1916 |
L'ouvrage fondamental du marxisme analysant le mode de production capitaliste à l'époque impérialiste, celle "des guerres et des révolutions". |
L'impérialisme, stade suprême du capitalisme
V. LE PARTAGE DU MONDE ENTRE LES GROUPEMENTS CAPITALISTES
Les groupements de monopoles capitalistes - cartels, syndicats, trusts - se partagent tout d'abord le marché intérieur en s'assurant la possession, plus ou moins absolue, de toute la production de leur pays. Mais, en régime capitaliste, le marché intérieur est nécessairement lié au marché extérieur. Il y a longtemps que le capitalisme a créé le marché mondial. Et, au fur et à mesure que croissait l'exportation des capitaux et que s'étendaient, sous toutes les formes, les relations avec l'étranger et les colonies, ainsi que les "zones d'influence" des plus grands groupements monopolistes, les choses allaient "naturellement" vers une entente universelle de ces derniers, vers la formation de cartels internationaux.
Ce nouveau degré de concentration du capital et de la production à l'échelle du monde entier est infiniment plus élevé que les précédents. Voyons comment se forme ce supermonopole.
L'industrie électrique caractérise mieux que tout autre les progrès modernes de la technique, le capitalisme de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe. Et elle s'est surtout développée dans les deux nouveaux pays capitalistes les plus avancés : les Etats-Unis et l'Allemagne. En Allemagne, la concentration dans ce domaine a été particulièrement accélérée par la crise de 1900. Les banques, déjà suffisamment liées à l'industrie à cette époque, précipitèrent et accentuèrent au plus haut point pendant cette crise la ruine des entreprises relativement peu importantes, et leur absorption par les grandes entreprises. "En refusant tout secours aux entreprises qui avaient précisément le plus grand besoin de capitaux, écrit Jeidels, les banques provoquèrent d'abord un essor prodigieux, puis la faillite lamentable des sociétés qui ne leur étaient pas assez étroitement rattachées." [1]
Résultat : après 1900, la concentration progressa à pas de géant. Jusqu'en 1900, il y avait eu dans l'industrie électrique 8 ou 7 "groupes" formés chacun de plusieurs sociétés (au total 28) et dont chacun était soutenu par des banques au nombre de 2 à 11. Vers 1908-1912, tous ces groupes avaient fusionné pour n'en former que deux, voire un. Voici comment :
Felten & Guillaume | Lahmeyer | Union A.E.G. | Siemens & Halske | Schuckert & Cie | Bergmann | Kummer |
Felten & Lahmeyer | A.E.G. Soc. Gen. d'Electricité |
Siemens & Halske-Schuckert |
Bergmann | Krach en 1900 |
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A.E.G. Soc. Gen. d'Electricité |
Siemens & Halske-Schuckert | |||||
Collaboration étroite de puis 1906 |
La fameuse A.E.G. (Société Générale d'Electricité) contrôle au terme de ce développement 175 à 200 sociétés (selon le système des "participations") et dispose au total d'un capital d'environ 1,5 milliard de marks. A elles seules, ses représentations directes à l'étranger sont au nombre de 34, dont 12 sociétés par actions, dans plus de 10 Etats. Dès 1904, les capitaux investis par l'industrie électrique allemande à l'étranger étaient évalués à 233 millions de marks, dont 62 millions en Russie. Inutile de dire que la "Société Générale d'Electricité" est une immense entreprise "combinée" (ses sociétés industrielles de fabrication sont à elles seules au nombre de 16), produisant les articles les plus variés, depuis les câbles et isolateurs jusqu'aux automobiles et aux appareils volants.
Mais la concentration en Europe a été aussi partie intégrante du processus de concentration en Amérique. Voici comment cela s'est fait
General Electric Co. |
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Etats-unis : | La compagnie Thomson Houston fonde une firme pour l'Europe | La compagnie Edison fonde pour l'Europe la société française Edison, qui transmet ses brevets à une société allemande |
Allemagne : | Société d'électricité Union | Société Générale d'Electricité (A.E.G.) |
Société Générale d'Electricité (A.E.G.) |
Ainsi se sont constituées deux "puissances" de l'industrie électrique. "Il n'existe pas au monde d'autres sociétés d'électricité qui en soient entièrement indépendantes", écrit Heinig dans son article "La voie du trust de l'électricité". Quant au chiffre d'affaires et à l'importance des entreprises des deux "trusts", les chiffres suivants en donnent une idée, encore que très incomplète :
Chiffre d'affaire |
Nombre de |
Bénéfices nets |
||
Amérique : General Electric Co. (G.E.C.) | 1907 | 252 | 28 000 | 35,4 |
1910: | 298 | 32 000 | 45,6 | |
Allemagne : Société Générale d'Electricité (A.E.G.) | 1907: | 216 | 30 700 | 14,5 |
1910: | 362 | 60 800 | 21,7 |
Et voilà qu'en 1907, entre les trusts américain et allemand, intervient un accord pour le partage du monde. La concurrence cesse entre eux. Le G.E.C. "reçoit" les Etats-Unis et le Canada; l'A.E.G. "obtient" l'Allemagne, l'Autriche, la Russie, la Hollande, le Danemark, la Suisse, la Turquie, les Balkans. Des accords spéciaux, naturellement secrets, règlent l'activité des filiales, qui pénètrent dans de nouvelles branches de l'industrie et dans les pays "nouveaux" qui ne sont pas encore formellement inclus dans le partage. Il s'institue un échange d'expérience et d'inventions [2].
On conçoit toute la difficulté de la concurrence contre ce trust, pratiquement unique et mondial, qui dispose d'un capital de plusieurs milliards et a des "succursales", des représentations, des agences, des relations, etc., en tous les points du globe. Mais ce partage du globe entre deux trusts puissants n'exclut certes pas un nouveau partage, au cas où le rapport des forces viendrait à se modifier (par suite d'une inégalité dans le développement, de guerres, de faillites, etc.)
L'industrie du pétrole fournit un exemple édifiant d'une tentative de repartage de ce genre, de lutte pour ce nouveau partage.
"Le marché mondial du pétrole, écrivait en 1905 Jeidels, est aujourd'hui encore, partagé entre deux grands groupes financiers : la "Standard Oil Company" de Rockefeller et les maîtres du pétrole russe de Bakou, Rothschild et Nobel. Les deux groupes sont étroitement liés, mais, depuis, plusieurs années, leur monopole est menacé par cinq ennemis [3]" : 1) l'épuisement des ressources pétrolières américaines; 2) la concurrence de la firme Mantachev de Bakou; 3) les sources de pétrole d'Autriche et 4) celles de Roumanie; 5) les sources de pétrole d'outre-Océan, notamment dans les colonies hollandaises (les firmes richissimes Samuel et Shell, liées également au capital anglais). Les trois derniers groupes d'entreprises sont liées aux grandes banques allemandes, la puissante "Deutsche Bank" en tête. Ces banques ont développé systématiquement et de façon autonome l'industrie du pétrole, par exemple en Roumanie, pour avoir "leur propre" point d'appui. En 1907, la somme des capitaux étrangers investis dans l'industrie roumaine du pétrole se montait à 185 millions de francs, dont 74 millions de provenance allemande [4].
On vit alors débuter ce qu'on appelle, dans la littérature économique, une lutte pour le "partage du monde". D'une part, la "Standard Oil" de Rockefeller, voulant tout avoir, fonda en Hollande même une société filiale, accaparant les sources pétrolifères des Indes néerlandaises et cherchant ainsi à atteindre son ennemi principal, le trust hollando-britannique de la "Shell". De leur côté, la "Deutsche Bank" et les autres banques berlinoises cherchèrent à "garder" la Roumanie et à l'associer à la Russie contre Rockefeller. Ce dernier disposait de capitaux infiniment supérieurs et d'une excellente organisation pour le transport du pétrole et sa livraison aux consommateurs. La lutte devait se terminer, et elle se termina effectivement en 1907, par la défaite totale de la "Deutsche Bank", qui se trouva placée devant l'alternative de liquider ses "intérêts pétroliers" en perdant des millions, ou de se soumettre. C'est cette dernière solution qui l'emporta; il fut conclu avec la "Standard Oil" un contrat fort désavantageux pour la "Deutsche Bank" par lequel cette dernière s'engageait à "ne rien entreprendre qui pût nuire aux intérêts américains"; toutefois, une clause prévoyait l'annulation du contrat au cas où l'Allemagne introduirait, par voie législative, le monopole d'Etat sur le pétrole.
Alors commence la "comédie du pétrole". Un des rois de la finance allemande, von Gwinner, directeur de la "Deutsche Bank", déclenche par l'intermédiaire de son secrétaire privé Stauss, une campagne pour le monopole des pétroles. L'appareil formidable de la grande banque berlinoise, avec ses vastes "relations", est mis en branle; la presse, délirante, déborde de clameurs "patriotiques" contre le "joug" du trust américain et, le 15 mars 1911, le Reichstag adopte, presque à l'unanimité, une motion invitant le gouvernement à présenter un projet de monopole pour le pétrole. Le gouvernement se saisit de cette idée "populaire", et la "Deutsche Bank", qui voulait duper son associé américain et améliorer sa situation à l'aide du monopole d'Etat, paraissait gagner la partie. Déjà les magnats allemands du pétrole escomptaient des bénéfices fabuleux, qui devaient ne le céder en rien à ceux des sucriers russes... Mais, premièrement, les grandes banques allemandes se brouillèrent au sujet du partage du butin, et la "Disconto-Gesellschaft" dévoila les visées intéressées de la "Deutsche Bank"; ensuite, le gouvernement eut peur à l'idée d'engager la lutte avec Rockefeller, car il était fort douteux que l'Allemagne pût réussir à se procurer du pétrole en dehors de ce dernier (la production roumaine étant peu importante). Enfin (1913) le crédit d'un milliard destiné aux préparatifs de guerre de l'Allemagne fut accordé et le projet de monopole se trouva reporté. La "Standard Oil" de Rockefeller sortait momentanément victorieuse de la lutte.
La revue berlinoise Die Bank disait à ce propos que l'Allemagne ne pourrait combattre la "Standard Oil" qu'en instituant le monopole du courant électrique et en transformant la force hydraulique en électricité à bon marché. Mais, ajoutait l'auteur de l'article, "le monopole de l'électricité viendra au moment où les producteurs en auront besoin, c'est-à-dire quand l'industrie électrique sera au seuil d'une nouvelle grande faillite; quand les gigantesques centrales électriques si coûteuses, construites partout aujourd'hui par les "consortiums" privés de l'industrie électrique et pour lesquelles ces "consortiums" se voient dès maintenant attribuer certains monopoles par les villes, les Etats, etc., ne pourront plus travailler dans des conditions profitables. Dès lors il faudra avoir recours aux forces hydrauliques. Mais on ne pourra pas les transformer aux frais de l'Etat en électricité à bon marché; il faudra une fois de plus les remettre à un "monopole privé contrôlé par l'Etat", l'industrie privée ayant déjà conclu une série de marchés et s'étant réservé d'importants privilèges... Il en fut ainsi du monopole des potasses; il en est ainsi de celui du pétrole; il en sera de même du monopole de l'électricité. Nos socialistes d'Etat, qui se laissent aveugler par de beaux principes, devraient enfin comprendre qu'en Allemagne les monopoles n'ont jamais eu pour but ni pour résultat d'avantager les consommateurs, ou même de laisser à l'Etat une partie des bénéfices de l'entreprise, mais qu'ils ont toujours servi à assainir, aux frais de l'Etat, l'industrie privée dont la faillite est imminente [5] ".
Voilà les aveux précieux que sont obligés de faire les économistes bourgeois d'Allemagne. Ils montrent nettement que les monopoles privés et les monopoles d'Etat s'interpénètrent à l'époque du Capital financier, les uns et les autres n'étant que des chaînons de la lutte impérialiste entre les plus grands monopoles pour le partage du monde.
Dans la marine marchande, le développement prodigieux de la concentration a également abouti au partage du monde. En Allemagne, on voit au premier plan deux puissantes sociétés, la "Hamburg-America" et la "Nord-Deutsche Lloyd", ayant chacune un capital de 200 millions de marks (actions et obligations) et possédant des bateaux à vapeur d'une valeur de 185 à 189 millions de marks. D'autre part, en Amérique, le 1er janvier 1903, s'est formé le trust dit de Morgan, la "Compagnie Internationale du commerce maritime", qui réunit neuf compagnies de navigation américaines et anglaises et dispose d'un capital de 120 millions de dollars (480 millions de marks). Dès 1903, les colosses allemands et ce trust anglo-américain concluaient un accord pour le partage du monde, en relation avec le partage des bénéfices. Les sociétés allemandes renonçaient à concurrencer leur rival dans les transports entre l'Angleterre et l'Amérique. On avait précisé à qui serait "attribué" tel ou tel port, on avait créé un comité mixte de contrôle, etc. Le contrat était conclu pour vingt ans, avec cette prudente réserve qu'il serait frappé de nullité en cas de guerre [6].
Extrêmement édifiante aussi est l'histoire de la création du cartel international du rail. C'est en 1884, au moment d'une grave dépression industrielle, que les usines de rails anglaises, belges et allemandes firent une première tentative pour constituer ce cartel. Elles s'entendirent pour ne pas concurrencer sur le marché intérieur les pays touchés par l'accord, et se partagèrent le marché extérieur comme suit : Angleterre, 66%; Allemagne, 27%; Belgique, 7%. L'Inde fut attribuée entièrement à l'Angleterre. Une firme anglaise étant restée en dehors du cartel, il y eut contre elle une lutte commune, dont les frais furent couverts par un pourcentage prélevé sur le total des ventes effectuées. Mais, en 1886, lorsque deux firmes anglaises sortirent du cartel, celui-ci s'effondra. Fait caractéristique : l'entente ne put se réaliser dans les périodes ultérieures d'essor industriel.
Au début de 1904, un syndicat de l'acier est fondé en Allemagne. En novembre 1904, le cartel international du rail est reconstitué comme suit : Angleterre, 53,5%; Allemagne, 28,83%; Belgique, 17,67%. La France y adhéra par la suite avec respectivement 4,8%, 5,8%, et 6,4% pour la première, la deuxième et la troisième année, au-delà de 100%, soit pour un total de 104,8%, etc. En 1905, la "Steel Corporation" américaine y adhérait à son tour, puis l'Autriche et l'Espagne.
"A l'heure actuelle, écrivait Vogelstein en 1910, le partage du monde est achevé, et les grands consommateurs, les chemins de fer d'Etat en premier lieu, peuvent, puisque le monde est déjà partagé et qu'on n'a pas tenu compte de leurs intérêts, habiter comme le poète dans les cieux de Jupiter [7]."
Mentionnons encore le syndicat international du zinc, fondé en 1909, qui partagea exactement le volume de la production entre cinq groupes d'usines : allemandes, belges, françaises, espagnoles, anglaises, puis le trust international des poudres, dont Liefmann dit que c'est "une étroite alliance, parfaitement moderne, entre toutes les fabriques allemandes d'explosifs, qui se sont en quelque sorte partagé le monde entier avec les fabriques françaises et américaines de dynamite, organisées de la même manière [8]".
Au total, Liefmann dénombrait en 1897 près de quarante cartels internationaux auxquels participait l'Allemagne, et vers 1910, environ une centaine.
Certains auteurs bourgeois (auxquels vient de se joindre K. Kautsky, qui a complètement renié sa position marxiste, celle de 1909 par exemple) ont exprimé l'opinion que les cartels internationaux, une des expressions les plus accusées de l'internationalisation du capital, permettaient d'espérer que la paix régnerait entre les peuples en régime capitaliste. Du point de vue de la théorie, cette opinion est tout à fait absurde; et du point de vue pratique, c'est un sophisme et un mode de défense malhonnête du pire opportunisme. Les cartels internationaux montrent à quel point se sont développés aujourd'hui les monopoles capitalistes, et quel est l'objet de la lutte entre les groupements capitalistes. Ce dernier point est essentiel; lui seul nous révèle le sens historique et économique des événements, car les formes de la lutte peuvent changer et changent constamment pour des raisons diverses, relativement temporaires et particulières, alors que l'essence de la lutte, son contenu de classe, ne saurait vraiment changer tant que les classes existent. On comprend qu'il soit de l'intérêt de la bourgeoisie allemande, par exemple, à laquelle s'est en somme rallié Kautsky dans ses développements théoriques (nous y reviendrons plus loin), de camoufler le contenu de la lutte économique actuelle (le partage du monde) et de souligner tantôt une, tantôt une autre forme de cette lutte. Kautsky commet la même erreur. Et il ne s'agit évidemment pas de la bourgeoisie allemande, mais de la bourgeoisie universelle. Si les capitalistes se partagent le monde, ce n est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s'engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices; et ils le partagent "proportionnellement aux capitaux", "selon les forces de chacun", car il ne saurait y avoir d'autre mode de partage en régime de production marchande et de capitalisme. Or, les forces changent avec le développement économique et politique; pour l'intelligence des événements, ils faut savoir quels problèmes sont résolus par le changement du rapport des forces; quant à savoir si ces changements sont "purement" économiques ou extra-économiques (par exemple, militaires), c'est là une question secondaire qui ne peut modifier en rien le point de vue fondamental sur l'époque moderne du capitalisme. Substituer à la question du contenu des luttes et des transactions entre les groupements capitalistes la question de la forme de ces luttes et de ces transactions (aujourd'hui pacifique, demain non pacifique, après-demain de nouveau non pacifique), c'est s'abaisser au rôle de sophiste.
L'époque du capitalisme moderne nous montre qu'il s'établit entre les groupements capitalistes certains rapports basés sur le partage économique du monde et que, parallèlement et conséquemment, il s'établit entre les groupements politiques, entre les Etats, des rapports basés sur le partage territorial du monde, sur la lutte pour les colonies, la "lutte pour les territoires économiques ".
Notes
[1] JEIDELS : ouvr. cité, p. 232
[2] RIESSER : ouvr. cité, DIOURITCH : ouvr. cité; p. 239; Rurt HEINIG : article cité.
[3] JEIDELS : ouvr. cité, pp. 192.
[4] DIOURITCH : ouvr. cité, pp. 245.
[5] Die Bank, 1912, n°1, p. 1036; 1912 n°2, pp. 629; 1913, n°1, p. 388
[6] RIESSER : ouvr. cité, p. 125.
[7] VOGELSTEIN : Organisationsformen, p. 100.
[8] LIEFMANN : Kartelle und Trusts, 2e édition, p. 161.