1896

Critique du livre de Gaston Richard paru sous ce titre (Le Socialisme et la Science Sociale, par M. Richard, agrégé de philosophie, docteur ès-lettres, publié par la Bibliothèque de philosophie contemporaine. Félix Alcan, 1897), article paru dans Le Devenir Social, décembre 1896, pp. 1047-1058.

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Le socialisme et la science sociale

Paul Lafargue

décembre 1896


Il y a une quinzaine d´années, quand devant les docteurs, les philosophes et les économistes, on s´aventurait à faire allusion au caractère scientifique du socialisme moderne, ces hommes à science honnête et modérée haussaient les épaules : les socialistes ne pouvaient être que de dangereux démagogues ou des illuminés se repaissant de chimères. Mais force a été de chanter sur un autre ton, depuis que ce socialisme si méprisé a remué les masses populaires daus tous les pays capitalistes, les a organisé et les a lancé à l´assaut des pouvoirs publics : hier encore le monde attendait avec anxiété le résultat des élections présidentielles aux Etats-Unis; derrière les silveristes de Rryan et les goldistes de Mac-Kinley, se disputant la frappe de la monnaie, on voyait se dresser les fermiers du Far West et les ouvriers des villes, travaillé par un socialisme encore ondoyant et divers dans la République Américaine. Il ne peut se produire dans les nations civilisées de mouvements politiques et sociaux sans que le socialisme ne fasse son apparition et ne jette son cri de guerre contre l´ordre capitaliste.

Les capitalistes remplis d´inquiétude ont exigé que leur savants patentés et rétribués sortissent de leur confiante quiétude et fourbissent leurs arguments les plus irrésistibles pour combattre et terrasser le monstre. Les économistes, ainsi que le voulait leur position de gardiens émasculés des saines doctrines de l´économie, sont les premiers descendus dans l´arène. Ils n´ont pas remportés de brillants succès, ainsi que l´espéraient ceux qui ajoutent une foi aveugle dans la solidité de leur science, ils ont du se retirer piteusement de la lutte, tout meurtris de coups : maintenant c´est le tour des politiciens, des sociologues, des philosophes et des historiens de donner. Le dernier en date des champions du capitalisme, M. Richard, agrégé de philosophie et docteur ès-lettres, descend dans l´arène un volume au poing; il étouffe le socialisme sous la science sociale et étrangle le marxisme, qui pour lui, ainsi que pour M. Leroy-Beaulieu est le véritable représentant du socialisme moderne.


M. Leroy-Beaulieu avait reconnu que Marx "a des armes puissantes et sait en faire un adroit usage : subtilité d´argumentation, connaissances historiques, érudition en ce qui a trait aux conditions de l´industrie moderne, pureté et élégance de style, richesse d'images, éloquence, satire, violence de langage, il dispose de toutes ses ressources." Venant à parler de sa théorie de la circulation des marchandises, M. Beaulieu condescend jusqu´à admettre que "l´analyse de Marx n´est pas dépourvue d´intérêt. Elle est de nature à frapper les esprits" [1]. M. Beaulieu étant tenu en sa qualité de professeur d´économie politique, au collège de France, de posséder quelques notions d'économie, fut impressionné par la science économique de Marx. Mais M. Richard a sur lui l´incontestable supériorité pour critiquer le socialisme, de n'être pas gêné par des connaissances économiques, s´il est encombré par des titres universitaires, aussi professe-t-il une mince estime pour la valeur intellectuelle et la science de Marx et d´Engels, qui ne sont que des "plagiaires d´Auguste Blanqui et de Proudhon"; ils n´ont fait que "délayer Proudhon en y ajoutant des contre-sens historiques" (p. 75).

Il est de mode de ne reconnaître à Marx et à Engels aucune originalité; ce qu´ils ont dit a été cent fois mieux dit par Saint-Simon, Aristote, Harrington, Pecqueur, et par une foule d´autres. Mais si l´on veut découvrir par centaines les pères intellectuels de Marx et d´Engels, il ne faut qu´ouvrir le premier volume du Capital et parcourir ses nombreuses notes, qui peuvent paraître oiseuses à un critique universitaire, mais qui permettent au lecteur curieux de la filiation des idées, d´esquisser l´histoire de la théorie. "Je suis un justicier, me disait Marx, je cite toujours l´auteur chez qui je trouve l´idée formulée pour la première fois, fut-il des plus inconnus : d´ordinaire cette première expression est la plus caractéristique." La Misère de la Philosophie, dont Messieurs Giard et Brière, viennent de donner une nouvelle édition et que M. Richard n´a pas lu, montre Marx turlupinant Proudhon dont il ne serait que le plagiaire, et lui signalant que les erreurs qu´il s´imagine avoir découvert et dont il se fait si grande gloire dans les Contradictions économiques ont été dites et réfutées.

M. Richard, supposant que la critique des théories économiques de Marx revient de droit aux économistes, ne s´attarde pas à leur réfutation, mais comme il tient à convaincre le lecteur de son ignorance en la matière, il imite le singe de la fable et confond dans la formule qu´il donne de la valeur, le prix d´une marchandise avec sa valeur. "La valeur d´un produit, dit-il, p. 114, dépend primo de l´étendue de ses débouchés et du nombre des producteurs qui se les disputent; secundo de la valeur des produits que doivent consommer ceux qui l´élaborent." Si M. Richard était capable d´ironie, on croirait qu´il persifle les industriels qui se lamentent si fort quand accidentellement le prix d´une marchandise baisse sur le marché de 50, 60 et 80 % tandis que les frais de sa production, comme disaient Ricardo et Smith, n´ont pas diminué d´un centime. C´est avec une telle confusion et contradiction, dont il n´a pas conscience, que notre mirobolant économiste prétend acculer la théorie marxiste de la valeur dans un dilemme, où elle laissera toute sa valeur.

Avant que sa formule de la valeur n´ait le temps de refroidir, M. Richard l´applique au travail, qui a "deux facteurs : l'un est l´étendue des débouchés ouverts aux produits, l´autre l´entretien des producteurs." (p. 117). Il est sans doute prêt à prouver que depuis que les débouchés d´Asie et d´Afrique ont été ouverts aux produits européens les salaires industriels ont continuellement progressé. Il va plus loin, à la page suivante il affirme que "la valeur du travail croit avec les machines et la coopération, c´est-à-dire avec la capitalisation." Sont ils ignorants ces industriels qui emploient les machines et pour augmenter la production, et pour remplacer l´intelligence de la main-d´oeuvre par son mouvement automatique, afin d´avilir par conséquent son prix d´achat.

Tout guilleret de ses énormes découvertes, M. Richard passe avec désinvolture et incapacité de la théorie de la valeur à celle du sur-travail. "Si la moitié seulement du travail est payé à l´ouvrier, écrit-il p. 141, s´il ne reçoit que la valeur de la moitié de son produit, la totalité des salaires versés aux travailleurs équivaudra qu´à la moitié des valeurs produites; bref, ils ne pourront racheter sur le marché que la moitié de la production. Les capitalistes devront donc trouver des débouchés pour l´autre moitié; sinon ils auront produit en pure perte. Ce débouché ne pourra leur être ouvert que par leur propre classe. Il en résulte qu´avec la diminution du nombre des capitalistes la plus-value du capital diminuerait nécessairement. Le raisonnement sur lequel Marx échafaude la loi d´accumulation renferme une première contradiction. "Contentons-nous de cette première contradiction; elle est une perle. M. Richard très ferré sur l´histoire sacrée et profane, s´imagine être encore au Moyen-Age; à cette époque reculée, où les produits de la petite industrie domestique étaient consommés sur place par les travailleurs de la localité; de sorte que sa prospérité était en raison directe de leur pouvoir d´achat ; il croit que ce sont les mineurs, les tisseurs de soie et de dentelle, les ouvriers des hauts fourneaux, qui consomment les minerais qu´ils extraient, les tissus qu´ils ouvrent et les métaux qu´ils travaillent; et il ignore que toute nation capitaliste souffrirait d´une crise pléthorique permanente si le marché international n´absorbait constamment le surplus de sa production.

Donc la théorie de l´accumulation est fausse, archi-fausse : d´ailleurs "les entreprises capitalistes ne sont-elles pas là pour disséminer au lieu de concentrer le capital !" C´est écrit en toutes lettres, p. 151 ! Mirès et Pereire, ces financiers de haut vol, qui après le coup d'Etat inaugurèrent la finance moderne et lançaient circulaires sur prospectus pour démontrer au thésauriseur l´avantage qu´il retirerait à leur confier les pièces de cent sous, au lieu de les enfouir dans de secrètes cachettes, ont parlé pour ne rien dire, comme M. Richard : et le Crédit Mobilier, qui en dix ans centralisa et rejeta dans la circulation plus de 4 milliards n´a donc fonctionné que dans la lune; en tout cas les Pereire ont sauvé de son krach un petit magot d´une centaine de millions, qui auparavant étaient disseminés dans des milliers de tirelires. Les sociétés et les entreprises par actions et obligations ne sont créées et mises au monde dans la plus voleuse des sociétés, que pour donner aux financiers le maniement des capitaux disséminés et pour leur permettre de les confisquer avec leurs tours de bâton. M. Richard vous n'êtes pas si moyennageux que vous n´ayez entendu parler du Panama et de son pouf de treize cent millions, qui ne sont pas perdus; ils ont simplement passé des petites bourses dans les grands coffres-forts : vous croyez peut-être que ce tour de passe-passe est un conte de fées. Ce que c´est que d'être agrégé de philosophie et docteur ès-lettres.

M. le docteur accable cette misérable théorie de l´accumulation de ce dernier et renversant argument. "Le trait dominant de l´évolution actuelle, conclut-il, p. 164, n´est pas comme nous l´avons prouvé, la concentration des capitaux, mais l´abaissement des revenus", comme notre lettré ignore la langue des affaires, il veut dire l´abaissement de l´intérêt de l´argent, qui a pour conséquence l´abaissement des revenus pour les petits rentiers à capital limité. L´abaissement de l'intérêt de l´argent qui est, pour Proudhon une panacée socialiste, est une des premières conséquences de l´abondance des capitaux. Mais, très savant docteur, si le taux de l´intérêt diminue sans entraîner avec lui la réduction des revenus des financiers et des grands capitalistes, ainsi que le démontre leur luxe croissant, c´est donc que la masse de leur capitaux s´accroît constamment. La bourse est l´officine, non mystérieuse, où se pratique cette opération : à mesure qu´une industrie prospère ou périclite la valeur de ses actions varie, pour qu´au taux de l´intérêt corresponde le taux de capitalisation. Par exemple le chemin de fer du Nord double ses bénéfices, immédiatement ses actions doublent leur prix : aujourd´hui il faut donner dans les 1.800 frs. pour une de ses actions parce qu´elle rapporte un intérêt de 62 fr., ce qui fait 3.44% ; quand le dividende n´était que 31 frs. il ne fallait, donner que 800 ou 900 fr. L´action émise au-dessous de 500 frs. a quadruplé en moins d´un demi-siècle. Proudhon qui cependant a écrit un gros bouquin sur la Spéculation et la Bourse, avait perdu de vue l'importante opération de la capitalisation, quand il voyait dans l´abaissement de l'intérêt et de l´argent la fin de l´exploitation capitaliste. L´intérêt tomberait à 1 % et même à un dixième pour cent que l´exploitation du travail continuerait : à mesure que le taux de l´intérêt baisse, le capital étend son exploitation dans le monde et l´intensifie.


Mais M. Richard est docteur ès-lettres et agrégé de philosophie et il n´est pas obligé de connaître les phénomènes économiques, qui crèvent les yeux, s´il est forcé d´en parler; plaignons-le de la dure nécessité qui lui a imposé une tâche au-dessus de ses capacités et pour l´apprécier à sa valeur, attendons-le à la partie historique : là il parle en maître et docteur; aussi "la méthode historique et comparative est à ses yeux supérieure à toute espèce d'argumentation déductive."

Le doctissime docteur nourrit le mépris le plus souverain pour les ignorants, qui comme Marx et les socialistes, se servent des termes esclavage, servage et salariat pour désigner les trois formes évolutives du travail servil; ce qui ne l'empêche pas, sans doute, par condescendance pour l´ignorance crasse de ses lecteurs, d´employer ces trois termes tout le long de son argumentation.

Marx compare le salariat au servage : le serf, dit-il, travaillait sur son champ et pour lui, trois jours de la semaine et sur le champ du seigneur les trois autres jours; le salarié travaille dans l´atelier capitaliste, six heures pour iui, c´est-à-dire pour payer son salaire et six heures pour l´exploiteur; ces six heures de sur-travail engendrent la plus-value capitaliste. Le serf savait très bien distinguer le travail qu´il faisait pour lui de celui qu´il accomplissait pour le seigneur; le salarié est incapable de faire cette distinction et cette incapacité constitue une des supériorité au point de vue capitaliste du salariat sur le servage. C´est le génie satanique de Marx qui découvre cette aggravation qui n´existe pas dans la réalité.

Mais M. Richard qui sait son histoire sur le bout des doigts, c´est pour cela sans doute qu´il ne l´a pas dans sa tête, ne sait donc pas que sous Louis XVIII pour consoler les aristocrates de la perte de leurs privilèges, on leur faisait valoir la supériorité du métayage et de l´emploi des journaliers sur le servage. Le comte de Gasparin, qui fut ministre de l'agriculture, dans son petit manuel sur le Métayage, qui fut publié et 1821 et qui eut une large circulation, emploie le même argument que Marx. "Les intérêts du maître et du serf se séparent, dit-il, chacun d´eux prend une individualité; le serf sait que le travail qu´il fait sur les terres qui lui sont concédées est le gage de son aisance ; il le rend plus actif... En est-il de même pour les journées consacrées au seigneur? Les mains qui étaient libres trois jours la semaine redeviennent esclaves les trois autres. Le serf apprend à distinguer ce qu´il fait pour lui et pour son maître; cette distinction est fatale aux intérêts de ce dernier... Dans les métairies l´impossibilité où se trouve le colon de distinguer dans son travail ce qui sera son profit, ou celui de son maître, le force à mettre partout la même application."

M. Richard oppose à la ridicule transformation de l´esclavage en servage et en salariat, une évolution du travail qu´il reconnaît avoir emprunté à Spencer, le prolixe philosophe qui s´est donné la mission de fournir aux sociologues une partie de leurs idées erronées. Le travail, dit-il, a parcouru trois formes évoluant de l´une dans l´autre : "l´atelier domestique, la corporation et l´entreprise capitaliste."

M. Richard, dont la terminologie est très vague, entend par atelier domestique, l´atelier que possédait le patricien antique et le baron féodal, dont on peut trouver la description chez Olivier de Serres, qui ainsi que les agronomes romains, recommandait au propriétaire terrien de tout produire chez lui pour ne rien acheter du dehors : cet atelier, qui existait, mais moins complet, dans les grandes exploitations agricoles du Brésil et des Etats du Sud, avant l´abolition de l´esclavage, ne peut être désigné sous l´épithète de domestique, qui doit être réservé pour celui de la petite industrie primitive, alors que le père, se fait aider dans son travail par les membres de sa famille et un nombre limité d´apprentis et de compagnons, vivant sous son toit et mangeant à sa table. De quelque nom qu´on l´affubla, l´atelier féodal ne se rattache par aucun lien à la corporation, qui le précède historiquement, du moins dans l´époque moderne et que l´on peut rapprocher au contraire des sociétés fraternitaires des barbares, des Ghildes scandinaves; en anglais les corporations portent le nom de Guilds. Les affiliés des primitives corporations de métiers, ainsi que les guerriers et les Ghildes scandinaves s´engageaient par serment à se défendre et s´entraider comme des frères.

L´entreprise capitaliste débute avec la manufacture, qui était un atelier réunissant un nombre plus ou moins considérable d´ouvriers de même métier; dans la manufacture prirent naissance la division du travail ou la décomposition du travail synthétique de l´artisan en tâches parcellaires, et la coopération ou combinaison du travail de plusieurs ouvriers parcellaires à la création d´un produit exécuté auparavant par un seul artisan. La manufacture bien que ne faisant son apparition qu'après l´atelier du maître de corporation, ne provient pas de l´atelier corporatif, au contraire elle entre immédiatement en lutte avec la corporation. Les chefs des manufactures n´étaient pas des maîtres corporatifs, pas plus que les directeurs des premiers chemins de fer ne furent des maîtres de diligences; c'étaient des marchands, enrichis dans le commerce colonial ou commandités par des enrichis de toute provenance. Ils ne pouvaient ouvrir des manufactures dans des villes où existaient des corporations, mais dans des villages et des ports de mer qui d´ordinaire ne possédaient pas de corporations, et en dehors de l´enceinte des villes à corporations. Si notre savant historien connaissait son histoire de Paris, il saurait que les manufacturiers durent se réfugier au faubourg Saint-Antoine, en dehors de l´enceinte fortifiée, comme ils avaient été obligés de s'établir hors de la cité de Londres à Southwark, de l´autre côté de la Tamise.

Il est vrai que la manufacture recruta une partie de ses premiers travailleurs parmi les compagnons des corporations ayant rompu avec la corporation : mais dès le Moyen-Age il existait déjà une masse flottante d´ouvriers n´appartenant à aucune corporation, que les maîtres de métiers attiraient dans leurs villes au moment de presse, quitte à les expulser dès qu´ils n´avaient pas besoin de leurs services, à les fouetter en place publique et à les marquer au fer rouge, comme vagabonds, quand ils s´avisaient d´y rester ou d´y revenir sans permission. Ces ouvriers étaient sans état, c´est-à-dire qu´ils n´appartenaient à aucune corporation ayant des lois, des droits et des privilèges.

A mesure que s´accomplissait la concentration féodale, cette masse de travailleurs, sans feu ni lieu s´accroissait de serfs fugitifs, et des hommes d´armes et des artisans des ateliers féodaux que les barons, vaincus et expropriés, étaient obligés de licencier, tandis que leurs terres allaient grossir le domaine du vainqueur. Ces expulsés de partout étaient parfois si nombreux, qu´ils devenaient un danger social, dont on se préservait par les mesures les plus impitoyables et par des croisades et autres expéditions guerrières : la manufacture naissante les absorba en grande partie. Il faut que notre érudit docteur ignore l´histoire populaire du Moyen-Age pour affirmer "que la formation d´un prolétariat sans feu, ni lieu, cette condition préalable d'après Marx, de l´accumulation du capital fait complètement défaut chez nous" (p. 149). Ce prolétariat ne pouvait se produire en France assure t-il parce que la petite propriété existait bien avant la révolution : mais la propriété paysanne existait aussi en Angleterre, où, M. Richard, qui fait de l´histoire comparative admet la possibilité de la formation d´un tel prolétariat. Le servage avait disparu de l´Angleterre, au XIVº siècle et à partir de cette époque, dit Macaulay, l´immense majorité de la population se composait de yeomen, c´est-à-dire de paysans propriétaires [2].

Un historien du calibre de notre docteur ne pouvait manquer de pulvériser sous ses arguments le matérialisme économique. On sait que cette théorie, qui bouleverse l´histoire officielle, enseigne que tout mode de production, car ce n´est pas ce qu´on produit qui importe, mais la manière dont on produit, se développe suivant un mouvement qui lui est propre dans quelque région du globe qu'il se manifeste, sans pouvoir être enrayé ou dévoyé par le climat, la race et son passé historique, et en se développant il transforme le milieu social dans lequel il évolue, de sorte que "le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle, l´image de leur propre avenir" (Préface du Capital).

Notre sociologue prétend au contraire que ce sont des types sociaux qui évoluent chacun selon sa tête ; il en cite deux, le type communiste et le type individualiste, dont les développements sont absolument opposés et c´est pour cela que l'Angleterre ne peut servir d´exemple à la France: car il n´y a nulle analogie ni dans le développement économique ni dans l´histoire de ces deux pays. Quand, sous l´empire, les libéraux réclamaient la liberté de la presse, qui florissait en Angleterre, Troplong, président du Sénat et domestique rompu aux plates besognes, se fâchait tout rouge : "la liberté de la presse n´est bonne que pour les Anglo-Saxons, les latins de France et d´ailleurs ont besoin de la muselière." Taine, un savant historien de même farine que M. Richard, soutenait la même thèse. Quand en 1863, Napoléon III fit voter pour ces dociles mamelucks de la Chambre et du Sénat le traité de commerce avec l´Angleterre, les Pouyer-Quertier de la cotonnade et les Dupin du Sénat clamaient : "jamais, non jamais l´industrie à bon marché de l´Angleterre ne régnera en France ! On a décrété la mort de l´industrie française." Ce sont ces vieilles et intéressées rengaines, que M. Richard nous sert comme le dernier effort de la sociologie des docteurs et des académiciens.

Les économistes et les encyclopédistes du siècle dernier, qui n´avaient pas le bonheur de marivauder avec les théories des races et les types sociaux pensaient autrement; l´Angleterre était leur modèle, ils lui empruntaient sa littérature et ses idées philosophiques et réclamaient l´application de sa constitution parlementaire, qui est la forme gouvernementale qu´adoptent les nations capitalistes les unes après les autres, sous quelque latitude qu´elles se trouvent et quelles que soient les races qui les peuplent. Pendant les premières années de la révolution. on lisait et relisait l´histoire de la révolution d´Angleterre, avec l´intention d´en tirer des exemples; Louis XVI a dû faire de tristes réflexions sur le sort de Charles Ier. Qui connait l´histoire de ces deux révolutions bourgeoises reste étonné de voir reparaître à des siècles de distance et chez des peuples de races différentes des événements si étrangement analogues.

M. Richard est indigné de ce que Engels compare les Iroquois d'Amérique aux ancêtres primitifs des nations européennes; Chateaubriand, et bien d´autres retrouvaient chez eux les moeurs des Francs barbares. Mais ces écrivains, ainsi que "les socialistes ne savent pas pratiquer la méthode historique et comparative" (p. 123).

Mais qu´elle est donc l´histoire historique et comparative que connaît le brillant docteur ès-lettres ? On est en droit de lui poser cette question quand on l´entend affirmer que la révolution de 1789 apporta "des garanties à la propriété littéraire et intellectuelle, la dernière forme de la propriété qui en réclama" (p. 147); les autres formes étaient depuis longtemps pleinement satisfaites des garanties qu´elles possédaient, "la propriété mobilière dès le XVº siècle" et la propriété foncière dès les temps préhistoriques.

Cependant les socialistes et autres gens qui "ne savent pas pratiquer la méthode historique et comparative" s´imaginent que les financiers du XVIIIº siècle, qui s´intéressaient spécialement à la propriété mobilière, étaient loin de trouver qu´elle possédait toutes les garanties désirables, puisque le roi ne se gênait pas pour suspendre en partie et en totalité le paiement des rentes sur l'Etat et que le grand œuvre de la Révolution, est d´avoir créé le Grand-Livre de la Dette publique, cette bible du Capital, et d´avoir proclamé que le premier et le plus saint des devoirs de l'Etat était le paiement de la rente. — Les socialistes croient que les grands propriétaires fonciers et les agronomes d´avant la Révolution se plaignaient amèrement que les servitudes féodales (droit de vaine pâture, interdiction de clôturer les champs, droit de glanage, etc.), enlevaient toute garantie à la propriété privée et la transformaient en propriété commune d´après leur expression ; et que la loi de 1791 sur les biens et les usages ruraux donna à la propriété foncière les garanties dont elle avait besoin pour affirmer son caractère de propriété privée et transformer son mode de culture. — Si M. Richard ignore à ce point l´histoire de la Révolution ; qu´elle est donc l´histoire comparative ou non comparative qu´il connaît ?


M. Richard historien vaut M. Richard économiste : M. Richard philosophe va sans doute corriger l´impression produite par les insuffisances de l´économiste et de l´historien.

Un philosophe, fut-il agrégé, s´il n´est tenu de penser raisonnablement, doit avoir au moins une certaine suite dans les idées et savoir grouper et sérier ses preuves et arguments pour appuyer son opinion. La logique est le moindre défaut de notre agrégé de philosophie; et c´est heureux pour lui, ce manque de logique l'amène à dire des choses raisonnables : sans y attacher malice, il ruine les thèses qu´il soutient et consolide celles qu´il se propose de démolir.

Le volume de M. Richard fourmille de tant de perles, qu´on a l´embarras du choix : la trop grande longueur de cet article m´oblige à ne présenter aux lecteurs que deux spécimens de ses procédés de raisonnements.

M. Richard a entendu dire que Spencer déclarait que le communisme était l´esclavage, la suppression de l´individualité humaine et comme l´écho, il répète la parole du maître et jure sur la tête de Messieurs Durkheim et Tarde que le socialisme va à l´encontre de l'évolution sociale qui tend à l'exaltation de l´individu. Voyons les preuves et arguments qu´il fournit pour soutenir la thèse de ces illustres sociologues.

"Le progrès se fait par assimilation croissante des sociétés simples, indépendantes, dit-il. Cette assimilation répond à une coopération des parties, mais non, comme on l´a prétendu à une différenciation des classes et des personnes" (p. 176). La civilisation en empêchant la différenciation des personnes tend donc à leur égalisation. Il avait déjà constaté, page 152, d´après M. Tarde, que "le succès des grandes entreprises capitalistes dérive de l´affaiblissement de la tradition. L´homme du Moyen-Age ressemblait à la série des ancêtres; il n´avait pas d´autre goûts, d'autres besoins que les leurs, sauf par les croyances religieuses, il ne ressemblait qu´à un petit nombre de ses contemporains. Chaque société locale avait sa vie propre, ses besoins propres... La grande entreprise est devenue possible et nécessaire quand des millions d´hommes ont été assimilés les uns aux autres, ont eu, sans distinction de localité et de classe, les mêmes besoins et mêmes tendances." Vous avez mille fois raison, M. Richard, jamais société n´a si bien égalisé dans la même imbécilité, les individus des classes régnantes, dont les goûts et les opinions sont fabriqués par des salariés; jamais aucune société n´a courbé sous le même niveau de misère e et de douleur les producteurs : ce n´est que dans un milieu communiste que les uns et les autres retrouveront une individualité.

Le matérialisme économique est la bête noire des sociologues et des penseurs du Capital : "il laisse une si faible part aux aspirations morales, ou même simplement à l´action, assure M. Richard, les conclusions pratiques y sont si vagues, enfin l´observation inflige à ses vues abstraites sur l´histoire et le mouvement économique des démentis si énergiques que des tentatives pour le modifier étaient inévitables... Malon l´a complété avec des aspirations morales et des sentiments altruistes et humanitaires; M. Enrico Ferri a essayé de le concilier avec les exigences de l´esprit scientifique" (p. 48).

Admirez maintenant l´aisance inconsciente avec laquelle M. Richard réfute les assertions accumulées dans les précédentes lignes.

"Une population très clairsemée telle que celle des Iroquois, peut vivre des fruits spontanés de la terre ; mais plus une population devient dense, plus elle doit agir sur le monde extérieur, créer, produire, sortir de l´indivision, pratiquer la coopération et en accepter les conséquences sociales, sauf à la modifier peu à peu dans le sens des exigences de la raison" (p. 177). Ainsi donc le manque de subsistances et non des causes morales, abstraites et idéalistes a forcé l´humanité à sortir de l´indivision communiste des Iroquois et à s´organiser sur un autre plan pour se procurer des moyens d´existence.

Mais l´humanité, dépouillée de sa peau d'Iroquois, va se mettre à la remorque de la justice, de la philanthropie, de la religion pour parvenir à la société capitaliste : ainsi, c´est par respect de la dignité humaine qu´elle a évolué de l'esclavage au servage. —Tout ça, c´est d´affreuses blagues, réplique M. Richard. "Quelle est la différence du servage et de l´esclavage? Le droit et la morale n´y sont pour rien; la réciprocité des intérêts a tout fait. Le serf est un esclave manant (servus manens), un esclave casé (servus casatus) ; c´est un esclave qui a reçu du maître un lot de terre; en revanche il est astreint à une redevance, à un certain nombre de jours de corvées sur les terres du maître. Ainsi pour consolider ses profits, le maître a du les abandonner en partie" (p. 109). Le maître n´a obéi qu'à son intérêt en émancipant l´esclave, comme le cochon n´écoute que sa gourmandise, en déterrant la truffe.

Cet adversaire du matérialisme économique va au moins défendre le libre arbitre. Pas si bête, il l´immole sur l´autel de la statistique. Quetelet dit-il nous a démontré "le rapport du nombre des accusés à la population, la distribution régulière des faits criminels entre les sexes, les âges, les saisons; l´effet contraire que le renchérissement des subsistances exerce sur le nombre des mariages et sur celui des attentats à la propriété; voilà autant des relations constantes qui autorisent la prévision" (p. 170). L´homme s'imagine être libre, et il est rattaché par la patte à des phénomènes économiques, climatériques et physiologiques qui le font choir à chaque pas.

Tout s´écroule. Enfoncés la morale, l´humanitarisme, l´altruisme, le libre arbitre, le progrès de l´individualité ! — Enfoncée aussi la logique de notre Eminent philosophe !

M. Richard était donc des mieux qualifiés pour exposer la nouvelle science sociale et pour tomber le socialisme. Ce qui le rend intéressant et nous a engagé à nous occuper si longuement de son livre, c´est qu´il est un type représentatif des fortes têtes de l´université. Les Deschanel, les Izoulet et autres semblables philosophes, historiens, politiciens, sociologues, psychologues, physiologues doctorisés et académisés, qui dernièrement ont "introduit les méthodes scientifiques dans les études sociales", sont tous taillés sur le même patron que M. Gaston Richard, docteur ès-lettres et agrégé de philosophie.


La réponse de M. Richard [3] confirme l´opinion émise dans mon article, qu´il est un des représentants les mieux qualifiés des sociologues que fabrique l´Université ; en effet, il se retranche derrière l'autorité de Comte, Spencer, Tarde, Durkheim et Compagnie. En critiquant son livre j´ai donc critiqué les maîtres de l´école universitaire.

J´ai dû forcément laisser de côté des thèses d´une grande valeur doctrinale aux yeux de ces savants ; par exemple, celle qui proclame éternelle la classification des hommes en exploiteurs et exploités, en intellectuels et manuels, parce qu´elle est imposée par la division du travail.

M. Richard m´en signale une autre d'égal mérite, qui affirme que l'évolution de l'organisme économique et partant celle de l´organisme social dépendent de la libre volonté de l´homme et des états de la conscience collective, qui se manifestent de préférence chez le mâle que chez la femelle, chez le citadin que chez le campagnard, chez les gouvernants que chez les gouvernés. Cette thèse est une reprise de la théorie idéaliste de Hegel qui faisait du monde matériel une manifestation de l'Idée ; la théorie hégélienne est elle-même la métamorphose philosophique du mythe chrétien, qui ramène la création du monde à n'être qu´un acte de la volonté de Dieu et l´homme à n'être que l´image de Jehovah.

Ces thèses sont des croquemitaines dont on menace ces mauvais sujets de socialistes ; j´aurais pris l´occasion de la réponse de M. Richard pour les réfuter, si je ne devais partir pour une tournée de conférences en Hollande. J´y reviendrai.

Je tiens cependant à dire un simple mot sur le Pérou, que M. Richard, après M. Desmolins, m´oppose à la conception marxiste de l´histoire, bien qu´il la confirme. Ce merveilleux empire, qui est une démonstration historique de ce que peut faire une administration communiste pour le bien-être de tout un peuple, était gouverné par une race conquérante, les Incas, qui avait conservé l´antique organisation communiste de la gens, tandis que les nations conquises, sur qui reposait le travail agricole et industriel, s´orientaient vers la propriété individuelle; lors de la destruction de l´empire des Incas par les Conquistadores d´Espagne, elles étaient déjà parvenues à une forme de la propriété foncière analogue au mir russe, à la mark germanique et la dessa javanaise et indienne, bien qu'elles n´appartiennent pas à aucune race indo-européenne.


Notes de Paul Lafargue

[1] Paul Leroy-Beaulieu. Le collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, 1re édit., p. 206 et 258.

[2] Macaulay, History of England, 1858, vol. I , p. 413. Notre docteur ès-lettres, qui ne connaît pas ces lettres anglaises et qui ne fait pas de contre-sens historique comme Marx et Engels, prend les yeomen pour des nobles et la yeomanry pour la noblesse campagnarde. — En souvenir des vaillants services que les yeomen avaient rendus à Cromwell, il se forma pendant les guerres contre la révolution française, un corps de cavaliers volontaires qui prit le nom de yeomanry. Il existe encore.

[3] M. Richard a répondu à l´article de Paul Lafargue dans le Devenir Social, sa réponse est suivie de cette lettre de Paul Lafargue.


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