'origine historique et l'évolution de cette situation, c'était la recherche des raisons pour lesquelles dans toute l’Europe les anciennes propriétés rurales paysannes libres s'étaient transformées en domaines seigneuriaux nobles levant des intérêts et des impôts, et l'ancienne paysannerie libre en une masse de sujets corvéables et même plus tard attachés à la glèbe.

Les choses sont toutefois entièrement différentes si nous envisageons n'importe quel phénomène de la vie économique actuelle. Prenons par exemple un des phénomènes les plus remarquables et les plus frappants : la crise commerciale.

Nous avons tous déjà vécu plusieurs grandes crises commerciales et industrielles et nous connaissons par expérience leur déroulement dont Friedrich Engels a donné une description classique :

“ Le commerce s'arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités si grandes qu'ils sont invendables, l'argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L'engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu'à ce que les surplus de marchandises accumulées s'écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l'allure s'accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver... dans le fossé du krach. ”  [3]

Nous savons tous qu'une telle crise est la terreur de tout pays moderne, et déjà la façon dont l'approche d'une crise s'annonce est significative. Après quelques années de prospérité et de bonnes affaires, des murmures confus commencent çà et là dans la presse, à la Bourse circulent quelques inquiétantes rumeurs de faillites, puis les signes se font plus précis dans la Presse, la Bourse est de plus en plus inquiète, la Banque d'État augmente le taux d'escompte, c'est-à-dire qu'elle rend plus difficile et limité le crédit, jusqu'à ce que les nouvelles concernant des faillites tombent en averse. Et la crise une fois déclenchée, on se dispute pour savoir qui en est responsable. Les hommes d'affaires en rendent responsables les Banques, par leur refus total de crédit, et les boursiers, par leur rage de spéculation; les boursiers en rendent les industriels responsables, les industriels incriminent la pénurie de monnaie dans le pays, etc.

Les affaires reprennent-elles enfin, la Bourse, les journaux notent aussitôt avec soulagement les premiers signes d'une amélioration jusqu'à ce que l'espoir, le calme et la sécurité s'instaurent à nouveau pour quelque temps. Ce qu'il y a de plus remarquable dans tout cela, c'est que tous les intéressés, toute la société, considèrent et traitent la crise comme quelque chose qui échappe à la volonté humaine et aux calculs humains, comme un coup du sort dont nous frappe une puissance invisible, comme une épreuve du ciel, à la façon par exemple d'un orage, d'un tremblement de terre ou d'une inondation. Les termes mêmes, dans lesquels les journaux commerciaux ont coutume de rendre compte d'une crise, sont empruntés avec prédilection à ce domaine : “ Le ciel jusqu'ici serein du monde des affaires commence à se couvrir de sombres nuages ” ou, quand il s'agit d'annoncer une brusque hausse du taux de l'escompte, c'est inévitablement sous le titre : “ Signes annonciateurs de la tempête ”, de même que nous lisons ensuite que l'orage se dissipe et que l'horizon s'éclaircit. Cette façon de s'exprimer reflète autre chose que le manque d'imagination chez les plumitifs du monde des affaires, elle est typique de l'effet curieux, pour ainsi dire naturel, produit par une crise. La société moderne remarque avec effroi l'approche de la crise, elle courbe l'échine en tremblant sous la grêle de ses coups, elle attend la fin de l'épreuve, puis relève la tête, d'abord avec hésitation et incrédulité, puis finalement se retrouve tranquillisée.

Le peuple avait sans doute exactement la même attitude au Moyen Âge face à la famine ou à la peste, ou aujourd'hui le paysan face à un orage ou à la grêle : le même désarroi et la même impuissance face à une dure épreuve. Mais quoique la famine et la peste soient, en dernière analyse, des phénomènes sociaux, ce sont d'abord et immédiatement les résultats de phénomènes naturels : mauvaise récolte, diffusion de germes pathogènes, etc. L'orage est un événement élémentaire de la nature physique et personne ne peut, au moins dans l'état actuel des sciences de la nature et des techniques, provoquer ou empêcher un orage. Qu'est-ce, en revanche, que la crise moderne ? Elle consiste, nous le savons, en ce que trop de marchandises sont produites, qui ne trouvent plus de débouchés, et que, par suite, le commerce et avec lui l'industrie se bloquent. Mais la production de marchandises, leur vente, le commerce, l'industrie…, ce sont là des relations purement humaines. Ce sont les hommes eux-mêmes qui produisent les marchandises, les hommes eux-mêmes qui les achètent, le commerce se pratique d'homme à homme, nous ne trouvons, dans les circonstances qui constituent la crise moderne, pas un seul élément qui serait en dehors de l'activité humaine. Ce qui provoque périodiquement la crise, ce n'est donc rien d'autre que la société humaine.

Et pourtant, nous savons en même temps que la crise est un véritable fléau pour la société moderne, qu'on l'attend avec terreur et qu'on la supporte avec désespoir, que personne ne la veut ni ne la souhaite. En effet, à part quelques spéculateurs en Bourse qui essaient de profiter des crises pour s'enrichir rapidement aux dépens des autres, mais sont souvent pris à leur propre piège, la crise est pour tout le monde un danger, sinon une gêne. Personne ne veut la crise et Pourtant elle vient. Les hommes la créent de leurs propres mains et pourtant ils n'en veulent pour rien au monde. Là, nous avons vraiment une énigme de la vie économique qu'aucun des intéressés ne peut nous expliquer. Le paysan médiéval, sur sa petite parcelle, produisait d'une part ce que voulait et ce dont avait besoin son seigneur féodal, et d'autre part, ce qu'il voulait et ce dont il avait besoin lui-même : du grain et du bétail, des vivres pour lui et sa famille. Le grand propriétaire médiéval faisait produire pour lui ce qu'il voulait et ce dont il avait besoin : du grain et du bétail, de bons vins et des habits fins, des vivres et des objets de luxe pour lui et pour sa cour. La société actuelle produit ce qu'elle ne veut pas et dont elle n'a pas besoin : des crises; elle produit de temps en temps des moyens de subsistance dont elle n'a pas l'usage, elle souffre périodiquement de famines, alors qu'il y a d'énormes réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et le résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose d'obscur, de mystérieux.

Prenons un autre exemple universellement connu, trop connu même, des travailleurs de tous les pays - le chômage.

Le chômage n'est plus, comme la crise, un cataclysme qui s'abat de temps à autre sur la société : il est devenu aujourd'hui, à plus ou moins grande échelle, un phénomène permanent de la vie économique. Les catégories de travailleurs les mieux organisées et les mieux payées, qui tiennent leurs listes de chômeurs, notent une chaîne ininterrompue de chiffres pour chaque année et chaque mois et chaque semaine de l'année : ces chiffres sont soumis à de grandes variations, mais ne disparaissent jamais complètement. L'impuissance de la société actuelle devant le chômage, ce terrible fléau de la classe ouvrière, apparaît toutes les fois que l'ampleur du mal atteint des proportions telles que les organes législatifs sont contraints de s'en occuper. Cela aboutit régulièrement, après de longues discussions, à la décision de procéder à une enquête sur le nombre des chômeurs. On se contente pour l'essentiel de mesurer le niveau atteint par le mal - comme on mesure le niveau de l'eau lors des inondations - et, dans le meilleur des cas, d'atténuer un peu les effets du mal par de faibles palliatifs, sous la forme d'allocations de chômage - en général aux frais des travailleurs non-chômeurs - sans faire la moindre tentative pour éliminer le mal lui-même.

Au début du XIX° siècle, le pasteur anglican Malthus, grand prophète de la bourgeoisie anglaise, avait proclamé avec une réconfortante brutalité :

“ Quiconque naît dans une société déjà surpeuplée n'a - si sa famille ne peut lui fournir les quelques moyens d'existence qu'il est en droit d'exiger d'elle et dans le cas où la société n'a aucun besoin de son travail - aucun droit à la moindre quantité de nourriture et il n'a réellement rien à faire en ce monde. Au grand banquet de la nature, aucune table n'est mise pour lui. La nature lui signifie d'avoir à se retirer et elle exécute rapidement son propre commandement. ” L'actuelle société officielle, avec l'hypocrisie de ses “ réformes sociales ”, réprouve une aussi brutale franchise. Mais en réalité, le prolétaire au chômage est finalement contraint par elle, si elle “ n'a pas besoin de son travail ”, de se “ retirer ” de ce monde, d'une manière ou d'une autre, rapidement ou lentement, ce dont témoignent, pendant toutes les grandes crises, les chiffres concernant l'augmentation des maladies, la mortalité infantile, les crimes contre la propriété. ”

La comparaison même, à laquelle nous avons eu recours, entre le chômage et une inondation, montre que nous sommes en fait moins impuissants devant des événements élémentaires de la nature physique que devant nos propres affaires purement sociales, purement humaines ! Les inondations périodiques qui ravagent au printemps l'est de l'Allemagne ne sont en dernière analyse qu'une conséquence de notre impéritie en matière d'hydrographie. La technique, en son état actuel, donne déjà des moyens suffisants pour protéger l'agriculture de la puissance des eaux et même pour mettre à profit cette puissance; simplement ces moyens ne peuvent être appliqués qu'à grande échelle, par une organisation rationnelle et cohérente qui devrait transformer toute la région touchée, modifier en conséquence la répartition des terres arables et des prés, construire des digues et des écluses, régulariser le cours des fleuves. Cette grande réforme ne sera évidemment pas entreprise, en partie parce que ni les capitalistes privés ni l'État ne veulent fournir les moyens nécessaires à une telle entreprise, en partie parce qu'elle se heurterait aux droits les plus variés de propriété privée du sol. Mais la société actuelle a déjà en main les moyens de faire face aux dangers des eaux et de dompter l'élément déchaîné, même si elle n'est pas en mesure d'appliquer ces moyens. En revanche, la société actuelle n'a pas encore inventé de moyens pour lutter contre le chômage. Et pourtant, ce n'est pas un élément, ce n'est pas un phénomène naturel ni une puissance surhumaine, c'est un produit purement humain des conditions économiques. Et nous voici de nouveau devant une énigme économique, devant un phénomène sur lequel personne ne compte, que personne ne cherche consciemment à provoquer et qui pourtant se répète avec la régularité d'un phénomène naturel, pour ainsi dire pardessus la tête des hommes.

Mais il n'est même pas besoin d'aller chercher des phénomènes aussi frappants de la vie actuelle, tels que crise et chômage, c'est-à-dire des calamités ou des cas de nature extraordinaire et qui constituent, de l'avis courant, des exceptions dans le cours habituel des choses. Prenons l'exemple le plus ordinaire de la vie quotidienne qui se renouvelle des milliers de fois dans tous les pays : les variations de prix des marchandises. Tout enfant sait que les prix de toutes les marchandises ne sont pas quelque chose de fIX°et d'immuable, mais montent ou baissent presque tous les jours, parfois même d'une heure à l'autre. Prenons n'importe quel journal, ouvrons-le à la page du cours des produits et nous verrons le mouvement des prix du jour précédent. Blé; matinée, ambiance faible, vers midi un peu plus animé, vers la fermeture les prix montent, ou bien c'est l'inverse. De même pour le cuivre et le fer, le sucre et l'huile de colza. Et de même pour les actions des différentes entreprises industrielles, pour les valeurs privées ou d'État, à la Bourse des valeurs. Les variations de prix sont un phénomène incessant, quotidien, tout à fait “ normal ”, de la vie économique contemporaine. Mais ces variations provoquent chaque jour, à chaque heure, des modifications dans la situation de fortune des possesseurs de tous ces produits et de tous ces titres. Les prix du coton montent-ils, et momentanément tous les commerçants et fabricants qui ont des stocks de coton dans leurs entrepôts voient leur fortune croître; les prix baissent-ils, et ces fortunes fondent proportionnellement. Les prix du cuivre sont-ils en hausse, les détenteurs d'actions de mines de cuivre s'enrichissent; les prix tombent-ils, ils s'appauvrissent.

C'est ainsi que, par l'effet de simples variations de prix sur la base de télégrammes en Bourse, des gens peuvent en quelques heures devenir millionnaires ou se retrouver mendiants, et c'est essentiellement là-dessus que repose la spéculation en Bourse, et ses escroqueries. Le propriétaire terrien médiéval pouvait s'enrichir ou s'appauvrir par le fait d'une bonne ou d'une mauvaise récolte; ou bien encore, il s'enrichissait, s'il était chevalier-brigand et faisait une bonne prise en guettant les marchands qui passaient; ou bien encore - et c'était là le moyen en fin de compte le plus éprouvé et le plus apprécié - il augmentait sa richesse quand il pouvait extorquer plus que de coutume à ses serfs, en aggravant les corvées et en augmentant les impôts. Aujourd'hui, un homme peut devenir riche ou pauvre sans bouger le petit doigt, sans le moindre événement naturel, sans que personne ne lui ait fait de cadeau ou ne l'ait dévalisé. Les variations de prix sont comme un mouvement mystérieux auquel présiderait, derrière le dos des hommes, une puissance invisible, opérant un continuel déplacement dans la répartition de la richesse sociale. On note simplement ce mouvement, comme on lit la température sur un thermomètre, ou la pression atmosphérique sur un baromètre. Et pourtant les prix des marchandises et leur mouvement sont manifestement une affaire purement humaine, et non de la magie. Personne d'autre que les hommes eux-mêmes ne fabrique de ses mains les marchandises et n'en fixe les prix; seulement, une fois de plus, il résulte de cette action humaine ce sur quoi personne ne comptait, que personne ne visait; une fois de plus, les besoins, le but et le résultat de l'activité économique des hommes ne sont plus du tout en accord les uns avec les autres.

D'où cela provient-il ? Et quelles lois obscures se combinent-elles derrière le dos des hommes pour que leur propre vie économique aboutisse à de si étranges résultats ? On ne peut l'élucider que par une étude scientifique. Une recherche rigoureuse, une réflexion, des analyses, des comparaisons approfondies deviennent nécessaires pour résoudre toutes ces énigmes, pour découvrir les connexions cachées qui font que les résultats de l'activité économique des hommes ne coïncident plus avec leurs intentions, avec leur volonté, en un mot avec leur conscience. La tâche de la recherche scientifique, c'est de découvrir le manque de conscience dont souffre l'économie de la société, et ici nous touchons directement à la racine de l'économie politique.

Dans son voyage autour du monde, Darwin raconte ceci sur les habitants de la terre de feu :

“ Ils souffrent souvent de famines; j'ai entendu le capitaine d'un bâtiment chasseur de phoques, Mister Low, qui connaissait très bien les indigènes de ce pays, donner une description remarquable de l'état dans lequel se trouvait, sur la côte ouest, un groupe de 150 indigènes d'une extrême maigreur et en grande détresse. Une suite de tempêtes empêchèrent les femmes de ramasser des coquillages sur les rochers. Ils ne pouvaient pas non plus sortir en canoë pour attraper des phoques. Un petit groupe de ces gens se mit un matin en route et les autres indiens leur expliquèrent qu'ils entreprenaient un voyage de quatre jours pour aller chercher de la nourriture. A leur retour, Low alla les voir et les trouva épuisés de fatigue; chacun d'eux avait un grand carré de lard de baleine putréfié; par un trou percé au milieu, ils y avaient passé la tête, et le portaient comme les gauchos portent leur poncho ou leur manteau. Dès qu'on avait apporté le lard dans un wigwam, un vieil homme en coupait de minces tranches en murmurant quelques paroles rituelles, les faisait griller une minute et les distribuait à la compagnie affamée qui, pendant tout ce temps, avait gardé un profond silence.  [4]

Voilà la vie d'un des peuples les plus misérables de la terre. Les limites entre lesquelles la volonté et l'organisation consciente de l'économie peuvent s'exercer sont extrêmement étroites. Les hommes sont encore entièrement soumis à la tutelle de la nature extérieure et dépendent de sa bienveillance ou de sa malveillance. Mais à l'intérieur de ces étroites limites, l'organisation de l'ensemble s'affirme dans cette petite société d'environ 150 individus. La prévoyance pour l'avenir se manifeste d'abord sous la forme bien humble de la provision de lard rance. Mais la maigre provision est répartie entre tous selon un certain cérémonial et tous prennent également part, sous une direction planifiée, au travail de recherche de la nourriture.

Prenons un oikos grec, économie domestique antique, avec des esclaves, qui constituait effectivement un “ microcosme ”, un petit univers en soi. Ici règne déjà la plus grande inégalité sociale. La pénurie primitive a fait place à une confortable abondance, résultat des fruits du travail humain. Mais le travail manuel est devenu malédiction pour les uns; le loisir, un privilège réservé à d'autres; le travailleur lui-même est devenu la propriété de celui qui ne travaille pas. Cependant, ces rapports de domination aboutissent eux aussi à la plus rigoureuse planification et organisation de l'économie, du processus de travail, de la répartition des biens. La volonté du maître sert de loi, le fouet du surveillant d'esclaves en est la sanction.

A la cour du seigneur féodal, au Moyen Âge, l'organisation despotique de l'économie a pris très tôt l'aspect d'un code détaillé établi à l'avance qui trace clairement et fermement le plan de travail, la division du travail, les obligations et les droits de chacun. Au seuil de cette période historique, il y a ce beau document que nous avons déjà cité, le Capitulare de villis de Charlemagne, tout rempli et ensoleillé de l'abondance des satisfactions matérielles, seul objectif de l'économie. A la fin de cette même période, il y a le sombre code des corvées et impôts, dicté par la cupidité déchaînée des seigneurs féodaux, qui aboutit au XV° siècle à la guerre des paysans allemands, et qui transforma, quelques siècles plus tard, le paysan français en cet être misérable réduit à l'état de bête que seul le tocsin de la Grande Révolution secouera et appellera à lutter pour ses droits d'homme et de citoyen. Mais tant que la révolution n'eut pas balayé la cour féodale, ce fut, même dans cette misère, le rapport immédiat de domination qui détermina clairement et fermement l'ensemble de l'économie féodale comme un destin immuable.

Aujourd'hui, nous ne connaissons plus ni maîtres ni esclaves, ni barons féodaux ni serfs. La liberté et l'égalité devant la loi ont formellement éliminé tous les rapports despotiques, du moins dans les vieux États bourgeois; on sait que dans les colonies, ce sont bien souvent ces mêmes États qui ont les premiers introduit l'esclavage et le servage. Mais là où la bourgeoisie est chez elle, la seule loi qui préside aux rapports économiques est celle de la libre concurrence. De ce fait, tout plan, toute organisation ont disparu de l'économie. Certes, si nous examinons une entreprise privée isolée, une usine moderne ou un puissant complexe d'usines comme chez Krupp, une entreprise agricole d'Amérique du Nord, nous y trouvons l'organisation la plus rigoureuse, la division du travail la plus poussée, la planification la plus raffinée, basée sur les connaissances scientifiques. Tout y marche à merveille, sous la direction d'une volonté, d'une conscience. Mais à peine avons-nous franchi les portes de l'usine ou de la “ farm ” que nous nous retrouvons plongés dans le chaos. Tandis que les innombrables pièces détachées - et une entreprise privée actuelle, même la plus gigantesque, n'est qu'une infime parcelle de ces grands ensembles économiques qui s'étendent à toute la terre - tandis donc que les pièces détachées sont organisées rigoureusement, l'ensemble de ce qu'on appelle l'“ économie politique ”, c'est-à-dire l'économie capitaliste mondiale, est complètement inorganisé. Dans l'ensemble qui couvre les océans et les continents, ni plan, ni conscience, ni réglementation ne s'affirme; des forces aveugles, inconnues, indomptées, jouent avec le destin économique des hommes. Certes, aujourd'hui aussi, un maître tout-puissant gouverne l'humanité qui travaille : c'est le capital. Mais sa forme de gouvernement n'est pas le despotisme, c'est l'anarchie.

C'est elle qui fait que l'économie sociale produit des résultats inattendus et énigmatiques pour les intéressés eux-mêmes, c'est elle qui fait que l'économie sociale est devenue pour nous un phénomène étranger, aliéné, indépendant de nous, dont il nous faut rechercher les lois tout comme nous étudions les phénomènes de la nature extérieure, et recherchons les lois qui régissent la vie du règne végétal et du règne animal, les changements dans l'écorce terrestre et les mouvements des corps célestes. La connaissance scientifique doit découvrir après coup le sens et la règle de l'économie sociale qu'aucun plan conscient ne lui a dictés à l'avance.

On voit maintenant pourquoi il est impossible aux économistes bourgeois de dégager clairement l'essence de leur science, de mettre le doigt sur la plaie de leur ordre social, d'en dénoncer la caducité. Reconnaître que l'anarchie est pour la domination du capital l'élément vital, c'est dans un même souffle prononcer son arrêt de mort, c'est dire que c'est un mort en sursis. On comprend maintenant pourquoi les avocats scientifiques officiels du capitalisme essaient de masquer la réalité par tous les artifices du verbe, de détourner le regard du cœur du problème vers son enveloppe extérieure, à savoir de l'économie mondiale vers l'“ économie nationale ”. Dès le premier pas fait au seuil de la connaissance en économie politique, dès la première question fondamentale sur ce qu'est à proprement parler l'économie politique et ce qu'est son problème fondamental, les voies de la connaissance bourgeoise et de la connaissance prolétarienne divergent aujourd'hui. Dès cette première question, aussi abstraite et indifférente aux luttes sociales du présent qu'elle paraisse à première vue, un lien particulier se noue entre l'économie politique comme science et le prolétariat moderne comme classe révolutionnaire.


Notes

[1] Cité par Karl Marx, “ Le Capital ”, tome 2, p. 163-164, Éditions Sociales, Paris, 1948.

[2] Prof. Nikolaï Sieber : “ David Ricardo et Karl Marx ”, Moscou, 1879.

[3] Engels : “ Anti-Dühring ”, Éditions Sociales, 1950, p. 315.

[4] Darwin : “ Voyage of an naturalist round the world ”.


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