1905

Dans son numéro 14 du 20 mai 1905, la revue bi-mensuelle "La Vie socialiste", lance une enquête sur les rapports du Socialisme et de l’Internationalisme, en partant de l’interpellation de Marx et Engels dans le Manifeste communiste de 1848 : « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Les premières contributions au débat sont publiées à partir du n° 15 (5 juin 1905).
Ici la réponse de Paul Lafargue.


Socialisme et internationalisme

Réponse à l'enquête sur les rapports du Socialisme et de l’Internationalisme

juin 1905

Paul Lafargue


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Présentation de l’enquête, "La Vie socialiste", n° 15, 5 juin 1905

« Nous publions aujourd’hui une première série de réponses faites par trois des plus éminents représentants du socialisme international : les citoyens Bernstein, du Parti démocrate-socialiste allemand ; Vaillant, du Parti socialiste (section française de l’Internationale ouvrière) et Vandervelde, du Parti ouvrier belge, à notre enquête sur les rapports du Socialisme et de l’Internationalisme.
Rappelant le passage bien connu du Manifeste communiste, nous avions posé les quatre questions suivantes :
1) Que pensez-vous de cette thèse et comment l’interprétez-vous ; patriotisme et internationalisme peuvent-ils se concilier ?
2) Quelle attitude pratique, quelle forme de propagande l’internationalisme impose-t-il aux socialistes en face du militarisme, du “colonialisme”, de leurs causes et de leurs répercussions économiques ?
3) Quel rôle les socialistes ont-ils à jouer dans les relations internationales (tarifs douaniers, législation ouvrière, etc.) ?
4) Quel est le devoir socialiste en temps de guerre ? »

On accuse les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité ; les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe maîtresse de la nation, il est par là encore national lui-même, quoique nullement dans le sens bourgeois.
Marx-Engels (Manifeste communiste)

Le drapeau de la patrie est une raison sociale a dit le célèbre patriote Cecil Rhodes ; mais cette raison sociale ne représente que les intérêts économiques et politiques de la classe dominante. La Bourgeoisie ne tambourine sur la peau d’âne du patriotisme l’amour de la patrie et l’honneur du drapeau que dans le but de griser et de stultifier les prolétaires, afin qu’ils se sacrifient pour défendre les richesses sociales qu’elle leur a dérobées.

Les classes régnantes des républiques antiques de Grèce et d’Italie n’avaient pas recouru au charlatanisme patriotique de la Bourgeoisie, parce qu’elles se réservaient jalousement le privilège de gouverner et de défendre la patrie : si, pas plus, qu’aux esclaves, elles n’accordaient de droits civiques aux artisans et aux négociants, ni même le droit de posséder les maisons dans lesquelles ils travaillaient et trafiquaient depuis des générations, elles leur interdisaient la possession et l’usage des armes et ne les employaient pas à la défense de la patrie, que seuls les propriétaires fonciers avaient le droit de défendre et de gouverner. Quand, à l’époque de la décadence, on dut dans les moments de péril extrême les enrôler dans l’armée [1], les Athéniens et les Spartiates libéraient les esclaves et leur donnaient des terres et des droits civiques, ainsi qu’aux artisans qui s’étaient battus pour la République. Il fallait être propriétaire foncier pour avoir une patrie. La patrie était la terre des pères de famille ; les mots anglais et allemand fatherland et vaterland conservent encore la signification primitive, qui se retrouve d’ailleurs dans le mot patrie lequel dérive de pater, père.

Jamais, à aucune époque de l’histoire, l’amour de la patrie n’a été si profond et si fervent : la vie et les biens des citoyens étaient toujours à la disposition de la patrie [2]. Les historiens, les philosophes, les moralistes et les hommes politiques de la Bourgeoisie ont été unanimes pour condamner ce patriotisme antique, qui sacrifiait le propriétaire à la patrie et les intérêts de l’individu à ceux de la collectivité. Le patriotisme bourgeois est d’une autre composition.

La patrie antique était la cité, dont tous les habitants, possédant des droits civiques, étaient de même race et avaient une origine commune : la patrie bourgeoise englobe des villes et des provinces, agglomérées par la force, dont les habitants sont de races les plus diverses [3].

La Bourgeoisie pour constituer sa patrie n’a eu qu’à circonscrire les provinces et les villes, réunies et maintenues ensemble par là force d’un cordon de douanes, qui lui permet de protéger ses marchandises contre la concurrence étrangère et de les vendre plus cher sur le marché national que sur le marché international. La patrie bourgeoise n’est pas forcément limitée par des mers, des montagnes et autres accidents géographiques, mais par des douanes. Le gabelou est 1’ange gardien des portes de la patrie bourgeoise.

La Bourgeoisie des pays à constitution parlementaire monopolise la direction politique des peuples enfermés dans le cercle douanier : elle seule choisit les ministres, vote les impôts, administre les ressources budgétaires, fabrique les lois nécessaires à sa domination politique économique, les fait appliquer par des juges et des jurés pris dans son sein et utilise la force morale et militaire de la nation pour agrandir le marché international de ses produits et le champ de son exploitation coloniale.

La patrie est la chose de la Bourgeoisie ; cependant elle ne veut pas la défendre, comme le faisaient les classes régnantes de l’antiquité, comme le faisaient les barons féodaux, qui, casque en tête et lance au poing, protégeaient leurs terres et leurs biens ; afin de se consacrer entièrement au négoce et au plaisir, elle a de tout temps donné ce pénible et dangereux travail à des mercenaires.

Les bourgeoisies des villes commerciales de la Hollande et de la Ligue Hanséatique, qui furent des premières à conquérir leur indépendance, employaient, ainsi que la bourgeoisie de Carthage, des bandes de mercenaires louant leurs services militaires au plus offrant. Mais l’emploi de ces professionnels, qui étaient des étrangers sans attaches avec les populations, au milieu desquelles on les cantonnait, présentait de graves inconvénients ; il leur arrivait de troubler l’ordre publie, de malmener les bourgeois, qui les soudoyaient et de passer à l’ennemi sur le champ de bataille.

La Bourgeoisie moderne, dès qu’elle arriva au pouvoir, remplaça les mercenaires étrangers, en qui elle ne pouvait se fier, par des mercenaires nationaux, recrutés volontairement, comme en Angleterre, ou enrôlés par force à l’aide de la conscription comme en France : elle se procura de cette façon, à prix réduits, des armées mercenaires commandées en Angleterre et en Allemagne par des nobles, et en France par des bourgeois faisant du métier militaire un gagne-pain [4]. Le mot, qui dans les langues européennes a été substitué à celui de guerrier indique le caractère mercenaire de l’armée : soldat, français et allemand, soldado, espagnol, soldato, italien, soldier, anglais dérivent du mot latin solidus, sou, d’où solde, la paie qu’on donne au militaire.

Les mercenaires recrutés dans la nation, par persuasion ou par force, ayant avec ses habitants des liens de parenté et une certaine communauté de langage, de vie et de mœurs, sont par ce fait animés d’autres sentiments que les mercenaires levés à l’étranger. La bourgeoisie a su profiter jésuitiquement et habilement de ces sentiments pour leur faire accepter en patience le triste et dur métier qu’elle leur infligeait, et pour les persuader qu’en se faisant tuer pour sa patrie à elle, ils se sacrifiaient pour leur patrie à eux, pour la patrie en soi, devenue pour eux une entité métaphysique.

La bourgeoisie a accaparé tout le contenu de l’idée de patrie. Les salariés, qui, même dans les pays de suffrage universel, sont exclus de la direction politique, de la fixation des impôts, de l’administration des ressources budgétaires, de l’élaboration des lois et de leur application, de la composition du jury, parce qu’ils ne possèdent ni le sol, ni les moyens de production, ni les richesses des nations où ils sont nés, n’ont pas de patrie, ainsi que le dit le Manifeste communiste.

Ils n’auront une patrie que lorsqu’ils auront conquis tout le contenu de l’idée de patrie, que lorsqu’ils auront exproprié politiquement et économiquement la bourgeoisie. Cette double expropriation, but final de la lutte de classes, ne pourra s’accomplir que dans le cadre national, imposé par l’histoire, et, c’est, pour cette raison que le prolétariat est national, ainsi que le dit le Manifeste communiste.

La Bourgeoisie est forcément nationaliste, puisqu’elle doit exploiter le prolétariat de sa nation ; mais à un moment donné du développement économique, elle doit assumer un certain caractère international pour écouler sur le marché mondial le surplus des marchandises qu’elle a dérobé aux salariés. Si le prolétariat national, pour secouer le joug de sa classe dominante, doit s’organiser et se révolter nationalement, il ne pourra arriver à son émancipation définitive que par l’entente internationale avec les prolétariats des nations capitalistes.

Toute révolution sociale est fatalement internationale. La bourgeoisie française du XVIIIe siècle ne put abattre l’aristocratie et s’emparer du pouvoir qu’en proclamant la fraternité des peuples, qu’en les appelant à faire cause commune avec elle pour combattre les tyrans : être patriote, pour les bourgeois révolutionnaires, ce n’était pas aimer la France, l’Allemagne ou l’Italie, mais aimer la Révolution. La révolution faite, la bourgeoisie redevint patriote nationaliste pour pouvoir organiser nationalement sa dictature et son exploitation de classe. Le prolétariat révolutionnaire n’aura ni à conserver les anciennes nationalités, ni à en constituer de nouvelles, parce qu’en s’affranchissant, il abolira les classes : le monde sera sa patrie.


Notes

[1] Plutarque raconte que « Marius, pour combattre les Cimbres et les Teutons, enrôla, au mépris des fois et des coutumes, des esclaves et des gens sans aveu (c’est-à-dire des pauvres). Tous les généraux avant lui n’en recevaient pas dans leurs troupes ; ils ne confiaient les armes, comme les autres honneurs de la République, qu’à des hommes qui en fussent dignes et dont la fortune répondit de leur fidélité. »

[2] Quand il fallut reconstruire les murailles d’Athènes, détruites par les Perses, on démolit, dit Thucydide, les édifices publics et les maisons privées afin de se procurer des matériaux pour leur reconstruction.

[3] Mulhouse, la ville libre d’Alsace, dut sacrifier son indépendance et s’annexer à la France pour sauver son industrie que le Directoire affamait par le cordon de douanes, dont il avait entouré son territoire. Strasbourg fut conquise par Louis XIV, qui pour commémorer sa victoire fit construire la Porte Saint-Martin : sur la façade tournée vers la Seine, carnavalesquement déguisé en imperator romain, il reçoit les clefs de la ville des mains d’une femme à genoux qui symbolise Strasbourg. Il ne se trouvera pas un patriote revanchard pour réclamer la démolition de ce disgracieux et encombrant monument de honte.

[4] La France d’avant 1870 n’avait comme soldats que des paysans et des ouvriers ; les bourgeois usaient de mille trucs pour ne pas payer « la dette du sang » qu’ils leur imposaient. Mais la guerre les a obligés à adopter le système allemand qui, organisé par la caste nobiliaire, les enrégimente comme les prolétaires. Cet embrigadement est la principale et peut-être la seule garantie de paix européenne, car les bourgeois ne veulent pas se faire trouer la peau pour la défense de la patrie, l’honneur du drapeau et autres semblables attrape-nigauds ; il est aussi la cause originelle de la campagne antimilitariste, qui leur donne des inquiétudes. Tant que ce n’étaient que des paysans et des ouvriers, qui étaient condamnés à sept années de service militaire, la Bourgeoisie supportait allègrement les inconvénients de la vie de caserne, mais dès que ses fils durent y passer, elle ne vit plus la chose en rose ; ses gens de lettres dénoncèrent brutalement les turpitudes et les horreurs de l’armée ; lorsque l’autorité militaire les envoyait en cours d’assises, les jurés bourgeois les acquittaient.


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