1886 |
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La religion du Capital
6. Lamentations de Job Rothschild, le capitaliste
Capital, mon Dieu et mon maître, pourquoi m'as-tu abandonné ? quelle faute ai-je donc commise pour que tu me précipites des hauteurs de la prospérité et m'écrases du poids de la dure pauvreté ?
N'ai-je pas vécu selon ta loi ? – mes actions n'ont-elles pas été droites et légales ?
Ai-je à me reprocher d'avoir jamais travaillé ? N'ai-je pas pris toutes les jouissances que permettaient mes millions et mes sens ? – N'ai-je pas tenu à la tâche nuit et jour, des hommes, des femmes et des enfants tant que leurs forces pouvaient aller et au-delà ? Leur ai-je jamais donné mieux qu'un salaire de famine ? Est-ce que jamais je me suis laissé toucher par la misère et le désespoir de mes ouvriers ?
Capital, mon Dieu, j'ai falsifié les marchandises que je vendais, sans me préoccuper de savoir si j'empoisonnais les consommateurs ; j'ai dépouillé de leurs capitaux les gogos qui se sont laissé prendre à mes prospectus.
Je n'ai vécu que pour jouir et pour me laisser enrichir; et tu as béni ma conduite irréprochable et ma vie louable en m'accordant femmes, enfants, chevaux et valets, les plaisirs du corps et les jouissances de la vanité. Et voilà que j'ai tout perdu, tout, et je suis devenu un objet de rebut Mes concurrents se réjouissent de ma ruine et mes amis se détournent de moi; ils me refusent jusqu'aux conseils inutiles, jusqu'aux reproches ; ils m'ignorent. Mes maîtresses m'éclaboussent avec les voitures achetées avec mon argent.
La misère se referme sur moi et, comme les murs d'une prison, elle me sépare du reste des hommes. je suis seul et tout est noir en moi, hors de moi.
Ma femme, qui n'a plus d'argent pour se farder et se déguiser le visage, m'apparaît dans toute sa laideur. Mon fils, élevé pour ne rien faire, ne comprend même pas l'étendue de mon malheur, – l'idiot ! – les yeux de ma fille coulent comme deux fontaines au souvenir des mariages manqués.
Mais que sont les malheurs des miens auprès de mon infortune ? Là où j'ai commandé en maître, on me chasse quand je viens m'offrir comme employé.
Tout est pour moi puanteur et ordure dans mon taudis ; mon corps endolori par la dureté du lit et mordu par les punaises et les insectes immondes ne trouve plus de repos, mon esprit ne goûte plus le sommeil qui apporte l'oubli.
Oh ! qu'ils sont heureux les misérables qui n'ont jamais connu que la pauvreté et la saleté. Ils ignorent ce qui est délicat, ce qui est bon ; leur épiderme épaissi et leurs sens abêtis n'éprouvent aucun dégoût.
Pourquoi m'avoir fait savourer le bonheur pour ne m'en laisser que le souvenir, plus cuisant qu'une dette de jeu ?
Mieux eut valu, ô Seigneur, me faire naître dans la misère que me condamner à y croupir après m'avoir élevé dans la fortune.
Que puis-je faire pour gagner mon misérable pain ?
Mes mains, qui n'ont porté que des bagues et qui n'ont manié que des billets de banque, ne peuvent tenir l'outil. Mon cerveau, qui ne s'est occupé qu'à fuir le travail, qu'à se reposer des fatigues de la richesse, qu'à échapper aux ennuis de l'oisiveté et qu'à surmonter les dégoûts de la satiété ne peut fournir la somme d'attention nécessaire pour copier des lettres et additionner des chiffres.
Mais, Seigneur, se peut-il que tu frappes si impitoyablement un homme qui n'a jamais désobéi à un de tes commandements ?
Mais c'est mal, c'est injuste, c'est immoral que je perde les biens que le travail des autres avait si péniblement amassés pour moi.
Les capitalistes, mes semblables, en voyant mon malheur, sauront que ta grâce est capricieuse, que tu l'accordes sans raison et que tu la retires sans cause.
Qui voudra croire en toi ?
Quel capitaliste sera assez téméraire, assez insensé pour accepter ta loi, – pour s'amollir dans la fainéantise, les plaisirs et l'inutilité, si l'avenir est si incertain, si menaçant, si le vent le plus léger qui souffle à la Bourse renverse les fortunes les mieux assises, si rien n'est stable, si le riche du jour sera le ruiné du lendemain ?
Les hommes te maudiront, Dieu-Capital, en contemplant mon abaissement ; ils nieront ta puissance en calculant la hauteur de ma chute, ils repousseront tes faveurs.
Pour ta gloire, replace-moi en ma position perdue, relève-moi de mon abjection, car mon cœur se gonfle de fiel, et des paroles de haine et des imprécations se pressent sur mes lèvres.
Dieu farouche, Dieu aveugle, Dieu stupide, prends garde que les riches n'ouvrent enfin les yeux et ne s'aperçoivent qu'ils marchent insouciants et inconscients sur les bords d'un précipice; tremble qu'ils ne t'y jettent pour le combler, qu'ils ne se joignent aux communistes pour te supprimer !
Mais quel blasphème ai-je proféré Dieu puissant, pardonne-moi ces paroles imprudentes et impies.
Tu es le maître, qui distribue les biens sans qu'on les mérite et qui les reprend sans qu'on les démérite, tu agis selon ton bon plaisir, tu sais ce que tu fais.
Tu m'écrases pour mon bien, tu m'éprouves dans mon intérêt.
O Dieu doux et aimable, rends-moi tes faveurs : tu es la justice et, si tu me frappes, j'ai dû commettre quelque faute ignorée.
O Seigneur, si tu me redonnais la richesse, je fais vœu de suivre plus rigoureusement ta loi. J'exploiterais mieux et davantage les salariés ; je tromperais plus astucieusement les consommateurs et je volerais plus absolument les gogos.
Je te suis soumis, comme le chien au maître qui le bat, je suis ta chose, que ta volonté s'accomplisse.
Pour copie conforme :
PAUL LAFARGUE
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