1942 |
Au plus fort de la tourmente, avant d'être déporté à Auschwitz où il mourra, le jeune dirigeant trotskyste Abraham Leon rassemble des notes sur la question juive. Elles lui survivront. |
La conception matérialiste de la question juive
Les juifs en Europe occidentale et orientale
La découverte du nouveau monde et le formidable courant d'échanges qui s'en était suivi, sonnèrent le glas de l'ancien monde féodal corporatif. L'économie marchande atteignit un stade plus élevé, brisant les résidus des époques antérieures et préparant, par le développement des manufactures et de l'industrie rurale, les bases du capitalisme industriel. La place des anciens centres de l'industrie corporative et du commerce médiéval tombés en décadence, fut prise par Anvers qui devint pendant un certain temps le centre commercial du monde.
Partout, quoique à des époques et dans des formes différentes, le déclin de l'économie productrice de valeurs d'usage avait été accompagné de la décadence de la fonction économique et sociale des Juifs. Une partie importante des Juifs fut obligée de quitter les pays de l'Europe occidentale pour chercher refuge dans les contrées où le capitalisme n'avait pas encore pénétré, principalement en Europe orientale et en Turquie. D'autres se sont assimilés, se sont fondus dans la population chrétienne. Cette assimilation ne fut pas toujours chose aisée. Les traditions religieuses ont longtemps survécu à la situation sociale qui en avait été le fondement. Durant des siècles, l'inquisition a lutté avec acharnement et barbarie contre les traditions judaïques qui se maintenaient dans la masse des convertis.
Les Juifs qui pénétrèrent dans la classe marchande acquirent une certaine notoriété sous le nom de « nouveaux chrétiens », principalement en Amérique et aussi à Bordeaux et à Anvers. Encore, dans la première moitié du XVII° siècle, toutes les grandes plantations de sucre étaient aux mains des Juifs au Brésil. Par le décret du 2 mars 1768, tous les registres concernant les nouveaux chrétiens sont détruits; par la loi du 24 mars 1773, les « nouveaux chrétiens » sont rendus égaux en droit aux anciens chrétiens.
En 1730, les Juifs possèdent à Surinam 115 plantations sur 344. Mais contrairement aux époques antérieures, l'activité des Juifs en Amérique ne portait plus le caractère économique particulier, ne se distinguait en rien de l'activité des chrétiens. Le marchand « nouveau chrétien » se différenciait peu du marchand « ancien chrétien ». Il en était de même du Juif, propriétaire des plantations. Et c'est aussi la raison pour laquelle les distinctions juridiques, religieuses et politiques ont rapidement disparu.
Au XIX° siècle, les Juifs de l'Amérique du Sud n'étaient plus qu'une poignée [1]. L'assimilation des Juifs se poursuivait tout aussi rapidement en France et en Angleterre. Les riches marchands juifs de Bordeaux, dont on disait « qu'ils tenaient des rues entières et faisaient un commerce considérable », se considéraient comme complètement intégrés à la population chrétienne.
« Ceux qui connaissent les Juifs portugais de France, de Hollande, d'Angleterre, savent que, loin d'avoir, comme le dit M. de Voltaire, une haine invincible pour tous les peuples qui les touchent, ils se croient au contraire tellement identifiés avec ces mêmes peuples qu'ils se considèrent comme en faisant partie. Leur origine portugaise ou espagnole est devenue une pure discipline ecclésiastique. » [2]
Les Juifs assimilés de l'Occident ne se reconnaissent aucune parenté avec les Juifs vivant encore dans les conditions de la vie féodale.
« Un Juif de Londres ressemble aussi peu à un Juif de Constantinople que celui-ci à un mandarin de Chine. Un Juif de Bordeaux et un Juif allemand de Metz paraissent deux êtres absolument différents. »
« M. de Voltaire ne peut ignorer la délicatesse scrupuleuse des Juifs portugais et espagnols à ne point se mêler par mariage, alliance ou autrement avec les Juifs des autres nations. » [3].
A côté des Juifs espagnols, français, hollandais et anglais dont l'assimilation complète se poursuit lentement et sûrement, on trouve encore en Europe occidentale, principalement en Italie et en Allemagne, des Juifs vivant dans des ghettos, jouant principalement le rôle de petits usuriers et colporteurs. C'est un reste lamentable de l'ancienne classe marchande juive. Ils sont avilis, persécutés, soumis à des restrictions innombrables.
C'est en se basant particulièrement sur le rôle économique assez important joué par la première catégorie des Juifs que Sombart présenta sa thèse fameuse sur « les Juifs et la vie économique ». C'est dans ces termes qu'il l'a résumée lui-même :
« Les Juifs favorisent l'essor économique des pays et des villes dans lesquels ils s'installent, mènent à la décadence économique les pays et les villes qu'ils quittent. »
« Ils sont les fondateurs du capitalisme moderne. »
« Pas de capitalisme moderne, pas de culture moderne sans la dispersion des Juifs dans les pays du Nord. »
« La marche d'Israël est comparable à celle du soleil; là où il arrive fleurit une vie nouvelle. Tout ce qui s'épanouissait avant, pourrit dans les lieux qu'il a quittés. » [4]
C'est ainsi, assez poétiquement du reste, comme on voit, que Sombart présente sa thèse. Et voici les preuves à l'appui :
1) « Le grand événement mondial dont il faut se souvenir avant tout, c'est l'expulsion des Juifs de l'Espagne et du Portugal (1492, 1495 et 1497). Il ne faudrait jamais oublier qu'un jour, avant le départ de Colomb, de Palos, « pour découvrir l'Amérique » comme on dit (3 août 1492), 300.000 Juifs quittèrent l'Espagne. »
2) Au XV° siècle, les Juifs furent expulsés des villes commerciales les plus importantes d'Allemagne : Cologne (1424-25), Augsbourg (1439-40), Strasbourg (1438), Erfurt (1458), Nuremberg (1448), Ulm (1499), Ratisbonne (1519). Au XVI° siècle, le même sort les frappa dans nombre de villes italiennes; ils furent chassés en 1492 de Sicile, en 1540-1541 de Naples, en 1550 de Gênes et de Venise. Ici également la décadence de ces villes coïncide avec le départ des Juifs.
3) Le développement économique de la Hollande à la fin du XVI° siècle se caractérise par l'essor du capitalisme. Les premiers Marranes portugais s'établissent à Amsterdam en 1597.
4) Le bref épanouissement d'Anvers comme centre du commerce mondial et comme bourse mondiale se situe exactement entre l'arrivée et le départ des Marranes.
Ces preuves essentielles de la thèse sombartienne se laissent réfuter assez aisément.
Il est absurde de :
1) Voir dans la simultanéité du départ de Christophe Colomb « pour découvrir l'Amérique » et l'expulsion des Juifs d'Espagne, une preuve de la décadence des pays qu'ils ont quittés.
« Non seulement l'Espagne et le Portugal ne tombèrent pas en décadence au XVI° siècle, sous Charles Quint et Manuel, mais atteignirent au contraire à l'apogée de leur histoire. Même au début du règne de Philippe II, l'Espagne est encore la première puissance en Europe et les richesses du Mexique et du Pérou qui y sont acheminées sont incommensurables. [5]»
Cette première preuve sombartiste est basée sur une contrevérité criante.
D'ailleurs, les chiffres qu'il fournit sur la répartition des réfugiés juifs venant d'Espagne, contribuent à démolir sa thèse. D'après lui, sur 165.000 expulsés, 122.000 ou 72 % ont émigré en Turquie et dans les pays musulmans. C'est donc là que l' « esprit capitaliste » des Juifs aurait dû produire les effets les plus importants. Faut-il ajouter que, même si l'on peut parler d'un certain essor économique de l'Empire turc sous Soliman le Magnifique, ce pays est resté, jusqu'aux temps les plus récents, le moins accessible au capitalisme et que, par conséquent, les rayons du soleil s'y sont montrés... très froids ? Il est vrai qu'un nombre assez important de Juifs (25.000) s'est établi en Hollande, à Hambourg, en Angleterre, mais peut-on admettre que la même cause ait produit des effets diamétralement opposés ?
3) La coïncidence que Sombart aperçoit entre le déclin des villes allemandes s'explique facilement par un renversement de la relation causale. La ruine de ces villes n'a pas été provoquée par les mesures prises contre les Juifs; ces mesures furent au contraire l'effet du déclin de ces villes. D'autre part, la prospérité d'autres cités ne fut pas le résultat de l'immigration juive, mais cette dernière se dirige tout naturellement vers les villes prospères.
« Il est évident que le rapport de cause à effet est contraire à celui de Sombart. » [6].
L'étude du rôle économique des Juifs en Italie et en Allemagne à la fin du XV° et du XVI°, siècles confirme pleinement cette façon de voir. Il est clair que les Monts-de-Piété, les affaires des usuriers juifs étaient supportables aussi longtemps que la situation économique de ces villes était relativement bonne. Toute aggravation de la situation rendait le fardeau de l'usure intenable et le courroux de la population se dirigeait en premier lieu contre les Juifs.
4) L'exemple de la Hollande n'infirme pas, il est vrai, la thèse de Sombart, mais il ne la confirme pas non plus. Si l'on admettait même que sa prospérité fût favorisée par l'arrivée des Marranes, rien ne nous y autoriserait encore d'en voir la cause dans leur arrivée. Et comment expliquer, en se basant sur ce critère, la décadence de la Hollande au XVIII° siècle ? Il semble d'ailleurs qu'on s'exagère le rôle économique des Juifs en Hollande. A propos de la Compagnie hollandaise des Indes orientales dont l'importance pour la prospérité de la Hollande fut décisive, Sayous dit :
« Les Juifs n'ont, en tout cas, aucun rôle dans la formation de la première société anonyme par actions vraiment moderne: la Compagnie hollandaise des Indes orientales; ils n'ont souscrit qu'à peine 1 % de son capital social et ils n'y ont pas joué un rôle important dans son activité durant les années suivantes. »
Faut-il continuer ? Faut-il montrer le développement économique important de l'Angleterre précisément à l'époque postérieure à l'expulsion des Juifs ?
« Si la relation causale établie par Sombart était vraie, comment expliquer qu'en Russie et en Pologne, où le peuple méridional du « désert » était le plus nombreux, son influence sur les peuples nordiques n'ait nullement produit d'épanouissement économique ? » [7].
La théorie de Sombart est donc complètement fausse [8]. Sombart prétend traiter du rôle économique des Juifs, mais il le fait d'une façon complètement fantaisiste, en arrangeant l'histoire à sa façon. Sombart présente une thèse sur les Juifs et la vie économique en général, mais il ne s'occupe que d'une période très restreinte de leur histoire.
Sombart bâtit une théorie sur les Juifs en général et la vie économique, mais il ne s'occupe que d'une minorité de Juifs occidentaux, de Juifs en voie de complète assimilation.
En réalité, même si le rôle des Juifs occidentaux eût été tel que Sombart le présente, encore eût-il fallu en faire abstraction pour la compréhension de la question juive à l'époque actuelle. Sans l'afflux des Juifs orientaux en Europe occidentale au XIX° siècle, les Juifs occidentaux se seraient depuis longtemps complètement fondus dans le milieu ambiant [9].
Encore une remarque au sujet de la théorie de Sombart : si les Juifs constituaient un tel bienfait économique, si leur départ provoquait l'effondrement économique des villes et les contrées qu'ils quittaient, comment expliquer leur persécution continuelle dans le bas Moyen Age ? Expliquer ces persécutions par la religion ? Mais alors, pourquoi la position des Juifs avait-elle été si solide en Europe occidentale dans le haut Moyen Age et en Europe orientale jusqu'au XIX° siècle ? Comment expliquer la prospérité des Juifs durant de longs siècles dans les pays les plus arriérés de l'Europe, en Pologne, en Lituanie ? La puissante protection qui leur était accordée par les rois ? Expliquer la différence de la situation des Juifs par la différence d'intensité du fanatisme religieux ? Mais comment admettre que ce fanatisme religieux soit précisément le plus intense dans les pays les plus développés ? Comment expliquer que ce soit précisément au XIX° siècle que l'antisémitisme se développe le plus fortement en Pologne ?
Il s'agit donc de chercher les causes de la différence existant dans l'intensité du fanatisme religieux. Et on est ainsi ramené à devoir étudier les phénomènes économiques. La religion explique les persécutions antijuives comme la vertu dormitive explique le sommeil. Si les Juifs avaient vraiment joué le rôle que Sombart leur attribue, on aurait du mal à comprendre pourquoi le développement du capitalisme leur fut tellement funeste [10].
Il est donc inexact de voir dans les Juifs les fondateurs du capitalisme moderne. Les Juifs ont certainement contribué au développement de l'économie échangiste en Europe, mais leur rôle économique spécifique cesse précisément là où commence le capitalisme moderne.
A l'aube du développement du capitalisme industriel, le judaïsme occidental était en voie de disparition. La révolution française, en détruisant les dernières entraves juridiques qui s'opposaient à l'assimilation des Juifs, n'a fait que sanctionner un état de choses déjà existant.
Mais ce n'est certes pas l'effet du hasard qu'en même temps que la question juive s'éteignait à l'Occident, elle rebondissait avec une violence redoublée en Europe orientale. A l'époque où l'on massacrait et brûlait les Juifs en Europe occidentale, un grand nombre de Juifs avaient cherché refuge dans les pays où le capitalisme n'avait pas encore pénétré. Au début du XIX° siècle, l'immense majorité des Juifs habitaient l'Est de l'Europe, principalement l'ancien territoire de la République monarchique de Pologne. Dans ce paradis de la schliskhta nonchalante, la classe commerciale juive avait trouvé un large champ d'activité. Durant de longs siècles, le Juif y fut marchand, usurier, cabaretier, intendant du noble, intermédiaire en toutes choses. Les petites villes juives, noyées dans une mer de villages paysans, attenant souvent elles-mêmes aux châteaux des féodaux polonais, représentaient l'économie échangiste au sein d'une société purement féodale. Les Juifs se trouvaient, comme le dit Marx, dans les pores de la société polonaise. Cette situation dura aussi longtemps que demeura immuable l'organisation sociale et politique de la Pologne. Au XVIII° siècle, suite au désarroi politique et à la décadence économique, le féodalisme polonais se trouva frappé à mort. En même temps que lui fut ébranlée profondément la position séculaire des Juifs en Europe orientale. Le problème juif, près de disparaître à l'Occident, rebondit avec violence à l'Est de l'Europe. La flamme, près de se consumer ici, reçoit un regain de vitalité par le nouveau foyer d'incendie qui s'est déclaré là-bas. La destruction de la position économique des Juifs en Europe orientale aura pour effet une émigration massive des Juifs dans le monde. Et partout, quoique dans des formes et sous un aspect différent, le flot d'immigrants juifs venant de l'Europe orientale ranima la question juive. C'est par ce côté que l'histoire des Juifs en Europe orientale a certainement été le facteur décisif de la question juive à notre époque.
Les rapports commerciaux des Juifs de l'Europe orientale, de la Bohême, de la Pologne et de la Petite Russie, datent de l'époque carolingienne. Le circuit commercial que les Juifs avaient établi dans le haut Moyen Age entre l'Asie et l'Europe se prolongeait de cette façon à travers les champs de Pologne et les steppes de l'Ukraine. Comme leurs coreligionnaires, les Radhanites, les Juifs orientaux échangeaient les produits précieux de l'Asie, les épices et les soieries, contre les produits bruts de l'Europe. Ils constituaient le seul élément commercial dans une société purement agricole. A l'époque carolingienne, le régime économique de l'Europe entière étant sensiblement le même, le rôle du judaïsme oriental était semblable à celui du judaïsme occidental. C'est seulement plus tard que leur histoire s'engagera dans des chemins complètement différents.
Les relations de voyage d'Ibrahim ibn Ya'kob (965) témoignent du développement considérable du commerce juif à Prague au X° siècle. Les Juifs y arrivaient de l'Extrême-Orient et de Byzance, important différentes espèces de marchandises précieuses, des monnaies byzantines, et y achetaient du blé, de l'étain et des fourrures [11]. Dans un document de 1090, on dépeint les Juifs de Prague comme des commerçants et des changeurs de monnaies possédant de grandes sommes d'argent et de l'or; on les présente comme les plus riches marchands de tous les peuples. Des Juifs marchands d'esclaves et d'autres encore venant de l'Extrême-Orient et traversant en caravane la frontière, sont aussi mentionnés dans des documents de 1124 et 1222. Le taux d'intérêt chez les banquiers juifs de Prague, dont les affaires étaient fort étendues, oscillait entre 108 et 180 % [12]. Le chroniqueur Gallus dit qu'en 1085, Judith, la femme du prince Ladislas Herman, de Pologne, s'efforçait de racheter des esclaves chrétiens chez les marchands juifs. Des fouilles entreprises au siècle passé ont permis de mettre en lumière toute l'importance économique des Juifs à cette époque en Pologne. On a découvert des monnaies polonaises avec caractères hébraïques datant des XII° et XIII° siècles. Ce fait prouve à lui seul que le commerce polonais était aux mains des Juifs. Les invasions tartares au XIII° siècle ne sont certainement pas sans avoir laissé d'influence sur les Juifs polonais et russes, mais déjà en 1327, dans un privilège du roi polonais Vladislas Lokietek, il est question de marchands juifs de Hongrie venant à Cracovie. Loin de diminuer, le commerce des Juifs ne fait que prendre de l'extension en Pologne, au cours des siècles ultérieurs.
Comme en Europe occidentale, le développement du commerce allait de pair avec l'épanouissement de l'usure. Ici aussi, la noblesse, principale cliente des usuriers juifs, s'efforçait d'obtenir la limitation de l'usure juive, contrairement aux rois qui la favorisaient,
« car les Juifs, en tant qu'esclaves du trésor, doivent toujours avoir de l'argent prêt pour notre service ».
Au Seym de 1347, la noblesse, voulant limiter le taux d'intérêt qui atteignait 108 %, s'est heurtée à la résistance résolue de la royauté.
En 1456, le roi Casimir Jagellon proclame qu'en protégeant les Juifs, il s'inspire du principe de tolérance qui lui est imposé par les lois divines. En 1504, le roi Polonais Alexandre déclare qu'il agit à l'égard des Juifs comme il convient
« aux rois et aux puissants qui se distinguent par la tolérance non seulement à l'égard d'adeptes de la religion chrétienne, mais aussi à l'égard d'adhérents d'autres religions ».
Sous de tels auspices, les affaires des Juifs ne pouvaient que prospérer. Aux XIII°, XIV°, et XV° siècles, les usuriers juifs parviennent à s'emparer d'une partie des terres appartenant aux nobles. En 1389, le Juif Sabetai devient propriétaire d'une partie du domaine Cawilowo. En 1390, le Juif de Cracovie, Iosman, reçoit comme gage les biens du prince Diewiez de Pszeslawic. En 1393, le Juif de Posen, Moschko, s'empare du domaine Ponicz. En 1397, les terrains du domaine Abiejesz sont engagés chez le Juif de Posen, Abraham. Ces terres des nobles sont allouées aux Juifs en pleine propriété. Ainsi, dans le dernier exemple cité, le noble ayant attaqué les possessions transmises à Abraham, le tribunal confirme le droit de possession du Juif et punit l'agresseur d'une forte amende. En 1404, le jugement d'un tribunal énonce que trois villages engagés chez le Juif Schmerlin, de Cracovie, sont transmis en pleine propriété et pour toujours (cum omnibus juribus utilitatibus dominio, etc., in perpetuum).
Les « banquiers » les plus importants habitaient Cracovie, résidence des rois. Leurs principaux débiteurs étaient en effet les rois, les princes, les voïvodes, les archevêques. Ainsi Casimir le Grand a emprunté aux banquiers juifs la somme énorme de 15.000 marks. Le roi Louis de Hongrie devait à l'usurier Levko, de Cracovie, une fois 30.000 Gulden et une autre fois 3.000 Gulden. Le roi Ladislas Jagellon et la reine Hedwige lui devaient également des sommes importantes.
Levko n'était pas seulement un grand banquier, c'était aussi un gros fermier du royaume. Il a affermé l'hôtel des Monnaies et la frappe, les salines de Wieliczka et de Bochinia. Il possédait à Cracovie des maisons ainsi qu'une brasserie. Tout comme les grands patriciens, il était honoré du titre de « vir discretus ».
L'usure des grands banquiers juifs, tels que Miesko, Jordan de Posen, Aron, qui parvenaient à amasser des biens immenses, qui s'emparaient des villages et des terres, soulevait une tempête de protestations dans la noblesse. Le statut de Warta (1423) a fortement limité l'usure juive. Ainsi, en 1432, le Juif Alexandre, chez qui furent engagés en 1427 les villages Dombrowka et Sokolov avec une partie de leur inventaire vivant, est obligé, par décision du tribunal, de rendre ces biens à son débiteur, le statut de Warta ayant interdit le prêt sur gages immobiliers.
Les Juifs et les rois ne se résignèrent pas facilement à cette situation. Une lutte acharnée leur permit d'abolir le statut de Warta. Les banquiers peuvent continuer à étendre leur sphère d'opérations. Ainsi, en 1444, le roi engage chez le banquier Schina son palais de Lemberg. Cet usurier avait également parmi ses clients le prince Szwidrigiella, le voïvode Chriczka qui avait engagé chez lui le village Winiki, etc.
Mais la noblesse non plus ne se tint pas pour battue. Elle revint continuellement à la charge et réussit à obliger le roi à promulguer le statut de Nieszawa en 1454, qui aggrave encore les dispositions du staut de Warta. Cependant, et ce fait suffit à montrer la différence fondamentale qui existait dans ce domaine entre la Pologne et l'Europe occidentale, les dispositions les plus draconiennes ne furent pas en mesure de mettre fin à l'usure juive. A partir de 1455, on assiste même à une renaissance du commerce bancaire due surtout à l'immigration des Juifs de Moravie et de Silésie, ainsi que d'autres pays. A partir de 1460, les actes de Cracovie témoignent d'une reprise si étendue des transactions usuraires que ce temps rappelle l'époque de Levko et de Schmerlin. Le banquier le plus riche était un certain Fischel qui a épousé la banquière Raschka, de Prague, et qui fournissait des fonds au roi polonais Casimir Jagellon, ainsi qu'à ses fils, les futurs rois Albrecht et Alexandre. Tandis que la noblesse de l'Europe occidentale, grâce à la pénétration de l'économie échangiste et à l'abondance monétaire, est parvenue à se débarrasser partout de l'usure juive, la persistance de l'économie féodale en Europe la rendait impuissante sur ce terrain. La banque juive a survécu à toutes les interdictions.
L'état arriéré du pays a aussi entravé l'évolution que nous avions observée dans les pays de l'Europe orientale: l'éviction des Juifs du commerce et leur confinement dans l'usure. La classe bourgeoise et les villes ne commençaient qu'à se développer. La lutte de la bourgeoisie contre les Juifs demeurait à l'état embryonnaire et n'aboutit pas à des résultats décisifs. Aux commerçants se joignent les artisans souffrant de l'usure juive. Ici aussi, plus tôt une province se développait, plus tôt y naissaient les conflits avec les Juifs. En 1403, à Cracovie, et en 1445, à Boehnie, les artisans provoquent des massacres de Juifs. Mais ces luttes n'étaient qu'épisodiques et n'aboutirent nulle part à l'élimination de l'élément juif. Au contraire, aux XVI° et XVII° siècles, leur situation ne fait que se renforcer et le commerce juif continue à fleurir.
Dans la deuxième moitié du XIV° siècle, il est question d'un « consortium » de trois Juifs de Lemberg, Schlomo, Czewja et Jacob, formé en vue de fournitures de marchandises italiennes au conseil urbain de Lemberg. Au début du XV° siècle, les Juifs sont les fournisseurs de la cour royale. En 1456, le starosta de Kaminiec Podolsky confisque des marchandises orientales d'une valeur de 600 marks chez les marchands juifs se rendant en Pologne des centres commerciaux de la mer Noire. Les Juifs byzantins et italiens de Capha effectuaient de nombreux voyages en Pologne. Le Juif Caleph Judaeus, de Capha, faisait passer par l'octroi de Lemberg de grandes quantités de marchandises orientales. Même après la destruction des colonies italiennes de la mer Noire (1475), les Juifs ont continué à entretenir des relations avec l'Orient. A partir de 1467, le Juif David, de Constantinople, approvisionne régulièrement Lemberg en marchandises orientales. On mentionne même une renaissance du commerce d'esclaves dans la Petite Russie en 1440-1450. En 1449, les livres de justice russes relatent un fait intéressant : une esclave appartenant au Juif Mordecai, de Galitch, s'étant enfuie, son propriétaire réclamait son retour par voie judiciaire.
Les marchands juifs de Capha et de Constantinople fréquentaient seulement les grandes foires de Lemberg et de Lublin. C'est là aussi que venaient les Juifs dispersés dans les villes et bourgades russes et polonaises pour acheter les marchandises orientales et les écouler dans les contrées dont ils étaient originaires. Sur les routes conduisant de Lemberg et de Lublin en Petite et Grande Pologne jusqu'à la frontière silésienne, cheminaient les marchands juifs.
Les Juifs franchissaient aussi cette frontière et menaient un commerce très vif avec la Bohême et l'Allemagne. Des lettres de 1588 nous apprennent qu'on transporte du cuir et de la fourrure de Cracovie à Prague et qu'on prête de l'argent à intérêt et contre des gages.
La foire de Lublin servait de lieu de rencontre commercial entre les marchands juifs de Pologne et de Lituanie. Les marchands juifs exportent de la Lituanie des peaux, des fourrures, du bois, du miel et achètent sur la foire de Lublin des épices arrivées de Turquie et des produits manufacturés provenant de l'Europe occidentale. Les livres de la ville de Dantzig mentionnent des marchands juifs de Lituanie qui exportaient, entre 1423-1436, du bois, de la cire, des fourrures, des peaux, etc.
La position du judaïsme lituanien était encore plus favorable que celle des Juifs polonais. Jusqu'à l'Union de Lublin (Union de la Pologne et de la Lituanie), les Juifs y jouissaient des mêmes droits que toute la population libre. En leurs mains reposaient le grand commerce, la banque, les douanes, etc. La ferme des impôts et des douanes leur procurait de grandes richesses. Leurs habits scintillaient d'or et ils portaient des épées comme les gentilshommes.
Les actes de la chancellerie lituanienne indiquent que dans la période de 1463-1494, les Juifs avaient affermé presque tous les bureaux de douane du duché lituanien. Bielek, Briansk, Brchiczin, Orodno, Kiev, Minsk, Novgorod, Jitomir. Des documents des années 1488-89 mentionnent quelques Juifs de Trock et de Kiev exploitant des salines grand-ducales. A la même époque, on commence à rencontrer des Juifs dans le rôle d'aubergistes, profession qui, dans le village polonais et petit-russien, va de pair avec le commerce de l'usure.
Le renforcement de l'anarchie nobiliaire en Pologne n'a pas été sans avoir laissé d'effets sur la situation des Juifs. Au XVI° siècle, leur position demeure très ferme, mais ils passent de plus en plus du contrôle royal sous celui des grands et des petits féodaux. L'amoindrissement de la puissance royale rend de plus en plus la protection royale inefficace et les Juifs cherchent eux-mêmes des protecteurs moins brillants, mais plus sûrs. Le roi Sigismond se plaignait au Seym (diète) de 1539 : La schliskhta (noblesse) de notre royaume veut accaparer tous les profits des Juifs habitant les bourgades, les villages et les domaines. Elle exige le droit de les juger. A cela, nous répondons :
« Si les Juifs résignent eux-mêmes les privilèges à une juridiction autonome que leur avait octroyée les rois, nos aïeux, et qui ont aussi été confirmés par nous, ils abandonnent en fait notre protection et n'ayant plus de profit d'eux, nous n'avons aucune raison de leur imposer par la force nos bontés. »
Il est évident que si les Juifs résignaient « ces bontés », c'est parce que la royauté n'avait plus beaucoup de pouvoir réel dans ce pays dominé par les nobles.
Au XVI° siècle, la situation des Juifs s'est affermie. Ils ont reçu à nouveau tous les droits qu'on avait tenté de leur ravir durant le siècle précédent. Leur position économique s'améliore.
La puissance grandissante de la noblesse (la Pologne devient un royaume électif en 1569) les prive de la protection des rois, mais les seigneurs féodaux font tout pour stimuler leur activité économique. Les commerçants, les prêteurs à intérêt, les intendants dirigeant les domaines des nobles, leurs auberges, leurs brasseries, sont extrêmement utiles aux féodaux passant leur temps à l'étranger dans le luxe et l'oisiveté.
« Les petites villes et les domaines appartenant à la schliskhta eurent tous leurs entrepôts et auberges juifs. Dans la mesure où il savait trouver grâce aux yeux du seigneur, le Juif s'y mouvait tout à fait librement. » [13].
La situation économique des Juifs était généralement très bonne, mais leur position subordonnée à l'égard de la noblesse sapa les bases de l'autonomie juive très développée qui avait existé en Pologne.
« Les conditions générales politiques et économiques de la Pologne ont amené les Juifs à y vivre comme un Etat dans l'Etat, avec leurs institutions religieuses, administratives et juridiques particulières. Les Juifs y constituaient une classe particulière jouissant d'une autonomie intérieure particulière... » [14].
Un décret de Sigismond Auguste (août 1551) établit les bases suivantes d'autonomie pour les Juifs de grande Pologne : les Juifs ont le droit de choisir, après un accord général entre eux, des rabbins et juges qui doivent les administrer. Le pouvoir coercitif de l'Etat peut être mis à leur disposition.
Chaque ville ou bourgade juive avait un conseil de la communauté. Dans les grandes agglomérations, le conseil de la communauté comprenait 40 membres, dans les petites 10. Les membres de ce conseil étaient élus par un système de vote double.
L'activité de ce conseil était très étendue. Il devait lever les impôts, administrer les écoles, institutions, régler les questions économiques, s'occuper de la justice. Le pouvoir de chaque conseil appelé Kahal s'étendait aux Juifs des villages environnants. Les conseils des grandes villes avaient une autorité sur les petites communautés. De cette façon se sont créés des faisceaux de communauté, les galiloth.
Nous avons déjà parlé du Vaad Arba Aratzoth qui était l'Assemblée générale des conseils des Juifs de Pologne (de quatre pays, la Pologne, la Petite Russie, la Podolie et la Volhynie) qui se réunissait à intervalles réguliers et constituait un véritable Parlement.
Au XVII° siècle, les bases de l'autonomie juive commencèrent à chanceler. Ce fut en rapport avec l'aggravation de la situation du judaïsme polonais qui commençait à ressentir les effets désagréables du chaos que traversait la société féodale polonaise. La modification partielle de la situation des Juifs, par suite de la diminution de l'autorité royale, avait eu comme résultat de mettre les Juifs plus en contact, alors qu'auparavant, avec la grande masse de la population servile. Le Juif, devenu intendant du noble ou cabaretier, était haï à l'égal ou plus même que les seigneurs par les paysans, parce que c'était lui qui était devenu l'instrument principal de leur exploitation. Cette situation amena bientôt de formidables explosions sociales, surtout en Ukraine où l'autorité de la noblesse polonaise était moins ferme qu'en Pologne. L'existence de steppes immenses permit la formation de colonies militaires cosaques où les paysans fugitifs purent préparer l'heure de la vengeance.
« L'intendant juif s'efforçait de tirer le plus possible des domaines et d'exploiter le plus possible le paysan. Le paysan petit-russien portait une haine profonde au propriétaire foncier polonais et cela, à double titre de seigneur et de liach (polonais). Mais il haïssait encore plus peut-être l'intendant juif avec qui il avait l'occasion de se trouver continuellement en contact et en qui il voyait en même temps un détestable commis du seigneur et un «non chrétien » qui lui était étranger par sa religion et son genre de vie. » [15].
La formidable révolte cosaque de Chmielnicki de 1648 a pour effet d'anéantir 700 communautés juives. Cette révolte montre en même temps l'extrême fragilité du royaume anarchique de la Pologne et prépare son démembrement. A partir de 1648, la Pologne ne cesse d'être en proie aux invasions et aux troubles intérieurs.
Avec l'existence de l'ancien état de choses féodal en Pologne finit aussi la situation privilégiée du judaïsme. Les massacres le déciment; l'anarchie qui règne dans le pays rend impossible toute activité économique normale.
L'aggravation de la situation des Juifs fait chanceler les anciennes bases idéologiques du judaïsme. La misère et les persécutions créent un terrain propice pour le développement du mysticisme. L'étude de la cabale commence à remplacer celle du Talmud. Des mouvements messianiques comme celui de Sabetai Zevi prennent une certaine extension.
Il est aussi intéressant de rappeler la conversion au christianisme de Frank et de ses adhérents.
« Les frankistes demandaient qu'on leur donnât un territoire spécial parce qu'ils ne voulaient pas exploiter les paysans et vivre de l'usure et de l'exploitation des cabarets. Ils veulent plutôt travailler la terre [16]. »
Ces mouvement ne prirent pas une grande extension parce que la situation du judaïsme n'était pas encore compromise définitivement. C'est seulement à la fin du XVIII° siècle que la société féodale polonaise commença à s'effondrer réellement sous les coups conjugués de l'anarchie intérieure, de la décadence économique et de l'intervention étrangère. C'est alors que commencèrent à se poser pour le judaïsme les problèmes de l'émigration et du passage à d'autres professions (« productivisation »).
Notes
[1] « Il y avait au XIX° siècle, dans les Républiques de l'Amérique espagnole, des centaines de Juifs, commerçants, propriétaires fonciers et aussi soldats, mais qui ne savaient plus rien de la religion de leurs pères. » M. Philippson, Neveste Geschichte des judischen Volkes, 1907-1911, p. 226.
[2] Lettre de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire. En Angleterre, « certains de ces Juifs espagnols se convertirent au christianisme... Des familles qui sont devenues célèbres par la suite dans le monde entier: les Disraëli, les Ricardo, les Aguilar ont ainsi abandonné le judaïsme. D'autres familles séphardites furent lentement assimilées par la société anglaise ». Graetz, Histoire juive, tome VI, p. 344.
[3] Lettre de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire.
[4] Werner Sombart, Les Juifs et la vie économique, trad. fr., Paris, 1923.
[5] L. Brentano, Die Anfänge des Kapitalismus, p. 163.
[6] L. Brentano, Die Anfänge des Kapitalismus
[7] L. Brentano, op. cit., p. 163.
[8] « Le livre de M. Sombart sur les Juifs comporte une interminable série d'erreurs graves; on dirait le développement rigoureux d'un paradoxe par un homme ayant le génie des exposés très larges... Comme tout paradoxe, il ne contient pas que des idées fausses; sa partie relative à l'époque actuelle mérite d'être lue, bien qu'elle déforme assez souvent les caracteristiques du peuple sémite. Sa partie historique, en tout cas, est presque ridicule... Le capitalisme moderne est né et s'est développé d'abord au moment où les Juifs, repoussés partout ou presque, n'étaient pas en état de devenir précurseurs. » (E. Sayous « Les Juifs », in Revue économique internationale, Bruxelles, 24e année, vol. 1, n° 3, mars 1932, p. 533).
[9] Voir plus loin Chapitre IV, II.
[10] Dans l'histoire, « la position des Juifs au Moyen Age est comparable sociologiquement à celle d'une caste hindoue, dans un monde sans castes. ... On ne trouve aucun Juif parmi les créateurs de l'organisation économique moderne, les grands entrepreneurs. Le fabricant juif, par contre, est un phénomène moderne ». Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, pp. 305-307.
[11] Schipper, op. cit., II, p. 78.
[12] Ibid..
[13] Graetz, Histoire des Juifs.
[14] Idem..
[15] Graetz, op. cit..
[16] Idem..