1920

Publié intégralement en 1920 dans Le IXe Congrès du Parti communiste de Russie. Compte rendu sténographique. Le discours de clôture fut publié en entier pour la première fois en 1960 dans Le IXe Congrès du P.C.(b) de Russie. Mars-avril 1920. Procès verbaux.

Œuvres t. 30, pp. 453-503 Paris-Moscou,


Lénine

IXe CONGRÈS DU P.C. (b)R.

(29 MARS - 5 AVRIL 1920)


DISCOURS SUR L'EDIFICATlON ÉCONOMIQUE
LE 31 MARS

D'abord, camarades, deux brèves remarques. Le camarade Sapronov a continué à me reprocher ma mémoire courte, mais n'a pas élucidé la question qu'il avait soulevée. Il a continué à affirmer que le décret sur la collecte du lin violait l'arrêté du Comité exécutif central de Russie. Je déclare qu'on ne peut pas jeter ainsi au congrès du parti des accusations gratuites, d'ailleurs très graves. Certes, si le Conseil des Commissaires du Peuple avait enfreint un arrêté du Comité exécutif central, il faudrait le traduire en jugement. Mais pourquoi, du 10 février à ce jour, aucune plainte n'a-t-elle été portée comme quoi ce décret n'est qu'une violation? Nous sommes en présence d'une accusation absolument gratuite, qu'il est très facile de formuler ; toutefois, ces méthodes de lutte ne sont pas du tout sérieuses.

Le camarade Milioutine dit qu'il n'y a presque pas de divergences de vues entre nous, et qu'il en résulte quelque chose comme si Lénine opposé aux bagarres en suscitait lui-même. Mais le camarade Milioutine a le tort de déformer dans une certaine mesure les faits. Nous avons eu un premier projet de résolution esquissé par le camarade Trotski, puis revu collectivement au Comité central. Ce projet, nous l'avons envoyé aux camarades Milioutine et Rykov. Ils nous l'ont retourné, en disant qu'ils le combattraient. Voilà ce qui s'est produit en réalité. Après que nous avons fait de l'agitation et que nous nous sommes assurés des alliés, ils ont adopté au congrès, sur tous les points, une attitude d'opposition ; puis, voyant que le résultat était nul, ils se sont mis à dire qu'ils étaient presque d'accord. Il en est naturellement ainsi, mais il faut mener l'affaire jusqu'au bout et établir que votre assentiment, après que l'opposition a pris la parole ici et tenté de faire bloc sur le principe de la direction collective, signifie votre échec complet. Au bout de 15 minutes, son temps de parole expiré, le camarade Milioutine s'est souvenu qu'il serait bon de poser la question de façon pratique. Très juste. Mais je crains qu'il ne soit un peu tard, l'opposition ne peut plus être sauvée, bien qu'il reste au camarade Rykov à présenter ses conclusions. Si les défenseurs de la direction collective avaient fait dans les deux derniers mois ce à quoi ils nous convient, s'ils nous avaient donné ne serait-ce qu'un seul exemple, si, au lieu de dire qu'il y a un directeur et qu'il y a un auxiliaire, ils avaient présenté une enquête approfondie comparant les directions collective et personnelle des entreprises, conformément aux décisions du congrès des Conseils de l'Economie et à celle du Comité central, nous aurions été beaucoup plus intelligents. Le congrès n'aurait pas assisté à des discussions de principe assez inopportunes et les partisans de la direction collective auraient pu faire avancer les choses. Leur position aurait été solide s'ils avaient pu nous citer ne fût-ce qu'une dizaine de fabriques placées dans des conditions identiques et administrées par des collèges, et les comparer de façon concrète à des fabriques obéissant à une direction personnelle. On aurait pu accorder une heure à n'importe quel orateur pour un rapport de ce genre ; cet orateur nous aurait fait faire un grand pas en avant ; nous aurions peut-être fixé sur cette base les gradations pratiques de la direction collective. Mais le malheur est justement que ceux qui, membres des Conseils de l'Economie ou professionnalistes, devraient être en possession d'une documentation concrète ne nous ont rien fourni parce qu'ils ne possédaient rien. Ils n'ont rien de rien !

Le camarade Rykov a objecté ici que j'entreprenais de refaire la Révolution française et que je niais que la bourgeoisie s'intégrait à la société féodale. Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que, lorsque la bourgeoisie s'est substituée à l'ordre féodal, elle a pris les féodaux pour apprendre d'eux à administrer, ce qui n'est nullement en contradiction avec l'intégration de la bourgeoisie à la société féodale. Quant à mes thèses où j'affirme que la classe ouvrière commence, après la conquête du pouvoir, à appliquer ses principes, absolument personne ne les a réfutées. Après la prise du pouvoir, la classe ouvrière tient, garde et affermit le pouvoir comme toute autre classe en modifiant son attitude à l'égard de la propriété, en instituant une nouvelle constitution. Telle est ma première thèse fondamentale, et elle est incontestable. La deuxième est que toute classe nouvelle se met à l'école de celle qui l'a précédée et lui emprunte des administrateurs ; c'est aussi une vérité absolue. La troisième, enfin, c'est que la classe ouvrière doit augmenter le nombre des administrateurs issus de son propre milieu, fonder des écoles, former des travailleurs à l'échelle de l'Etat. Ces trois thèses sont incontestables et vont radicalement à l'encontre des thèses des syndicats.

Je disais au camarade Tomski, pendant l'étude de ces thèses à la fraction, lorsque le camarade Boukharine et moi nous étions battus [1], je lui disais que le point 7 de vos thèses resterait le témoignage d'une complète confusion théorique. Il y est dit :

« Le principe fondamental de la structure des organismes de régulation et de direction de l'industrie, le seul principe capable d'y assurer la participation de larges masses ouvrières sans-parti par l'intermédiaire des syndicats, c'est le principe actuellement en vigueur de la direction collective de l'industrie depuis le Bureau du Conseil Supérieur de l'Economie Nationale jusques et y compris la direction d'usine. La direction personnelle de certaines entreprises ne doit être tolérée que dans des cas particuliers, après accord entre les Bureaux du Conseil Supérieur de l'Economie et du Conseil Central des Syndicats de Russie ou du Comité central des Fédérations syndicales correspondantes, et à la condition expresse du contrôle par les syndicats et leurs organismes des administrateurs investis de pouvoirs personnels.»

Ce ne sont là que billevesées où le rôle de la classe ouvrière dans la conquête du pouvoir et les rapports des moyens sont grossièrement confondus. On ne peut s'accommoder de telles choses ! Elles nous font rétrograder en matière de théorie. On peut en dire autant du centralisme démocratique des camarades Sapronov, Maximovski et Ossinski. Le camarade Ossinski l'oublie, quand il dit que je qualifie le centralisme démocratique de bêtise. Il n'est pas permis de déformer ainsi ! Que vient faire ici la question des nominations, qui devraient être approuvées par les organisations locales ? On peut les faire approuver par les collèges et l'on peut aussi nommer les collèges. La question est présentée hors de propos ! On dit que le centralisme démocratique, c'est non seulement le fait que le Comité exécutif central de Russie gouverne, mais aussi qu'il gouverne par l'intermédiaire des organisations locales. Que viennent faire ici la direction collective ou personnelle?

Le camarade Trotski a rappelé son rapport de 1918 et indiqué, en donnant lecture du discours qu'il prononça alors, qu'à cette époque nous ne faisions pas que débattre les questions capitales, mais que le Comité exécutif central a pris une résolution déterminée. J'ai déterré ma vieille brochure sur les Tâches immédiates du pouvoir des Soviets, que j'avais complètement oubliée, et je vois que la question de la direction personnelle n'a pas seulement été posée, mais qu'elle a aussi été approuvée dans les thèses du Comité exécutif central. Nous travaillons de telle sorte que nous oublions non seulement ce que nous écrivons mais aussi ce qu'a décidé le Comité exécutif central, après quoi nous nous référons à ses décisions. Voici des passages de cette brochure :

« Les représentants conscients (ou, pour la plupart, sans doute inconscients) du laisser- aller petit-bourgeois ont voulu voir dans l'attribution de pouvoirs « illimités » (c'est-à- dire dictatoriaux) à des individus un abandon du principe de la collégialité, de la démocratie et des principes du pouvoir des Soviets. Çà et là, on a vu les socialistes-révolutionnaires de gauche développer contre le décret sur les pouvoirs dictatoriaux [2] une propagande qui était tout bonnement infâme car elle en appelait aux mauvais instincts et à l'esprit petit-propriétaire, qui porte toujours ses tenants à «empocher »... « toute grande industrie mécanique, qui constitue justement la source et la base matérielle de production du socialisme, exige une unité de volonté rigoureuse, absolue, réglant le travail commun de centaines, de milliers et de dizaines de milliers d'hommes. Sur le plan technique, économique et historique, cette nécessité est évidente, et tous ceux qui ont médité sur le socialisme l'ont toujours reconnue comme une de ses conditions. » Ainsi seulement « peut être assurée une rigoureuse unité de volonté »...

« Mais, de toute façon, la soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable pour le succès d'un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique. Elle est deux fois et même trois fois plus indispensable dans les chemins de fer »...

« Et toute notre tâche, la tâche du Parti communiste (bolchevique), interprète conscient des aspirations des exploités à leur libération, est de nous rendre compte de ce revirement, d'en comprendre la nécessité, de nous mettre à la tête de la masse exténuée et qui s'épuise en efforts pour trouver une issue, de l'orienter dans la bonne voie, la voie de la discipline du travail, la voie propre à concilier les tâches des meetings sur les conditions de travail avec celles de la soumission sans réserve à la volonté du dirigeant soviétique, du dictateur, pendant le travail»...

«Il a fallu justement que les travailleurs remportent la victoire d'Octobre sur les exploiteurs, il a fallu toute cette période historique où les travailleurs commencèrent à discuter eux-mêmes des nouvelles conditions de vie et des nouvelles tâches pour qu'il fût possible de passer définitivement à des formes supérieures de discipline du travail, à une prise de conscience de la nécessité de la dictature du prolétariat, à une obéissance absolue aux ordres donnés pendant le travail par telle ou telle personne représentant le pouvoir des Soviets »..

« Il nous faut apprendre à conjuguer l'esprit démocratique des masses laborieuses, tel qu'il se manifeste dans les meetings, impétueux, débordant, pareil à une crue printanière, avec une discipline de fer pendant le travail, avec la soumission absolue pendant le travail à la volonté d'un seul, du dirigeant soviétique [3]

Le 29 avril 1918, le Comité exécutif central adoptait une résolution exprimant l'approbation absolue des idées maîtresses exposées dans ce rapport et chargeait son Présidium de les rédiger sous forme de thèses, comme tâches fondamentales du pouvoir soviétique. Nous ne faisons ainsi que répéter ce qui a été approuvé, il y a deux ans, dans une résolution officielle du Comité exécutif central. On s'efforce maintenant de nous faire rétrograder sur une question depuis longtemps résolue, une question tranchée et éclairée par le Comité exécutif central, qui a spécifié que la démocratie socialiste soviétique n'est nullement en contradiction avec le pouvoir personnel et la dictature, que la volonté d'une classe est parfois réalisée par un dictateur, qui parfois fait à lui seul davantage et est souvent plus nécessaire. En tout cas, notre attitude de principe envers la direction collective et personnelle n'a pas seulement été précisée depuis longtemps, mais a aussi été sanctionnée par le Comité exécutif central. A cet égard, notre congrès démontre cette triste vérité qu'au lieu d'aller de l'avant, depuis l'éclaircissement des questions de principe jusqu'aux questions pratiques, nous avançons comme les écrevisses. Si nous ne rejetons pas cette erreur, nous n'atteindrons pas nos objectifs économiques.

Je voudrais ajouter deux mots à propos de certaines observations du camarade Rykov. Il affirme que le Conseil des Commissaires du Peuple s'oppose à la fusion des commissariats économiques et, quand on dit que le camarade Rykov voudrait phagocyter le camarade Tsiouroupa, il répond : «Je ne m'oppose pas à me voir phagocyter par Tsiouroupa, pourvu que les commissariats économiques fusionnent. » Je sais où cela mène et je dois dire que la tentative du Conseil Supérieur de l'Economie, qui a voulu s'organiser en je ne sais quel bloc particulier de commissariats économiques, en dehors du Conseil de la Défense et du Conseil des Commissaires du Peuple, n'a pas échappé au Comité central qui l'a désapprouvée. Le Conseil de la Défense a maintenant pris le nom de Conseil du Travail et de la Défense. Vous voulez vous séparer du Commissariat à la Guerre qui donne les meilleures forces à la guerre et sans lequel vous ne pouvez même pas appliquer le travail obligatoire ; mais nous ne pouvons pas l'appliquer d'autre part sans le Commissariat à l'Intérieur. Si nous considérons les postes, nous ne pouvons pas envoyer une lettre sans le Commissariat des Postes et Télégraphes. Voyez le Commissariat de la Santé publique. Quelle politique économique poursuivrez-vous si les 70% de la population ont le typhus ? Il en résulte que toute affaire doit être concertée et circonscrite dans un Commissariat économique. C'est là un plan qui ne rime à rien ! Le camarade Rykov n'avait pas de raison sérieuse à donner. C'est pourquoi cette idée a été combattue, et le Comité central ne l'a pas soutenue.

Le camarade Rykov a fait du bloc qui s'esquisse entre le camarade Trotski et le camarade Goltsman l'objet de ses plaisanteries. Je voudrais dire quelques mots à ce sujet : un bloc entre les groupes du parti qui ont raison est toujours nécessaire. Ceci doit être toujours la condition obligatoire d'une bonne politique. Si le camarade Goltsman, que j'ai le regret de connaître trop peu, mais dont j'ai entendu parler comme du représentant parmi les métallurgistes de la tendance insistant surtout sur l'application des méthodes raisonnables - ce que soulignent aussi mes thèses -, si le camarade Goltsman insiste de ce point de vue sur la direction personnelle, cela ne peut être qu'extrêmement utile. Un bloc avec cette tendance serait éminemment utile. Si la représentation des syndicats est renforcée au Comité central, il sera utile qu'il y ait là des représentants de cette tendance qui, si elle est erronée sur certains points, est en revanche originale, a sa nuance propre, à côté des représentants extrêmes de la direction collective qui luttent au nom de la démocratie et sont dans l'erreur. Que les uns et les autres soient représentés au Comité central, et le bloc s'y formera. Que le Comité central soit formé de telle façon qu'on puisse y trouver, à l'aide d'un bloc, une base d'action pour opérer l'année entière et non la seule semaine du congrès. Nous avons constamment repoussé le principe de la représentation régionale, car elle implique trop de favoritisme régional. Au moment où il faut nous lier plus étroitement aux syndicats, veiller à chaque nuance des syndicats, avoir une bonne liaison, il est inévitable que le Comité central soit constitué de manière qu'il y ait une courroie de transmission avec les larges masses des syndicats (nous avons 600000 membres du parti et 3000000 de syndiqués), une courroie qui relie le Comité central à la fois avec la volonté commune des 600000 membres du parti et des 3000000 de syndiqués. Sans cette courroie de transmission nous ne pouvons pas gouverner. Plus nous avions conquis de régions : la Sibérie, le Kouban et l'Ukraine avec leurs populations paysannes, plus la tâche devenait difficile et plus la machine avance lourdement parce que le prolétariat est peu nombreux en Sibérie et assez faible en Ukraine. Mais nous savons que les ouvriers du Donetz et de Nikolaïev ont directement riposté à la défense de la direction collective semi-démagogique, dans laquelle le camarade Sapronov est tombé. Il est hors de doute que l'élément prolétarien est différent en Ukraine de ce qu'il est à Petrograd, Moscou et Ivanovo-Voznessensk, non qu'il y soit mauvais, mais en vertu de causes purement historiques. Il n'a pas eu à se tremper dans la famine, le froid et la lutte comme les prolétaires de Moscou et de Petrograd. Aussi, faut-il un lien avec les syndicats, une organisation du Comité central lui permettant de connaître les nuances non seulement des 600000 membres du parti, mais aussi des 3000000 de syndiqués, et de les diriger à tout moment comme un seul homme ! Cette organisation nous est nécessaire ! Tel est notre intérêt capital, notre intérêt politique, condition sans laquelle la dictature du prolétariat ne serait pas une dictature. Un bloc, bon, va pour un bloc ! Qu'il ne nous fasse pas peur, félicitons-nous-en plutôt et réalisons-le plus large et plus ferme dans les institutions centrales du parti!


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Allusion à la séance de la fraction du Conseil central des syndicats de Russie le 15 mars 1920, qui étudia les thèses de Tomski «Les tâches des syndicats». Dans son intervention Lénine critiqua sévèrement les thèses de Tomski, surtout le point 7 sur la collégialité dans la direction. Mais la fraction du Conseil central des syndicats de Russie, ayant adopté une position erronée, vota à la majorité les thèses de Tomski. [N.E.]

[2] Nom que les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires donnèrent démagogiquement au décret du Conseil des Commissaires du Peuple sur «La centralisation de la direction, la protection des chemins de fer et l'élévation de leur capacité de transport». [N.E.]

[3] Voir V. LÉNINE : Œuvres, Paris-Moscou, t.27, pp. 277, 278-282. [N.E.]


Archive Lénine
Table de matières Précédent Sommaire Haut de la page Suivant
Archive Internet des Marxistes