1908 |
Ve Congrès national du Parti Socialiste (SFIO) |
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Le camarade Tanger vous a rappelé que le Conseil national nous a donné la mission de vous présenter une résolution sur l'action générale du Parti. Nous ne vous l'apportons pas, mais ne nous accusez pas, car nous avons fait le possible pour ne pas venir devant vous les mains vides. Pendant trois soirées, nous avons discuté la question et nous ne sommes pas parvenus à nous mettre d'accord ; cependant, nous sommes parvenus à un certain résultat, à préciser les divergences qui existaient jusque dans la Commission administrative, divergences très importantes que vous devez connaître.
Tanger, tout à l'heure, vous disait : "Il faut parler clairement, parce que nous avons à parler non seulement aux militants, mais encore à ceux qui sont en dehors de notre action et même à nos ennemis. Il ne faut pas qu'ils se trompent sur la signification de nos paroles". C'est pour cela que, nous aussi, nous pensons et nous voulons que la résolution qui sera votée ici soit claire sur tous les points intéressant l'action générale du Parti. C'est d'autant plus nécessaire que dans le Parti, il y a en ce moment, une fraction qui, faisant table rase pour ainsi dire de tout son passé historique, veut le diriger dans une autre voie. Nous, au contraire, nous devons affirmer que les idées et la tactique du Parti ne sont pas l'oeuvre d'individus, mais sont l'oeuvre du Parti tout entier, qui les a lentement élaborées dans ses Congrès nationaux et dans les Congrès internationaux. (Vifs applaudissements.) Nous ne devons jamais oublier que le Parti socialiste français n'est qu'une section de l'Internationale ouvrière (Nouveaux applaudissements), l'Internationale qui prend de jour en jour plus d'importance, comme vous le disait hier le camarade Vaillant, quand il est venu vous rendre compte de sa mission au Bureau international de Bruxelles.
Il faut être clair et net, d'autant plus que les citoyens qui prétendent orienter le Parti dans une nouvelle voie, qui ont la prétention de lui apporter des idées nouvelles, lui apportent des idées qui sont très nouvelles pour eux-mêmes, et la meilleure preuve, c'est qu'un de ceux qui doivent défendre ici la motion antiparlementaire, dite motion Jobert, était, il y a quelques années, un chaud millerandiste, tellement ardent qu'il donna sa démission du Parti socialiste lorsqu'on en chassa Millerand. (Applaudissements.) Voilà des camarades qui ne sont pas très sûrs de leurs idées... (Rires) et ce sont leurs idées de fraîche date qu'ils veulent substituer aux idées élaborées dans les Congrès nationaux et internationaux.
Il y avait deux questions à examiner : d'abord la question antiparlementaire et puis la question des réformes. La question antiparlementaire n'a été qu'effleurée dans nos discussions. Je suis un de ceux qui ont soutenu que le Parlementarisme était la forme de gouvernement propre à la classe bourgeoise, celle qui met entre les mains de la bourgeoisie capitaliste les ressources budgétaires et les forces militaires, judiciaires et politiques de la nation. Les socialistes ne sont pas des parlementaires, il sont, au contraire, des antiparlementaires qui veulent renverser le gouvernement parlementaire, ce régime du mensonge et de l'incohérence. (Applaudissements sur certains bancs.) Le député qui se prétend être le représentant de ses électeurs, ment, parce que son corps électoral est composé de bourgeois et d'ouvriers. Il ne peut pas représenter les uns et les autres. Il ment donc quand il prétend être leur représentant, il est de plus incompétent... (Nouveaux applaudissements sur certains bancs.)... Ah ! vous m'applaudissez, vous autres ! parce que j'apporte de l'eau à votre moulin antiparlementaire, (Exclamations et rires sur un grand nombre de bancs.) mais nos idées, les idées de notre Parti ne sont pas d'aujourd'hui, les votres sont d'hier, et vous ne pouvez pas les expliquer, vous ne les comprenez même pas !... (Protestations.)
Une voix. – Les votres sont d'hier.
Lafargue. – Et d'avant-hier aussi. C'est quelque chose cela d'avoir quarante ans de propagande socialiste derrière soi et de pouvoir dire : Je n'ai pas changé mes idées. (Vifs applaudissements.) Quand vous pourrez dire cela, je ne dis pas quarante ans, mais quatre ans, vous aurez dit quelque chose qui donnera quelque valeur à vos paroles.
Quand, dans la Commission administrative, je disais que le parlementarisme était le régime du mensonge, un de nos amis m'a répondu : Mais le régime parlementaire n'est-il pas le régime de la représentation, le régime que nous pratiquons dans les corps ouvriers ? Ne confondez pas, lui répondis-je : dans les corporations ouvrières et dans les groupes socialistes, quand on choisit un délégué, il est en communion avec ceux qui l'élisent, il représente leurs intérêts ; si vous êtes maçon, c'est un maçon que vous prenez ; si vous êtes socialistes, c'est un socialiste que vous prenez ; cela ne se passe pas ainsi dans les élections législatives. Le collège électoral est un corps amorphe qui choisit un individu quelconque, sans s'occuper s'il a la compétence nécessaire pour défendre ses intérêts. L'incompétence du régime parlementaire s'étale grossièrement dans la manière de choisir les directeurs de la machinerie bourgeoise, c'est-à-dire les ministres. Il y a-t-il des hommes plus incompétents que les ministres actuels ? (Rires.) Cela a été toujours ainsi : pour la marine, on choisit des ministres qui n'ont jamais navigué et qui s'entendent, comme le pape, ou n'importe quel Thomson aux constructions navales. (Rires.) Il y a eu des ministres de l'agriculture qui n'auraient pu distinguer un pied de pomme de terre d'un pied de topinambours. (Nouveaux rires.)
Pourquoi cela ? Parce que la bourgeoisie capitaliste tient à avoir des ministres et des députés qui n'aient pas d'opinions arrêtées, qui n'aient pas la volonté de faire aboutir telle ou telle réforme, ni d'appliquer leurs idées : elles ne veulent que des commis souples et disposés à obéir à ses ordres.
Nous avons une autre manière que les camarades antiparlementaires de la motion Jobert de concevoir l'action des députés dans les corps élus, ou plutôt l'action du Parti dans les corps élus. Je ne veux pas la développer, je demanderai le droit de reprendre la parole pour aborder cette question, mais je tenais à vous montrer dès le début que quoique n'ayant touché qu'incidemment la question parlementaire, nous étions divisés dans la Commission administrative. Il y en avait qui disaient qu'en envoyant des députés dans la Chambre, on conquérait du pouvoir politique et on diminuait la force de résistance du gouvernement capitaliste. Nous avons protesté contre cette opinion : quand nous envoyons des députés à la Chambre, ce n'est pas dans l'espoir de diminuer la force d'oppression de l'Etat capitaliste, mais pour le combattre, pour procurer au Parti un nouveau terrain de lutte, le plus magnifique terrain de lutte. Et aux camarades qui croient qu'en envoyant à la Chambre 10, 15 ou 50 députés, on diminuait la force du pouvoir bourgeois, je leur demandais si aujourd'hui M. Clemenceau et la réaction ne sont pas plus puissants qu'ils n'ont jamais été, plus forts que lorsqu'il n'y avait dans la Chambre que trois ou quatre députés socialistes. (Applaudissements.)
L'autre question qui nous a divisés et qui nous a occupés pendant trois soirées, c'est la question des réformes. Cependant, nous sommes tombés d'accord pour condamner la théorie anarchiste qui prétend que les réformes sont des replâtrages faits pour prolonger l'existence de la société actuelle. Mes amis et moi nous avons déclaré qu'elles n'étaient pas des panacées devant guérir tous les maux sociaux et nous avons affirmé que les réformes les plus utiles, les plus profitables à la classe ouvrière ne peuvent pas rendre sa vie supportable dans la société capitaliste.
Le citoyen Jaurès, dans l'Humanité, répondant pour ainsi dire à notre discussion dans la Commission administrative et à mon article de l'Humanité, s'est scandalisé parce que j'avais écrit que le repos hebdomadaire, qui est si important pour la classe ouvrière, et que la journée de huit heures, qui serait encore plus importante pour elle, étaient des réformes qui ne changeraient pas sa triste condition de vie.
Jaurès, regardez ce qui se passe en Amérique et en Angleterre, où il y a des siècles que le repos hebdomadaire est obtenu ; nous l'avions en France avant la fameuse révolution bourgeoise qui a établi la domination capitaliste : avant cette réforme de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, les ouvriers avaient leurs dimanches, et non seulement leurs dimanches, mais encore 42 jours fériés pendant lesquels ils ne travaillaient pas, Jaurès, pendant lesquels ils fêtaient les saints en banquetant, en se distrayant, en s'amusant, mais pendant lesquels ils ne produisaient pas de profits pour messieurs les capitalistes. C'est pour cela que les bourgeois révolutionnaires de France et d'Angleterre, ont détrôné les saints du ciel pour supprimer sur terre leurs jours de fête.
Ils les ont si bien supprimés, que les anarchistes du syndicalisme n'ont pas osé demander qu'on ajoutât aux 52 dimanches, les 42 jours fériés des saints.
Vous m'avez répondu : Est-ce que la semaine anglaise ne serait pas un soulagement ? Mais qui a dit le contraire !
Tanger, tout à l'heure, semblait nous accuser de vouloir repousser les réformes. Nous demandons, au contraire, toutes les réformes, même les réformes les plus bourgeoises, comme l'impôt sur le revenu et le rachat de l'Ouest. Peu nous importe qui propose les réformes et j'ajoute que les plus importantes pour la classe ouvrière n'ont pas été présentées par des députés socialistes, mais par des bourgeois. L'instruction gratuite et obligatoire n'a pas été présentée par les socialistes...
Une voix. – Il n'y en avait pas.
Lafargue. – Je constate simplement le fait. L'interdiction d'employer les enfants au-dessous d'un certain âge, dans les usines, c'est-à-dire l'interdiction de tuer le travailleur dans son enfance, avant qu'il ait toutes ses forces pour pouvoir les donner à la classe capitaliste, ce ne sont pas des socialistes, ce ne sont pas des ouvriers qui l'ont demandée, ce sont des bourgeois. Les bourgeois les plus exploiteurs, ceux de l'Alsace, de Mulhouse, sous Louis-Philippe, en 1842, ont demandé au gouvernement de défendre l'emploi des enfants au-dessous de huit ans... Le minotaure capitaliste dévorait alors des enfants au-dessous de huit ans !...
C'est parce que nous prenons les réformes d'où qu'elles viennent que, nous tournant vers le parti radical, nous lui disons : Tu as toujours promis des réformes et tu n'en as jamais fait ; maintenant que tu es au pouvoir, donne-nous des réformes ou tu feras banqueroute. Nous avons lancé ce soufflet au parti radical et nous devons le lancer de nouveau ici dans notre Congrès. Mais cela ne signifie pas que nous mettons toute notre espérance, toute notre foi dans les réformes, que nous disons, comme Jaurès dans la résolution du Tarn, que de réforme en réforme, on arrivera à faire pénétrer la propriété collective dans la propriété individuelle, et comme la motion de la Seine, que c'est en obtenant des réformes qu'on restreindra le pouvoir patronal et qu'on créera le droit ouvrier...
Nous croyons qu'on ne peut pas, tant que le capitalisme ne sera pas sapé dans sa base, restreindre le pouvoir dominant du capital, et à ce propos, je vous rappelle un fait cité dernièrement dans l'Humanité, par le camarade Guernier. S'il y a une loi utile et importante pour la classe ouvrière, d'est la loi sur les accidents du travail, la loi qui protège l'ouvrier dans l'intérieur de l'usine. Sans que les syndicats s'en soient mêlés, il paraît que, dans une certaine région de la France, il y a eu des inspecteurs assez audacieux, assez consciencieux, pour remplir leur mission légalement, fidèlement, ils ont traîné devant les tribunaux un patron qui ne tenait compte ni de leurs observations, ni des injonctions de la loi. Il a été, à plusieurs reprises, condamné à des 50 francs d'amende... Ce patron a trouvé que c'était trop : "Ah ! on vient m'embêter jusque chez moi, prétendre que je dois protéger mes ouvriers contre les accidents : eh bien, je vais fermer mon usine". Il l'a fermée en effet, et tous les patrons de la région ont battu des mains et se sont écriés : "Si nous étions des hommes, nous l'imiterions". Les ouvriers, pour avoir du travail et de quoi manger, ont pétitionné pour qu'on ne molestât pas leur patron, pour qu'on laissât dormir la loi qui les protégeait et qui les gênait. Tant que le capital dominera le travail, les lois les meilleures pour les ouvriers et les mieux appliquées pourront être mises de côté si elles portent tort aux intérêts du patronat.
J'estime que j'avais raison de dire à Jaurès que, même la semaine anglaise qui, appliquée à en France apporterait un soulagement énorme, n'a pas changé la condition des ouvriers d'Angleterre : ils sont aussi soumis au capital que les ouvriers français, leur vie est tout aussi insupportable de l'autre côté de la Manche que de ce côté. Il y a, en ce moment, une crise dans l'industrie textile, les patrons veulent en profiter pour diminuer les salaires et changer les conditions de travail. Les ouvriers n'étant pas disposés à se soumettre, les patrons du Lancashire ont fait une grève générale à leur façon : ils ont fermé toutes les usines. Ils ont jeté sur le pavé 200000 ouvriers, ce qui représente avec les femmes et les enfants, une population d'au moins 800000 personnes, sans ressources, qui seront obligées de tendre la main à la charité publique, quand ce sont eux qui créent la fortune publique.
Est-ce que vous trouvez cela supportable, citoyen Jaurès ; est-ce que vous croyez que nous pouvons dire que les réformes peuvent améliorer d'une façon permanente la situation de la classe ouvrière et affaiblir le droit dictatorial du patronat ? C'est comme si vous me disiez que parce qu'on a fait la loi Grammont, qui empêche les charretiers brutaux de trop maltraiter les chevaux, on a diminué le pouvoir du maître de chevaux sur ses animaux. (Approbations sur certains bancs. Interruptions diverses.) Il les font travailler jusqu'au dernier souffle pour les envoyer ensuite aux abattoirs, pour qu'on puisse donner aux salariés, non pas de la vache enragée, mais du cheval enragé... (Rires.)
Nous ne pouvions donc pas nous entendre sur cette question dans la Commission administrative : ceux qui pensaient autrement que nous, se sont ralliés à la motion de la Fédération de la Seine, qui, pour nous, a le grave défaut de n'être pas claire. Il semble que ses auteurs ont voulu ménager la chèvre et le chou pour avoir des partisans à droite et à gauche. Ils ont si bien réussi dans leurs machiavéliques tentatives que les anarchistes qu'ils comptaient attirer à eux en supprimant de leur motion, par exemple, le mot politique, en ne parlant pas de la conquête des pouvoirs publics, ni de l'action des députés dans les corps élus, ont, dans leur organe, la Guerre sociale, traité leur résolution de charabia et de nègre blanc... (Rires.) Mais ce qu'ils écrivent et disent n'est pas très sérieux : ils n'attachent pas d'importance à leurs paroles. Ainsi, après avoir traité de charabia et de résolution de nègres blancs cette motion de la Seine qui a réuni 122 voix, ils déclarent qu'ils la voteront, qu'ils parleront charabia et qu'ils deviendront des nègres blancs. (Nouveaux rires et applaudissements.)
Quant à nous, nous resterons des nègres jaunes... (Exclamations) comme ils nous appellent.
Je tenais à rappeler ces épithètes pour montrer combien ont raison les camarades qui, comme Mistral et Tanger, demandent que l'on cesse ces polémiques agressives, insultantes, qui viennent d'un certain côté du Parti, où l'on remplace les raisons par les injures. Nous protestons contre cette manière de polémiquer entre socialistes, et nous demandons qu'elle soit condamnée par le Congrès. (Applaudissements.)
Il y a une perle dans cette remarquable résolution de la Seine et je m'étonne que les antiparlementaires ne l'aient pas relevée et montée en épingle, car c'est une perle que de venir dire que dans la société capitaliste nous sommes en train de construire le droit ouvrier et que ce droit ouvrier, une fois codifié, on pourra l'opposer au droit capitaliste... Le droit ouvrier est une monstruosité qui ne devrait jamais se trouver dans la bouche d'un socialiste. Est-ce qu'il a existé un droit du serf, est-ce qu'il a existé un droit esclave ? Et cependant sous le servage comme sous l'esclavage, il y a eu des réformes utiles aux esclaves et aux serfs ? Mais toujours, ces réformes n'entamaient ni le droit féodal ni le droit esclavagiste : c'étaient des concessions qu'on faisait et qu'on supprimait quand c'était nécessaire. C'est ce qu'on fait aujourd'hui pour les réformes ouvrières. (Applaudissements sur certains bancs.)
Non, citoyens, on ne peut pas prononcer le mot de droit ouvrier dans un Congrès socialiste. J'ai terminé, puisque je vous ai mentionné les différentes idées qui se sont entrechoquées dans la Commission administrative et qui nous ont empêché d'aboutir. Je n'ai pas abordé, comme l'a fait le camarade Tanger, la question toute entière. Je me réserve de reprendre la parole quand nous aurons entendu les camarades de province, pour exposer mon opinion sur l'action générale du Parti. (Applaudissements sur certains bancs.)
Ve Congrès national du Parti Socialiste (SFIO)
tenu à Toulouse les 15, 16, 17 et 18 octobre 1908,
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