1919

Source : num�ro 14 du Bulletin communiste (permi�re ann�e), 17 juin 1920. Original paru dans la revue Коммунистический Интернационал (Internationale Communiste) num�ro 7-8, novembre-d�cembre 1919. Corrections de la MIA d'apr�s le texte russe.


Le Gouvernement des Soviets et la conservation des �uvres d'art

Anatoli Lounatcharsky

Novembre 1919


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Parmi toutes les calomnies r�pandues sur le pouvoir des Soviets, il en est une dont je suis profond�ment indign�. R�pandue par les journaux am�ricains et parvenue jusqu'� nous par la Sib�rie, elle nous accuse de vandalisme par rapport aux mus�es, aux palais, aux propri�t�s seigneuriales, aux �glises qui constituent de magnifiques monuments de l'antiquit� et repr�sentent souvent des chefs-d'�uvre uniques de l'art.

Nous pouvons r�futer ces accusations avec certitude et orgueil et dire que nous avons accompli des miracles pour la sauvegarde de ces monuments. Je ne conteste certes pas que des tr�sors artistiques aient �t� an�antis au cours de la r�volution. Nous savons qu'un certain nombre de ch�teaux ont �t� incendi�s, que certaines biblioth�ques ont �t� d�vast�es, que des collections ont �t� pill�es, etc. Mais une perturbation aussi profonde que l'est une r�volution sociale, ne peut s'accomplir sans quelques exc�s isol�s et je me permettrai d'attirer ici l'attention de MM. les imp�rialistes sur le traitement qu'ont subi pendant la guerre universelle les tr�sors que l'humanit� avaient accumul�s au cours des si�cles dans les contr�es les plus � civilis�es ï¿½, occup�es par les arm�es bourgeoises.

Ce ne fut en Russie qu'une calamit� temporaire, qui dura tant que le nouveau pouvoir ne se fut pas affermi. Quant � pr�sent, nous avons non seulement � Saint-P�tersbourg et dans ses environs, o� se trouvent d'innombrables tr�sors artistiques, non seulement dans les domaines avoisinant Moscou, et qui poss�dent des richesses uniques au monde, mais encore dans les coins les plus recul�s des provinces, des agents qui, aid�s des paysans et des ouvriers instruits, s'appliquent a entretenir et � conserver les richesses publiques ayant une valeur artistique.

Les journaux am�ricains ont os� parler du pillage des palais imp�riaux par les bolcheviks. J'ai �t� fort heureux de pouvoir montrer � quelques �trangers ce qui se passe, en ce moment dans ces palais. Il est vrai que nous avons d� subir de dures, �preuves, lorsque les bandes �trang�res ou russes �taient � Gatchina et � Tsarskoi�-Selo, lorsque P�tersbourg �tait compl�tement d�pourvu de forces organis�es pour maintenir l'ordre. Dans ces conditions, il semblait impossible de garder quoique ce soit des richesses mat�rielles de ces palais, surtout si l'on ajoute que les caves �taient remplies de vins, - de cognac, de liqueurs vari�es. Nous d�mes nous h�ter de d�truire sans h�sitation tous ces stocks afin d'�viter que les violences des bandes ivres n'atteignissent l'Ermitage et les salles du Palais d'Hiver ce qui e�t abouti � un v�ritable d�sastre. Le vin exerce une attraction irr�sistible. Je me souviens d'un brave soldat du r�giment de Pavlovsk qui, pr�pos� a la garde d'un stock de vins consid�rable s'excusait de n'avoir pu r�sister a la tentation, � l'exemple de ses camarades. Il me disait : � Confiez-moi des caisses ouvertes, pleines d'or, et je n'y toucherai pas. Mais du vin ! C'est chose impossible ! ï¿½ Malgr� tout, nous avons r�ussi en d�truisant ce vin pr�cieux � �viter la catastrophe dont nous �tions menac�s.

Si, en visitant le Palais d'Hiver ou le Palais de Gatchina on peut y remarquer quelques d�g�ts, soyez s�rs que ce sont des traces non effac�es encore des ripailles des Cosaques et des junkers de K�rensky. Mais ces traces, � l'heure qu'il est, ne se voient presque plus ; nous sommes parvenus � les laver.

Quant aux mus�es, ils sont tenus dans un ordre tr�s strict et administr�s par les savants les plus distingu�s, ils se sont consid�rablement enrichis, gr�ce aux collections d'art et d'antiquit�s retir�es des palais priv�s et des ch�teaux o� elles �taient moins en s�ret�.

Tandis que, selon les ordres de K�rensky, les plus pr�cieux chefs-d'�uvre de l'Ermitage ont �t� transport�s � Moscou, o� ils sont encore emball�s dans des caisses en attendant que nous puissions avec une parfaite s�curit� les r�int�grer � leurs places, les salles de l'Ermitage se sont remplies d'autres chefs-d'�uvre de l'art, les uns achet�s, les autres transport�s des demeures priv�es o� ils �taient inaccessibles au public. Que de richesses sont � pr�sent mises � la port�e des masses populaires et des �coles dans les palais Youssoupoff, Stroganof, etc...!

Les palais m�mes servent � des buts diff�rents. Seuls quelques-uns - n'offrant pas grand int�r�t au point de vue historique et artistique, comme c'est par exemple le cas pour le palais Mariinsky ou pour le palais Anitchkoff - sont occup�s � des fins utilitaires ; quant au Palais d'Hiver, il a �t� transform� en un Palais des Arts. Ses vastes et magnifiques salles, construites par le grand architecte italien Rastrelli et par ses �l�ves, sont presque tous les jours ouvertes � une foule qui vient y assister aux remarquables concerts des orchestres d'Etat ou � des spectacles choisis, ou encore � d'instructives s�ances cin�matographiques. Des continuelles expositions s'y succ�dent dont quelques-unes ont �t� v�ritablement grandioses par le nombre des exposants.

Nous t�chons de les organiser, ainsi que les mus�es, de fa�on � en faire r�ellement des sources de savoir, nous compl�tons leur enseignement par des conf�rences et nous faisons accompagner chaque groupe de visiteurs par un guide ou par un instructeur. Parfois nous consacrons des expositions sp�ciales � diff�rentes branches de la science. Nous tirons alors des mus�es les objets expos�s. Telle a �t� l'exposition d'art religieux bouddhique ou celle du culte des morts et des objets sacr�s de l'ancienne Egypte. Nous cr�ons ainsi un enseignement d�monstratif qui �veille l'int�r�t des masses et, bien que P�tersbourg soit � moiti� d�peupl�, ces salles d'exposition re�oivent un tr�s grand nombre de visiteurs.

Certains palais sont enti�rement transform�s en mus�es. Nous pouvons citer ici en premier lieu le vaste palais de l'imp�ratrice Catherine et le palais Alexandre � Tsarskoi�-Selo. Toute l'histoire du tsarisme passe ici devant les yeux des travailleurs et des �tudiants qui se rendent en foule de P�tersbourg � Tsarskoi� pour les visiter. Le public commence par une promenade � travers les anciens parcs : puis il visite les salles parfaitement entretenues des palais. Soucieux de pr�server non seulement les murs, les meubles et les objets d'art, mais m�me les parquets d�coratifs des salles, nous distribuons aux visiteurs lorsqu'ils affluent en grand nombre et l� o� les tapis ne suffisent point, des pantoufles en toile dont ils sont tenus de recouvrir leurs chaussures. Cette simple pr�caution inspire m�me aux plus incultes visiteurs le respect de ce milieu et habitue le public � l'id�e de la responsabilit� qui lui incombe, comme � l'Etat, dans la conservation des tr�sors appartenant au peuple.

Dans le palais de l'imp�ratrice Catherine, on est d'abord en pr�sence du lourd et splendide rococo du temps d'Elisabeth ; on voit ensuite la magnificence grandiose pleine d'harmonie et de confort du si�cle de Catherine. Cette culture imp�riale et seigneuriale qui, de l'Occident attirait en Russie les plus c�l�bres architectes, les d�corateurs les plus habiles, les ma�tres de la porcelaine, du bronze, de la tapisserie, etc., atteint son apog�e pendant le r�gne de Paul Ier dans l'incomparable perfection des �uvres du premier Empire.

Le palais voisin de Pavlovsk peut �tre consid�r� comme le monument le plus incontestable du go�t de cette �poque. Le choix exquis des objets d'art qui s'y trouvent r�unis en harmonie avec l'ameublement et la belle ornementation des salles constitue un ensemble artistique incomparable dont il est difficile de trouver le pendant ailleurs en Europe.

On retrouve au grand palais de Tsarskoi�-S�lo quelques traces de cette magnifique �poque. Usant de la main-d'�uvre des serfs, les empereurs, soutenus par la noblesse savaient profiter des dons de la culture europ�enne ; ils rempla�aient l'opulence asiatique de leurs pr�d�cesseurs moscovites par les �uvres les plus raffin�es de l'art occidental.

Pendant le r�gne d'Alexandre Ier, le go�t d�roge quelque peu. L'Empire de cette �poque a un caract�re de raideur, non d�pourvu cependant de grandeur. L'imp�rialisme de Napol�on exer�ait son influence sur le travail des serfs de Russie.

Viennent ensuite les appartements d'Alexandre II, pleins de confort et de fashion dans le style bourgeois anglais ; aucun luxe �clatant des salons et des chambres d'int�rieur, comme on peut les voir dans les habitations de quelques riches gentlemen d'outre-Manche. Et voici sans transition l'�poque d'Alexandre III : un style baroque et lourd, pseudo-russe, d'une richesse toute mat�rielle.

Cette d�cadence du go�t commen�a d�s le r�gne de Nicolas Ier ; elle est marqu�e par l'apparition de bronzes massifs, produits parisiens de second ordre, �chantillons de l'industrie du second Empire.

Le go�t grotesque, quasi-russe d'Alexandre III pr�te � tout son entourage une nuance asiatique. C'est � peine si vous pouvez d�couvrir parmi les objets entass�s en masse quelques v�ritables objets d'art. Toutes les pi�ces sont excessivement riches, d'une richesse criarde, t�moignant une vanit� grossi�re et recherchant l'effet vulgaire. L'on sent que la noblesse a surv�cu � sa propre grandeur et que les tsars ne sont plus des pionniers de la culture. M�me dans l'acception purement mat�rielle au go�t, ils s'arrangent pour vivre dans des appartements laids, dont le luxe est calcul� exclusivement pour �bahir le commun des sujets. On a le sentiment que l'autocratie ne vit plus que d'une existence factice, qu'elle n'a plus de s�curit�. On veut �merveiller la nation, mais les forces intellectuelles faisant d�faut on a recours � exp�dient f�cheux � � des dimensions colossales et � un luxe purement mat�riel.

Mais si nous observons les degr�s de cette rapide d�cadence d'Alexandre Ier � Nicolas Ier et de lui � Alexandre II, puis � Alexandre III, lorsque nous passons dans les horribles appartements de Nicolas II, nous assistons � une v�ritable chute. Que ne voit-on ici ? Un calicot bigarr� sur lequel sont fix�es des photographies (on se croirait dans le boudoir de la premi�re femme de chambre de quelque dame millionnaire). Voici dans un coin le r�duit de Raspoutine surcharg� d'ic�nes dor�es. Des bains, des cuves extravagantes, des divans �normes et des cabinets de toilette bizarrement d�cor�s t�moignant d'un go�t grossi�rement sensuel, tout animal. Vous vous heurtez � des meubles de bazar d'un mod�le barbare, tels que les ach�tent sans choix les parvenus enrichis, d�pourvus de toute culture traditionnelle.

Et cependant c'est l� la demeure des descendants des maisons imp�riales ! A la vue de cette d�gradation on ne peut se d�fendre de constater la chute vertigineuse, morale et esth�tique de la dynastie.

Nos artistes ont propos� de conserver intactes toutes les demeures de Nicolas II, comme des exemples de mauvais go�t ! C'est ce que nous avons fait. Cette promenade � travers le pass� rappelant la chute des Romanov � un pass� encore si proche � accompagn�e de commentaires utiles, illustre d'une fa�on particuli�rement instructive l'histoire du tsarisme.

Le palais de Gatchina offrirait un th�me excellent � mainte excellente le�on, mais je redoute que le g�n�ral Youd�nitch et ses alli�s, les � Kulturtr�ger ï¿½ britanniques n'aient port� atteinte aux palais-mus�es que nous avions mis tant de soin � conserver, qui �taient si populaire parmi les masses.

Le Kremlin, � l'exception de quelques b�timents occup�es par des organes gouvernementaux, a �t� enti�rement transform� en un immense mus�e, en y incluant les �glises.

Les domaines des environs de Moscou sont gard�s. Quand ils n'offrent pas un ensemble complet, nous en retirons, ainsi que des couvents, tout ce qui a une valeur historique ou artistique et nous transportons ces objets dans les mus�es qui se sont multipli�s � Moscou. Ceux des domaines qui se distinguent par la puret� du style, (tels Arkhangelsko�e et Ostankino) sont, m�me en nos temps orageux, des lieux de p�lerinage pour les admirateurs des monuments du glorieux pass� de notre noblesse, qui au prix de la vie de g�n�rations enti�res de serfs, savait au moins mener une existence �l�gante et choisir avec discernement les �uvres d'art qu'elle acqu�rait en Europe... Luxe acquis au prix de la sueur du peuple.

Dans un pays qui traverse des crises r�volutionnaires, il �tait bien difficile de mettre � la disposition du public des locaux, entretenus avec amour et sollicitude, o� le peuple puisse passer des heures de repos et de jouissance intellectuelle.

Dans un pays qui traverse une crise r�volutionnaire, dans lequel les masses sont naturellement pleines de haine pour les tsars et les nobles, reportent involontairement cette haine sur leurs demeures, leurs biens, n'�tant pas en mesure de plus d'appr�cier leur valeur artistique et historique de par leur ignorance, dans laquelle ils ont �t� conserv�s en tout temps par ces m�mes nobles et tsars - dans ce pays, endiguer la vague de destruction, non seulement pour pr�server les valeurs culturelles, mais pour commencer � les faire revivre, des momies du mus�e cr�er une beaut� vivante, et des palais et domaines ferm�s domaines o�, s'ennuyant, languissaient des d�g�n�r�s issus de lign�es glorieuses, habitu�s � tout et ne remarquant rien, en faire des demeures publiques, d�fendues avec amour et donnant des heures de bonheur � de nombreux visiteurs, ceci, bien s�r, est affaire difficile.

Le Commissariat de l'Instruction Publique, et particuli�rement la section de la Conservation des Monuments de l'Antiquit�, peut � tout moment rendre compte � l'humanit� �clair�e de ses travaux dans cette direction, il soutient avec assurance que le prol�tariat international � cette �lite de l'humanit� � rendra justice comme tout homme civilis� au travail colossal que nous avons d�j� r�ussi � accomplir.

Les d�vastations partielles ont peu d'importance. Des faits de destruction auraient pu se produire dans n'importe quel pays cultiv� ; on peut seulement s'�tonner que les exc�s d'un peuple criminellement retenu dans la barbarie n'aient pas atteint de plus grandes proportions. Maintenant une puissante organisation a �t� cr��e par les soins du gouvernement des ouvriers et des paysans qui a pour t�che la conservation des richesses appartenant au peuple.


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