1890

Paru dans : P. Lafargue, Critiques Littéraires, Ed. Sociales Internationales, 1936, pp. 165-171. Traduit de l'allemand.

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Le darwinisme sur la scène française

Paul Lafargue


A quels vils usages ne pouvons-nous pas retourner, Horatio !
HAMLET.

Pauvre Darwin ! S'il vivait encore, il ne serait sans doute pas très enchanté des suites de sa popularité. Les Français sont en train de le flétrir comme père "de cette race nouvelle de petits féroces, à qui la bonne invention de la lutte pour la vie sert d'excuse scientifique pour toutes sortes de vilenies... Je vous dis qu'appliquées – déclare Daudet – ces théories de Darwin sont scélérates parce qu'elles vont chercher la brute au fond de l'homme et que, comme dit Herscher, elles réveillent ce qui reste à quatre pattes dans le quadrupède redressé".

Les gens qui énoncent des affirmations aussi audacieuses sur la scène et hors d'elle ne sont nullement des fous ou des imbéciles, mais des gens respectes et pleins d'esprit. Ils ne publient pas leurs opinions par goût du paradoxe ni pour se gausser du philistin. Ils ont proclamé dernièrement ces vérités étonnantes avec tout leur sang-froid et un pathos grandiloquent. Malheur à la théorie scientifique qui s'est frayée un chemin dans le cerveau ignare et borné de l'homme de lettres ou du journaliste moderne !

Nos littérateurs n'ont pas étudié dans l'oeuvre de Darwin la lutte pour la vie. Ils ne sont pas habitués à un pareil travail intellectuel. Non, ils en ont seulement recueilli les échos dans quelques revues illustrées.

Il y a dix ans environ, une vieille laitière fut assassinée à Paris. Le meurtre, perpétré dans des circonstances bizarres, produisit une impression si profonde qu'on s'en souvient encore aujourd'hui. Le meurtrier fut démasqué d'une façon singulière. Barré, un jeune homme qui se trouvait en relations avec la vieille, s'offrit au juge d'instruction pour l'aider dans ses recherches ; il donna de lui-même tous les détails sur les habitudes, le genre de vie de la victime, les valeurs dans lesquelles elle avait placé sa petite fortune de dix mille francs, épargnée avec peine. Il eut plusieurs entrevues avec le juge d'instruction, qui le remercia de bien vouloir l'aider à découvrir le coupable. Un jour le juge, en l'accompagnant à la porte de son cabinet, lui demanda :

– Vous portiez autrefois la barbe, monsieur Barré ?

A cette simple remarque, Barré se mit à trembler et devint pâle comme un mort. Le juge mit aussitôt la main sur son épaule et s'écria :

– Voici l'assassin !

Barré, perdant contenance, avoua que lui et son ami Lebiez, étudiant en médecine, avaient commis le crime. Les deux assassins étaient des jeunes gens intelligents et instruits, âgés de 24 et de 26 ans. Lebiez passait pour l'un des meilleurs étudiants de la Faculté de Médecine de Paris. Son professeur, le docteur Vulpian, et ses camarades crurent à une erreur grossière quand ils apprirent son arrestation. Quelques jours après le crime, Lebiez avait fait une conférence sur le darwinisme, où il avait exposé la théorie de la lutte pour la vie et la loi de la permanence du plus apte.

Quand il vit qu'il avait été trahi, Lebiez ne nia pas son crime, mais en donna l'explication suivante : la laitière avait remis les dix mille francs à son ami Barré, qui avait dépensé l'argent au lieu de lui acheter des valeurs. La somme pouvait à chaque instant être réclamée et Barré, hors d'état de se la procurer, risquait d'être poursuivi et condamné pour détournement. Lebiez comprit qu'il se trouvait en face de ce dilemme : le déshonneur d'un ami, jeune homme d'excellente famille qui donnait beaucoup d'espérances, ou la mort d'une vieille femme, insignifiante et inutile. Il n'hésita pas une seconde sur le parti qu'il avait à prendre, abattit la vieille femme et découpa son cadavre suivant les règles de l'anatomie, afin de le faire disparaître.

Ce crime fit sensation. Lebiez n'était pas une brute ou un inconscient qui détruit tout ce qui se met au travers de sa route, mais un homme froid, réfléchi, qui avait mûrement préparé son plan, l'avait méthodiquement exécuté et légitimé au nom d'une théorie scientifique. Il mourut avec courage. Barré dût être porté sur l'échafaud, tandis que Lebiez en gravit les marches d'un pied ferme. Au moment où il passa la tête à travers la lunette de la guillotine et que le couperet allait tomber, quelqu'un cria dans la foule : "Bravo, Lebiez !" Il leva la tête, dirigea son regard dans la direction de la voix et dit de façon distincte : "Adieu !"

Ce crime ouvrit des discussions longues et passionnées. Les adversaires du darwinisme l'accueillirent comme une aubaine. Ils étaient nombreux, très considérés, et se hâtèrent de profiter d'une si belle occasion pour accabler une théorie dont Lebiez avait été le représentant. Certains milieux de libres penseurs mettent sur le compte de la religion les crimes commis par les dévôts. Les âmes pieuses firent de même et fustigèrent la nouvelle théorie, école du crime. Ils furent soutenus avec ardeur par les savants qui haïssaient Darwin : ce révolutionnaire de la science ne méritait pas un meilleur sort que les révolutionnaires de la Commune de Paris ! Un archevêque, Monseigneur Dupanloup, si je ne me trompe, alla jusqu'à demander la grâce de Lebiez : n'était-il pas une victime de la théorie de Darwin ? La société avait le devoir de lui permettre de se repentir et de racheter ses péchés.

La théorie de l'évolution s'est formée d'abord en France. En dehors des Français, Haeckel et les darwiniens allemands ont dûment reconnu les mérites d'un Buffon, d'un Lamarck et d'un Geoffroy Saint-Hilaire, que les darwiniens anglais ignoraient volontairement. Mais c'est précisément en France que la reconnaissance de cette théorie s'est heurtée aux plus grandes difficultés. La science française semble avoir eu honte de son rejeton que l'Angleterre avait adopté et élevé. L'Académie des sciences, avec ses membres vieux et desséchés, Flourens et ses quatre-vingts ans à leur tête, déclara la guerre à l'origine des espèces : les animaux et les plantes avaient été créés dès le début sous leurs formes actuelles, qu'elles devaient garder jusqu'à la fin des temps ! Il fallut que Haeckel vint d'Allemagne à Paris pour rassembler les jeunes gens qui s'étaient ralliés à la théorie de l'évolution et leur insuffler le feu sacré. Depuis lors, Flourens et beaucoup de vieux académiciens sont morts, des naturalistes plus jeunes et plus audacieux sont venus ; mais, jusqu'à présent, la victoire sur la science officielle n'a pas été complète. Ainsi, par exemple, le docteur Giard, bien que célèbre par ses nombreuses découvertes scientifiques, a dû attendre de longues années avant d'être nommé professeur au Muséum de Paris, parce qu'il était partisan de la théorie de l'évolution.

Les écrivains français aiment tourner en ridicule l'Académie et se moquer de ses opinions périmées ; mais personne ne s'adapte plus facilement aux préjugés du passé, personne ne s'incline plus respectueusement devant l'Académie et ses prescriptions intellectuelles. Je dois ajouter que la bonne société partage avec les écrivains qui lui préparent sa pitance spirituelle ce manque d'indépendance et ce respect à l'égard de l'opinion officielle.

L'assassinat de la vieille laitière rendit populaire la théorie de Darwin auprès des journalistes et des gens de lettres, qui se distinguent en France comme partout ailleurs par leur ignorance et leur manque de culture. Parmi ceux qui apprirent alors qu'il existait une théorie de la lutte pour la vie se trouvait Daudet. A l'instar de ses collègues, il prend la chose beaucoup plus simplement que Darwin.

"Il naît plus d'individus qu'il n'en peut vivre... Extermine-moi ou je t'extermine."

Ainsi, toute la théorie de Darwin tient dans une coque de noix, selon le sagace Daudet : c'est l'homme de science qui, dans sa pièce, nous débite cette phrase charmante. Dans la préface à sa Lutte pour la vie, Daudet raconte qu'il avait commencé un livre, moitié roman, moitié histoire, intitulé : Lebiez et Barré – Deux jeunes Français de ce temps. Il y travaillait depuis des mois lorsque parut en France la traduction de l'admirable Crime et châtiment, de Dostoïevski. Le Lebiez du romancier russe s'appelle Rodion : il a prémédité son crime ; il tue une vieille femme solitaire, une prêteuse sur gages au coeur sec, qui ne cause que désespoir et misère ; l'or de la vieille pourrait donner le bonheur et la santé à sa mère et à sa soeur qu'il aime tendrement. Au lieu de faire une conférence sur la lutte pour la vie, comme Lebiez, Rodion écrit un article pour une revue sous ce titre : "Le droit de tuer", où il démontre qu'il est permis de supprimer les gens nuisibles.

Daudet comprit qu'il lui serait impossible de rivaliser avec le génie morbide de Dostoïevski, maître inégalable de l'analyse psychologique, et il renonça à son livre, moitié roman, moitié histoire. Mais l'idée de la lutte pour la vie lui sembla trop intéressante pour l'abandonner ; il s'empressa de la porter à la scène, et le 30 octobre de l'an dernier [1889], le Gymnase dramatique de Paris donna un drame en cinq actes et six tableaux d'Alphonse Daudet, intitulé : la Lutte pour la vie.

Daudet n'est pas un homme de théâtre professionnel. C'est tout dernièrement qu'il s'est tourné vers la scène, non sans y faire preuve d'habileté. Il faut reconnaître que sa pièce présente beaucoup de bons côtés ; elle contient des situations dramatiques et Mari-Anto est finement dessinée.

Paul Astier, fils d'un académicien, est un architecte qui commence à devenir célèbre. En reconstruisant un vieux château, il se fait aimer de sa propriétaire, la duchesse Maria-Antonia Padovani (Mari-Anto) qui est très riche et a dépassé la cinquantaine ; Astier, par contre, est jeune, jouisseur et arriviste. "Darwin est son auteur préféré", mais, de même que Daudet, il n'a découvert dans l'Origine des espèces que la loi erronée du pasteur Malthus. "Il naît plus d'individus qu'il n'en peut vivre", d'où il résulte qu'une partie des hommes doit mourir de faim pour que l'autre puisse vivre confortablement. Astier, logique, opte pour la vie confortable. Il a pour devise : "Le fort mange le faible". Le fourbe Tichborne, qui n'était pas très spirituel, avait choisi un meilleur dicton.

"Le monde – écrivait-il en très mauvais anglais sur son calepin – se compose de deux espèces d'hommes, les imbéciles et les coquins, et ceux-ci doivent vivre de ceux-là."

Astier nourrit l'ambition de devenir président du Conseil. Il est déjà député et personnage d'importance, dont les opinions comptent. Mais, en l'espace de deux ans, il a dilapidé la fortune de la duchesse et il est au bord de la ruine. Il voudrait rompre son mariage avec la vieille femme pour épouser une toute jeune Juive. Il considère le mariage uniquement comme un moyen et les femmes comme des échelons qui mènent à la puissance. Il arrange si bien l'affaire que la jalouse Mari-Anto le surprend en flagrant délit d'adultère dans sa propre maison. Mais la duchesse est une bonne catholique qui considére le divorce comme un péché et une honte ; elle se contente de chasser Lydie, la jeune fille séduite par Astier et dont elle a été la bienfaitrice, et de se retirer à la campagne. Astier la suit, joue la comédie du repentir et de l'amour, lui arrache son pardon et la ramène à Paris, où il espère obtenir, dans des circonstances propices, son consentement au divorce. Mais le temps presse, la jeune Juive s'impatiente et menace de lui échapper avec sa fortune. Astier veut précipiter le dénouement. Durant une fête, il tend à sa femme un verre d'eau empoisonnée, mais, saisi d'épouvante, il l'arrête quand elle approche le verre de sa bouche. La duchesse devine ses intentions et, comme elle le considére capable d'un crime, consent au divorce pour le libérer de la tentation. Les scènes entre Astier et Mari-Anto sont très belles. A la fin, Astier est abattu par le père de Lydie à l'heure où il touche au sommet du bonheur, où il va épouser la Juive qui, de nouveau, fera de lui un millionnaire.

Daudet tue Astier, comme il l'écrit dans sa préface, parce que lui, Daudet, est un honnête homme et qu'il ne peut souffrir les méchants, – depuis qu'il a cessé d'être le secrétaire particulier du duc de Morny, un des plus grands forbans de la clique bonapartiste. Il a écrit sa pièce pour dire l'horreur que lui inspirent les partisans de la lutte pour la vie, les "struggle for lifeurs", comme il les appelle dans son bon anglais, ces darwiniens de la tête aux pieds, sans préjugés ni scrupules, qui ne croient pas en Dieu et n'ont pas peur du gendarme.

Ce mépris des darwiniens pour le gendarme, dernier soutien de la morale, est une autre des grandes découvertes de Daudet. Il invoque Berkeley, le philosophe "écossais" pour qui nos sens ne nous donnent pas une image exacte du monde extérieur. Berkeley considérait l'esprit comme quelque chose d'immatériel, qui ne peut pas concevoir les choses matérielles ; aussi proclamait-il que le monde extérieur n'existe pas. Daudet conclut, en bonne logique, que, pour les darwiniens, le gendarme n'est pas une réalité, mais une idée abstraite.

Il paraît incroyable que des écrivains comme Daudet rendent Darwin et sa théorie responsables des Lebiez, Barré et autres carnassiers lâchés à travers notre société. Ainsi, avant la publication de l'Origine des espèces, nous vivions dans une société où le vol et le crime étaient inconnus ! Et si ce livre n'avait jamais paru, nous continuerions à vivre dans une société où les hommes trouvent leur profit non dans l'exploitation de leurs semblables, mais dans l'entr'aide ! Les docteurs et les pharmaciens ne désireraient pas, pour gagner leur pain quotidien, que sévissent la tuberculose et la fièvre, que se multiplient les fractures de crânes et de membres ; les héritiers n'attendraient pas impatiemment la mort de leurs chers parents ; les financiers hésiteraient à entasser dans leurs coffres-forts le butin arraché à leurs collègues de la Bourse ; les commerçants et les industriels ne se ruineraient pas les uns les autres par une concurrence effrénée ; les capitalistes n'amasseraient pas leurs fortunes en imposant aux ouvriers des salaires de famine, – tout cela si Darwin n'avait pas écrit ce livre dangereux !

Les Daudet ne voient pas que ce sont nos rapports sociaux et non des théories qui créent nécessairement la concurrence et ses suites. La lutte économique sans merci de tous contre tous n'est pas une conséquence des théories de Darwin : celles-ci ne font plutôt qu'appliquer à la vie des animaux et des plantes les lois de la concurrence moderne. Darwin lui-même a expliqué qu'il avait été incité à ses recherches par la loi de Malthus.

Nous frémissons quand nous lisons le récit des crimes de Lebiez et d'autres assassins, mais nous restons impassibles à la vue des méfaits de la concurrence. Combien insignifiants sont les meurtres jugés par les tribunaux en face des empoisonnements massifs qu'entraîne la falsification des denrées alimentaires ! Vers l'époque où Lebiez et Barré assassinèrent la laitière, un commerçant fut jugé à Londres pour avoir mis de l'arsenic et d'autres matières dangereuses dans de la poudre de violette [1]. Des paquets de cette poudre, contenant de l'arsenic, furent soumis au tribunal ; il fut démontré que des nourrissons avaient été empoisonnés et cependant les jurés décidèrent que l'homme était innocent : il n'avait fait qu'obéir aux lois de la concurrence !

C'est dans cette atmosphère de la concurrence que nous vivons du berceau jusqu'à la tombe ; ce ne sont pas des théories scientifiques ou des convictions religieuses, c'est cette réalité cruelle qui pétrit l'argile humaine, aiguillonne l'égoïsme et en fait la passion dominante. Il faut s'étonner, dans ces circonstances, non pas que le nombre des crimes augmente, mais qu'il n'augmente pas plus vite.

Le développement moderne, qui rend la concurrence sans cesse plus aiguë et plus impitoyable, durcit les coeurs, stimule la cupidité, mais il émousse aussi les passions animales, il rend les hommes anémiques et sans force ; il transforme des bêtes furieuses en hommes qui réfléchissent, qui calculent, qui s'efforcent d'atteindre le but de la civilisation moderne : la richesse, non par la violence, le meurtre et les coups, mais par des voies légales qui souvent ne sont pas moins cruelles. Des actes comme ceux de Lebiez et d'Astier ne sont pas des conséquences de la science moderne, ils ne sont même pas caractéristiques pour l'évolution moderne.

Die Neue Zeit, 1890, pp. 184-189.


Note

[1] La poudre de violette était employée au XIXº siècle, surtout en Angleterre et en Allemagne, pour calmer les douleurs des petits enfants lors de la pousse des dents.


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