1904 |
1904 : Lénine tire un bilan complet du deuxième congrès de la social-démocratie russe, de la scission entre bolchéviks et menchéviks... |
Un pas en avant, deux pas en arrière
Tableau d’ensemble de la lutte au congrès. L’aile révolutionnaire et l’aile opportuniste du Parti
Maintenant que nous avons terminé l'analyse des débats et des votes, il nous faut dresser le bilan afin de pouvoir, en nous basant sur tous les documents du congrès, répondre à la question suivante : quels éléments, groupes et nuances ont fini par former la majorité et la minorité que nous avons vues, lors des votes, et qui devaient constituer pour un temps, la division fondamentale de notre Parti ? Il est nécessaire de faire le bilan de la riche documentation ayant trait aux nuances de principe, en matière de théorie et de tactique, que nous offrent les procès-verbaux du congrès. Sans un « relevé » général, sans un tableau d’ensemble de tout le congrès et des principaux groupements, lors des votes, cette documentation reste trop morcelée, éparse, de sorte qu'à première vue tels ou tels groupements paraissent accidentels, surtout pour quiconque ne se donne pas la peine d'étudier, en toute indépendance et par le détail, les procès-verbaux du congrès (en est‑il beaucoup parmi les lecteurs qui se soient donné cette peine ?).
Dans les comptes rendus du Parlement anglais, on retrouve souvent le mot caractéristique de division. La Chambre s'est « divisée » en une certaine majorité et minorité, dit‑on, au sujet d'un vote. La « division » de notre Chambre social‑démocrate lors de la discussion des diverses questions au congrès nous fournit sur la lutte au sein du Parti, sur ses nuances d'opinion et ses groupes, un tableau incomparable d'une plénitude et d'une précision uniques en leur genre. Pour rendre ce tableau plus net, pour obtenir un vrai tableau, et non un amas de faits et d'incidents décousus, épars et isolés, pour mettre fin aux interminables et stupides discussions sur certains votes (qui a voté pour l'un ? qui a soutenu l'autre ?), j'ai essayé de représenter, sous forme de diagramme, les principaux types de « divisions » à notre congrès. Ce procédé à coup sûr paraîtra étrange à bien de gens, mais je doute fort que l'on puisse trouver une autre méthode permettant vraiment de systématiser et de résumer d'une manière aussi complète et aussi précise. Quand il y a eu vote nominal, on peut déterminer avec une précision absolue si tel ou tel délégué a voté pour ou contre une proposition; pour certains votes importants qui ne sont pas nominaux, on peut, en se basant sur les procès-verbaux, élucider la question avec un haut degré de probabilité, sans trop s'éloigner de la vérité. Et si l'on prend en considération tous les votes nominaux, de même que tous les votes non nominaux sur des questions de quelque importance (on tenant compte, par exemple, de l'ampleur et de la passion des débats), on aura un tableau de la lutte intérieure de notre Parti, une image aussi objective que possible, étant donné la documentation dont nous disposons. De plus, au lieu de donner une image photographique, c'est‑à‑dire celle de chaque vote pris séparément, nous tâcherons de faire un tableau, c'est‑à‑dire que nous indiquerons les principaux types de votes, en laissant de côté les exceptions et variations relativement peu importantes, qui ne feraient qu'embrouiller les choses. En tout cas, chacun pourra, en se basant sur les procès-verbaux, vérifier le moindre détail de notre tableau, le compléter par le vote que l'on voudra, en un mot le critiquer non seulement par des arguments, des doutes ou invocations d'exemples isolés, mais en traçant un tableau différent avec la même documentation à l'appui.
En portant sur le diagramme tous les délégués qui ont pris part au vote, nous indiquerons avec différentes hachures les quatre groupes fondamentaux que nous avons suivis en détail tout le long des débats au congrès, à savoir : 1° les iskristes de la majorité; 2° les iskristes de la minorité; 3° le « centre » et 4° les anti‑iskristes. Nous avons constaté dans une foule d'exemples; et s'il en est à qui les noms de ces groupes déplaisent, parce que rappelant trop aux amateurs de zigzags l'organisation de l'Iskra et l’orientation de l’Iskra, nous leur dirons que le nom importe peu. Maintenant que nous avons repéré les nuances à travers tous les débats du congrès, il est aisé de substituer aux appellations de parti, déjà établies et devenues familières (appellations qui blessent l'oreille de certains), la caractéristique de ce qui fait l'essence des nuances entre les groupes. Une telle substitution nous donnerait pour ces mêmes quatre groupes les appellations suivantes : 1° les social‑démocrates révolutionnaires conséquents; 2° les petits opportunistes, 3° les opportunistes moyens et 4° les grands opportunistes (grands à l'échelle russe). Espérons que ces appellations choqueront moins ceux qui depuis quelque temps ont commencé à se persuader et a persuader les autres que « iskriste » est une appellation qui n'embrasse que le « cercle », et non l'orientation.
Passons à la description détaillée des types de votes figurant dans ce diagramme (voir le diagramme : « Tableau d'ensemble de la lutte au congrès »).
Le premier type de votes (A) englobe les cas où le « centre » a marché avec les iskristes contre les anti‑iskristes ou une partie d'entre eux. Il comprend le vote sur le programme dans son ensemble (seul Akimov s'est abstenu, les autres étaient pour), le vote sur la résolution de principe condamnant la fédération (tous, à l'exception de cinq bundistes, ont voté pour), le vote sur le paragraphe 2 des statuts du Bund (cinq bundistes contre nous, cinq abstentions : Martynov, Akimov, Brucker et Makhov, ce dernier avec deux voix; les autres avec nous); c'est ce vote qui figure dans le diagramme A. Ensuite, les trois votes sur la proposition confirmant l'Iskra organe central du Parti étaient aussi du même type; la rédaction (cinq voix) s'est abstenue; lors des trois votes, deux furent contre (Akimov et Brucker); en outre, lors du vote des motifs de confirmation de l'Iskra, cinq bundistes et Martynov s'abstinrent [1].
Le type de vote envisagé répond à une question d'importance, du plus vif intérêt : quand le « centre » du congrès a‑t‑il suivi les iskristes ? Ou bien lorsque, à peu d'exceptions près, les anti‑iskristes eux aussi étaient avec nous (adoption du programme, confirmation de l'Iskra indépendamment des motifs), ou bien lorsqu'il s'agissait de déclarations qui n'obligeaient pas encore directement à une attitude politique précise (reconnaître le travail d'organisation de l'Iskra n'oblige pas encore à appliquer en fait, aux groupes particuliers, sa politique en matière d'organisation; rejeter le principe d'une fédération n'empêche pas de s'abstenir quand est posée la question d'un projet concret de fédération, comme nous l'avons vu par l'exemple du camarade Makhov). Nous avons déjà vu plus haut, à propos de la signification des groupements au congrès en général, combien cette question est mal présentée dans l'exposé officiel de l'officielle Iskra qui (par la bouche de Martov) estompe, escamote la différence entre les iskristes et le « centre », entre les social‑démocrates révolutionnaires conséquents et les opportunistes en invoquant des cas où les anti‑iskristes eux-mêmes ont marché avec nous ! Même les opportunistes allemands et français les plus « à droite » dans les partis social‑démocrates ne votent pas contre quand il s'agit de questions comme l'adoption du programme dans son ensemble.
Le deuxième type de vote (B) comprend les cas où les iskristes, conséquents ou non, ont fait bloc contre tous les anti‑iskristes et tout le « centre ». C'étaient principalement les cas où il s'agissait d'appliquer les plans concrets et définis de la politique de l'Iskra de reconnaître l'Iskra en fait, et pas seulement en paroles. Ici se rapportent l'incident du Comité d'organisation [2], la mise en première place de la question relative à la situation du Bund dans la Parti, la dissolution du groupe Ioujny Rabotchi, deux votes sur le programme agraire et enfin, sixièmement, le vote contre l' Union des social‑démocrates russes à l'étranger (Rabotchéïé Diélo), c'est‑à‑dire la reconnaissance de la Ligue comme seule organisation du Parti à l'étranger. Le vieux système des cercles, celui d'avant la formation du Parti, les intérêts des organisations ou petits groupes opportunistes, la compréhension étroite du marxisme, affrontaient ici la politique conséquente et strictement conforme aux principes de la social‑démocratie révolutionnaire. Les iskristes de la minorité nous ont encore suivis en mainte occasion dans nombre de votes extrêmement importants (du point de vue du Comité d'organisation, du Ioujny Rabotchi, du Rabotchéïé Diélo)... jusqu'au moment où leur propre esprit de cercle, leur propre inconséquence furent mis en jeu. Les « divisions » du type envisagé montrent clairement que dans nombre de questions concernant l'application de nos principes le centre a marché avec les anti‑iskristes, étant beaucoup plus près d'eux que de nous; que pratiquement il penchait beaucoup plus pour l'aile opportuniste que pour l'aile révolutionnaire de la social‑démocratie. Les « iskristes » de nom, rougissant d'être iskristes, ont montré leur vraie nature; et la lutte inévitable fit naître une assez grande irritation, qui cachait aux yeux des éléments les moins réfléchis et les plus impressionnables la signification des nuances de principe que cette lutte révélait. Mais maintenant que le feu de la lutte s'est un peu calmé et que les procès-verbaux sont restés comme la quintessence objective d'une série de luttes ardentes, maintenant seuls des gens qui ne veulent pas voir, ne s'aperçoivent
Pas que l'alliance des Makhov et des Egorov avec les Akimov, pas que et les Liber n'était pas un effet du hasard, et ne pouvait l'être. Il ne reste à Martov et à Axelrod qu'à éluder une analyse ample et précise des procès-verbaux, ou bien à essayer de remanier rétrospectivement leur ligne de conduite au congrès, au moyen de toute sorte d'expressions de regret. Comme si l'on pouvait, par le regret, éviter la différence de points de vue et la différence de politique ! Comme si l'alliance actuelle de Martov et Axelrod avec Akimov, Brucker et Martynov pouvait contraindre notre Parti, reconstitué au II° Congrès, à oublier la lutte que les iskristes ont soutenue contre les anti‑iskristes pendant presque toute la durée du congrès !
Ce qui caractérise le troisième type de votes au congrès, représenté par les trois dernières parties du diagramme (C, D et E), c'est qu'une faible partie des iskristes se détache et passe du côté des anti‑iskristes qui,pour cette raison, l'emportent (tant qu'ils restent au congrès). Pour montrer avec une exactitude absolue le développement de cette fameuse coalition de la minorité iskriste avec les anti‑iskristes, dont le seul rappel provoquait chez Martov des adresses hystériques au congrès, nous indiquons les trois types essentiels de votes nominaux de ce genre. C ‑ le vote sur l'égalité des langues (nous prenons le dernier des trois votes nominaux sur cette question, comme étant le plus complet). Tous les anti‑iskristes et le centre tout entier se dressent comme un seul homme contre nous, alors qu'une partie de la majorité et une partie de la minorité se séparent des iskristes. On ne voit pas encore quels iskristes sont capables de former une coalition définitive et solide avec la « droite » opportuniste du congrès. Puis,vient le type D ‑ le vote le § 1 des statuts (des deux votes nous indiquons le plus précis, celui qui s'est fait sans aucune abstention). La coalition se dessine avec plus de relief et devient plus solide [3] : les iskristes de la minorité sont déjà tous aux côté d'Akimov et de Liber; parmi les iskristes de la majorité il n'y en a qu'un tout petit nombre pour les suivre, ce qui compense les trois délégués du « centre » et l'anti‑iskriste passés de notre côté. Un simple coup d’œil sur le diagramme suffit pour voir quels sont les éléments qui, par hasard et, momentanément, se sont rangés tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et quels sont ceux qui allaient irrésistiblement vers une solide coalition avec les Akimov. Au dernier vote (E ‑ élections à l'organe central, au Comité Central et au Conseil du Parti), qui représente justement la division définitive en majorité et minorité, on aperçoit clairement la fusion totale de la minorité iskriste avec tout le « centre » et avec les restes des anti‑iskristes. A ce moment, des huit anti‑iskristes, seul le camarade Brucker était resté au congrès (Akimov lui avait déjà expliqué sa faute et il avait pris la place qui lui revenait de droit parmi les partisans de Martov). Le départ des sept opportunistes les plus « à droite » décida du sort des élections contre Martov [4].
Et maintenant, forts des données objectives concernant les votes de chaque type, faisons le bilan du congrès.
On a beaucoup parlé du caractère « fortuit » dela majorité à notre congrès. C'est par ce seul argument que le camarade Martov se consolait dans son Encore une fois en minorité. Le diagramme montre clairement qu'en un sens, mais en un seul, la majorité peut être qualifiée de fortuite : dans ce sens précisément que le départ des sept délégués les plus opportunistes de la « droite »auraitété fortuit. Dans la mesure où ce retrait a été fortuit (mais pas plus) notre majorité a été fortuite elle aussi. Un simple coup d’œil sur le diagramme montrera mieux que de longues dissertations, de quel côté auraient été, auraient dû être ces sept délégués [5]. Mais l'on se demande : jusqu'à quel point peut‑on vraiment considérer le retrait de ces sept délégués comme fortuit ? Question que n'aiment pas à se poser les gens qui parlent volontiers du caractère « fortuit » de la majorité. Question désagréable. Est‑ce par hasard que les représentants les plus résolus de l'aile droite de notre Parti se sont retirés du congrès, et non ceux de l'aile gauche ? Est‑ce par hasard que les opportunistes sesont retirés, et non les social‑démocrates révolutionnaires conséquents ? Ce retrait « fortuit » n'est‑il pas en quelque rapport avec la lutte contre l'aile opportuniste, qui s'est livrée pendant tout le congrès et qui apparaît avec une telle évidence dans notre diagramme ?
Il suffit de poser ces questions, si désagréables à la minorité, pour comprendre quel fait recouvrent ces propos sur le caractère fortuit de la majorité. C'est ce fait certain et indiscutable que la minorité était composée des membres de notre Parti les plus portés vers l'opportunisme. La minorité était constituée par les éléments du Parti les moins stables sur le plan théorique, les moins conséquents au point de vue des principes. Elle était formée précisément de l'aile droite du Parti. La division en majorité et minorité est la suite directe et inévitable de cette division de la social‑démocratie en aile révolutionnaire et aile opportuniste, en Montagne et Gironde, division qui ne date point d'hier, qui n'est pas propre au seul Parti ouvrier russe, et qui ne disparaîtra certes pas de sitôt.
Ce fait est d'une importance capitale pour expliquer les uses et les avatars de nos divergences. Essayer de l'esquiver en niant ou voilant la lutte au congrès et les nuances de principe qui s'y sont manifestées, c'est se décorner un brevet de complète indigence intellectuelle et politique. Et pour réfuter ce fait, il faudrait, premièrement, montrer que le tableau général des votes et des « divisions » à notre congrès du Parti est différent de celui que je propose; il faudrait, deuxièmement, montrer que, dans toutes les questions sur lesquelles le congrès s'est « divisé », les social‑démocrates révolutionnaires les plus conséquents, ceux qui en Russie avaient pris le nom d'iskristes [6], avaient tort quant au fond. Essayez donc de le démontrer, messieurs !
Le fait que la minorité était composée des éléments du Parti les plus opportunistes, les moins stables et les moins conséquents fournit, entre autres, une réponse aux nombreuses ses perplexités et objections adressées à la majorité par des gens qui connaissent mal la question ou ne l'ont pas suffisamment creusée. N'est‑il pas futile, nous dit‑on, de vouloir expliquer les divergences par une petite erreur du camarade Martov et du camarade Axelrod ? Oui, messieurs, l'erreur du camarade Martov n'était pas grande (je l'ai moi‑même déclaré au congrès dans le feu de la lutte); mais cette petite faute pouvait causer (et a déjà causé) beaucoup de tort, le camarade Martov s'étant laissé gagner par des délégués qui avaient commis toute une série d'erreurs et qui, sur toute une série de questions, avaient montré un penchant vers l'opportunisme et une absence de fermeté quant aux principes. Que les camarades Martov et Axelrod aient manqué de fermeté, voilà un fait individuel et de peu d'importance; par contre, fait non individuel mais concernant le Parti et qu'on ne saurait dire de peu d'importance, c'est qu'une minorité très, très importante a été formée de tous les éléments les moins stables, de tous ceux qui ne reconnaissaient nullement l'orientation de l'Iskra et la combattaient ouvertement ou qui la reconnaissaient en paroles, mais en réalité suivaient bien souvent les anti-iskristes.
N'est‑il pas ridicule de vouloir expliquer les divergences par la domination de l'esprit de cercle racorni et le philistinisme révolutionnaire dans le petit groupe de l'ancienne rédaction de l'Iskra ? Non, cela n'est pas ridicule, car tous ceux qui dans notre Parti pendant le congrès, ont lutté en faveur de tout esprit de cercle; tous ceux qui en général, étaient incapables de s'élever audessus du philistinisme révolutionnaire; tous ceux qui invoquaient le caractère « historique » du philistinisme et de l'esprit de clocher pour justifier et conserver ce mal, ‑ ceux-là ont prêté leur appui à cette tendance individualiste. On pourrait encore, à la rigueur, considérer comme fortuit le fait que d'étroits intérêts de coterie l'aient emporté sur l'esprit de parti, dans le petit groupe de la rédaction de l'Iskra. Mais ce n'est pas par hasard que, pour défendre cet esprit de cercle, se sont dressés comme un seul homme les Akimov et les Brucker, auxquels n'était pas moins chère (sinon plus) la « continuité historique » du célèbre comité de Voronèje et de la fameuse Organisation ouvrière de Pétersbourg [7], les Egorov qui pleuraient aussi amèrement (sinon davantage) l'« assassinat » du Rabotchéié Diélo que l'« assassinat » de l'ancienne rédaction, les Makhov, etc., etc. Dis‑moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es, dit la sagesse populaire. Dis‑moi qui est ton allié politique, qui vote pour toi, je te dirai quelle ta physionomie politique.
L'erreur peu grave du camarade Martov et du camarade Axelrod est restée et aurait pu rester peu grave, tant qu'elle servit pas de point de départ à une alliance solide entre eux et toute l'aile opportuniste de notre Parti, tant qu'elle ne conduisit pas, du fait de cette alliance, à des rechutes d’opportunisme, à la revanche de tous ceux que l'Iskra avait combattus, et qui saisissaient avec joie l'occasion depouvoir décharger leur colère sur les partisans conséquents de la social‑démocratie révolutionnaire. Les événements quisuivirent le congrès ont justement abouti à ce fait : nous voyons se manifester dans la nouvelle Iskra des rechutes d'opportunisme, la revanche des Akimov et des Brucker (cf. la feuille publiée par le comité de Voronèje), la jubilation des Martynov auxquels il est enfin (enfin !) donné dans l'Iskra exécrée, la possibilité de lancer une ruade à l'« ennemi » exécré pour tous les griefs du passé, quels qu'ils soient. Cela nous montre d'une façon particulièrement claire à quel point était nécessaire le « rétablissement de l'ancienne rédaction de l'Iskra » (tiré de l'ultimatum du camarade, Starover en date du 3 novembre 1903) pour conserver la« continuité » iskriste...
Pris en soi, il n'y avait rien de terrible et rien de critique, ni même absolument rien d'anormal dans le fait que le congrès (et le Parti) se soit divisé en une gauche et unedroite, en une aile révolutionnaire et une aile opportuniste. Au contraire, toutes ces dix dernières années de l'histoire de la social‑démocratie russe (et pas seulement russe) ont conduit nécessairement, inéluctablement à cette division. Qu'une série d'erreurs très peu graves commises par l'aile droite, de divergences peu importantes (relativement) aient provoqué la division, cette circonstance (qui parait choquante pour un observateur superficiel et un esprit philistin) a été un grand pas en avant pour tout notre Parti. Auparavant, notre désaccord portait sur de graves questions qui, parfois, pouvaient même justifier une scission; aujourd'hui, nous nous sommes mis d'accord sur tous les points graves et importants; ce qui nous sépare maintenant, ce sont simplement des nuances sur lesquelles on peut et l'on doit discuter, mais pour lesquelles il serait absurde et puéril de se séparer (comme l'a très justement dit le camarade Plékhanov dans un article intéressant, intitulé Ce qu'il ne faut pas faire; nous y reviendrons d'ailleurs). Maintenant que l'attitude anarchiste de la minorité, après le congrès, a presque conduit à une scission dans le Parti, on peut rencontrer souvent des sages qui vous disent : était-ce bien la peine de se battre au congrès pour des bagatelles comme l'incident du Comité d'organisation, la dissolution du groupe Ioujny Rabotchi ou de celui du Rabotchéïé Diélo, le §1, la dissolution de l'ancienne rédaction, etc. Raisonner de la sorte [8], c'est propager en fait un point de vue de cercle dans les affaires du Parti : la lutte des nuances dans le Parti est inévitable et nécessaire tant qu'elle ne conduit pas à l'anarchie et à la scission, tant qu'elle se poursuit dans les limites approuvées, d'un commun accord, par tous les camarades et membres du Parti. Et notre lutte au congrès contre l'aile droite du Parti, contre Akimov et Axelrod, contre Martynov et Martov, ne sortait nullement de ces limites. Il suffit de rappeler deux faits qui en témoignent de façon incontestable : l° Lorsque les camarades Martynov et Akimov s'apprêtaient à quitter le congrès, nous étions tous prêts à écarter par tous les moyens l'idée d'une « offense », nous avons tous voté (par 32 voix) la résolution du camarade Trotsky invitant ces camarades à tenir les explications pour satisfaisantes et à retirer leur déclaration. 2° Lorsqu'on en vint à l'élection des organismes centraux, nous avons donné à la minorité (ou à l'aile opportuniste) du congrès la minorité dans les deux centres : Martov à l'organe central, Popov au Comité Central. Nous ne pouvions pas agir autrement du point de vue du Parti, puisque nous avions décidé dès avant le congrès de choisir deux groupes de trois. Si la différence des nuances qui s'étaient manifestées au congrès n'était pas grande, la conclusion pratique que nous avons tirée de la lutte de ces nuances ne l'était pas davantage : cette conclusion se ramenait exclusivement au fait que les deux tiers dans les deux groupes de trois devaient être réservés à la majorité du congrès du Parti.
Seul le refus de la minorité au congrès du Parti d'être minorité dans les organismes centraux avait amené tout d'abord les « pleurnicheries débilitantes » des intellectuels battus, et puis la phrase anarchique et des actes d'anarchie.
Pour conclure, considérons encore une fois le diagramme du point de vue de la composition des centres. Il est tout à fait naturel que, outre la question des nuances, se posait aux délégués, lors des élections, celle de savoir si telle ou telle personne répondait aux conditions requises, la question de ses capacités de travail, etc. Maintenant, la minorité confond très volontiers ces problèmes. Or, que ces questions soient différentes, cela se conçoit et ressort de cesimple fait que le choix d'un groupe de trois initial à l'organe central avait été arrêté dès avant le congrès, alors que personne ne pouvait prévoir l'alliance de Martov et Axelrod avec Martynov et Akimov. A des questions différentes laréponse doit être obtenue par des procédés différents : en ce qui concerne les nuances, il faut chercher une réponse dans les procès-verbaux du congrès, dans les débats publics et dans le vote de paragraphes de tout genre et de tout ordre. La question de la capacité des personnes, tout le monde avait décidé au congrès de la résoudre par scrutin secret. Pourquoi tout le congrès a‑t‑il adopté unanimement pareille décision ? C'est là une question tellement élémentaire qu'il serait étrange que l'on s'y arrêtât. La minorité cependant commence à oublier (après sa défaite aux élections) même cet a b c. Nous avons entendu des flots de discours ardents, passionnés, exaltés jusqu'à l'oubli de soi‑même, pour défendre l'ancienne rédaction, mais nous n'avons absolument rien entendu à propos des nuances au congrès, qui se rattachaient à la lutte pour le groupe de six et le groupe de trois. De tous les coins nous parviennent des rumeurs et des racontars sur l'incapacité, le manque d'habileté, les mauvaises intentions, etc., des personnes élues au Comité Central, mais nous n'entendons absolument rien des nuances au congrès, qui se sont affrontées pour la prééminence au sein du Comité Central. Il me semble qu'en dehors du congrès les rumeurs et les racontars sont indécents et indignes sur les qualités et les actes des personnes (car ces actes dans les 99 cas sur 100 constituent un secret d'organisation, que l'on ne révèle que devant l'instance supérieure du Parti). Mener la lutte en dehors du congrès au moyen de ces racontars reviendrait, selon moi, à œuvrer à coups de calomnies. La seule réponse que je puisse donner au public au sujet de ces rumeurs, ce serait de rappeler la lutte au congrès : vous dites que le Comité Central a été élu à une faible majorité. C'est juste. Mais cette faible majorité s'était formée de tous ceux qui, de la façon la plus conséquente, non en paroles mais en fait, ont lutté pour la mise en œuvre des plans de l’Iskra. L'autorité morale de cette majorité doit donc être infiniment supérieure à son autorité formelle, ‑ supérieure pour tous ceux qui placent l'orientation de l'Iskra au‑dessus de tel ou tel cercle de l’Iskra. Qui serait capable de juger avec plus de compétence, de la capacité de telles ou telles personnes pour faire la politique de l'Iskra ? Ceux qui ont pratiqué cette politique au congrès, ou ceux qui, en maintes occasions, ont combattu cette politique et défendu tout ce qui est caduc, tout fatras, tout esprit de cercle ?
Notes
[1] Pourquoi précisément a‑t‑on choisi pour le diagramme le vote sur le § 2 des statuts du Bund ? Parce que le vote sanctionnant l'Iskra est moins complet, et que les votes sur le programme et la fédération touchent à des décisions politiques définies d'une façon moins concrète. D'une façon générale, choisir l'un ou l'autre parmi les votes de même type ne changera rien aux traits essentiels du tableau, comme chacun pont s'en rendre compte aisément, en faisant les changements appropriés.
[2] C'est ce vote qui figure dans le diagramme B : les iskristes avaient obtenu 32 voix, la résolution bundiste 16. Notons que parmi les votes de ce type, il n'y a pas un seul vote nominal. La répartition des votes par délégués ne peut être établie ‑ avec un haut degré de probabilité ‑ que par des données de deux genres : 1. dans les débats, les orateurs des deux groupes d'iskristes se prononcent pour, les orateurs anti‑iskristes et le centre, contre; 2. le nombre de voix « pour » est toujours très proche de 33. Il ne faut pas oublier non plus qu'en analysant les débats au congrès, nous avons noté, outre les votes, de nombreux cas où le « centre » a marché avec les anti-iskristes (les opportunistes) contre nous. Signalons ici la question. relative à la valeur absolue des revendications démocratiques, à l'appui en faveur des éléments d'opposition, à la restriction du centralisme, etc.
[3] Tout indique qu'il y eut encore à propos des statuts quatre votes du même type, p. 278 ‑ 27 pour Fomine, 21 pour nous; p. 279 - 26 pour Martov, 24 pour nous; p. 280 ‑ 27 contre moi, 22 pour; au même endroit ‑ 24 pour Martov, 23 pour nous. Ce sont les votes dont j'ai déjà parlé précédemment en ce qui concerne la cooptation aux organismes centraux. Pas de votes nominaux (il y en avait eu un seul, mais on ne l'a pas retrouvé). Les bundistes (tous ou une partie) sauvent, visiblement, Martov. Les fausses affirmations de Martov (à la Ligue) au sujet des votes de ce type ont été corrigées plus haut.
[4] Les sept opportunistes qui se sont retirés du II° Congrès étaient les cinq bundistes (le Bund a quitté le Parti après le rejet du principe fédératif par le II° Congrès) et deux délégués du Rabotchéié Diélo, Martynov et Akimov. Ces deux derniers ont quitté le congrès après que la Ligue iskriste ait été reconnue comme la seule organisation du Parti à l'étranger, c'est‑à‑dire après la dissolution de l’« Union des social‑démocrates russes » du Rabotchéié Diélo à l'étranger. (Note de l'auteur à l'édition de 1907. N.R.)
[5] Nous verrons plus loin qu'après le congrès, le camarade Akimov aussi bien que le comité de Voronèje, qui a le plus de parenté avec le camarade Akimov, ont nettement exprimé leur sympathie à la « minorité ».
[6] Note à l'intention du camarade Martov. Si le camarade Martov a oublié maintenant qu'iskriste veut dire partisan d'une orientation, et non membre d'un cercle, nous lui recommandons de lire dans les procès-verbaux du congrès l'explication donnée de cette question par le camarade Trotsky au camarade Akimov. Trois cercles ‑ le groupe « Libération du Travail », la rédaction de l'Iskra et l'organisation de l'Iskra ‑ étaient au congrès des cercles iskristes (par rapport au Parti). Deux d'entre eux ont été si raisonnables qu'ils se sont eux-mêmes dissous, le troisième a manqué d'esprit de parti pour en faire autant, et il a été dissous par le congrès. Le cercle iskriste le plus large, l'organisation de l'Iskra (qui comprenait la rédaction et le groupe « Libération du Travail ») ne comptait au congrès que 16 membres dont onze seulement avaient voixdélibérative. Ceux d'orientation iskriste, mais qui n'appartenaient à aucun « cercle » iskriste, étaient au congrès, d'après mes calculs, au nombre de 27 avec 33 voix. Donc, parmi les iskristes, moins de la moitié appartenaient aux cercles iskristes.
[7] Ces deux organisations étaient dominées par les « économistes », donc hostiles aux conceptions d’organisation développées par l’Iskra de Lénine. (N.R.)
[8] Je ne puis
m'empêcher de rappeler à ce propos un entretien que j'ai eu au congrès avec un
délégué du « centre ». « Quelle lourde atmosphère règne à notre congrès !
», se plaignit‑il à moi. « Cette lutte à outrance, cette propagande que
font les uns contre les autres, cette polémique violente, cette absence de
camaraderie !... » « Quelle excellente chose que notre congrès !
», lui répondis‑je. – « Une lutte ouverte et libre. Les opinions se
sont affirmées. Les nuances se sont réveillées. Les groupes se sont précisés.
Les mains se sont levées. La décision prise. Une étape de franchie. En
avant ! ‑ Ça oui ! C'est tout autre chose que les interminables
et écœurantes palabres de la gent intellectuelle, qui s'arrêtent non parce
qu’on a résolu la question, mais simplement parce qu'on est fatigué de
parler… »
Le camarade du « centre » me regardait tout étonné, en
haussant épaules. Nous parlions deux langues différentes.