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18 décembre 1881
S'il fallait à la France, enivrée de gloire militaire, Napoléon le Petit pour la guérir de son culte pour Napoléon le Grand ; pour guérir la noble classe ouvrière de France soûlée de principes éternels de droits de l'homme , de phraséologie libertaire, pour la rappeler à la conscience de ses intérêts de classe, à la conscience de sa mission révolutionnaire, il fallait que le pouvoir politique passât entre les mains des républicains bourgeois. Alors, entre la classe bourgeoise, assise au pouvoir, et la classe ouvrière, exclue de tout pouvoir politique, il n'existe plus de roi, plus d'empereur ayant des intérêts dynastiques différents des intérêts bourgeois, et ne satisfaisant ceux-ci que si les intérêts dynastiques y trouvent leur compte ; alors seulement la classe bourgeoise peut prendre ses franches coudées, donner libre cours à tous ses intérêts, rassasier tous ses besoins.
Marx a démontré, et il ne s'est pas encore trouvé en Europe et en Amérique un économiste pour le réfuter, que le capital était du travail non payé . Tout capital, sous n'importe quelle forme qu'il se présente, propriété foncière, industrielle, financière, est donc un vol commis au profit de la classe bourgeoise et au détriment de la classe ouvrière, de la classe salariée [1] . Le vol est donc le roc sur lequel s'élève la bourgeoisie avec sa morale, sa philosophie, sa jurisprudence et sa politique.
La bourgeoisie contient trois catégories principales : bourgeoisie industrielle et foncière, bourgeoisie boutiquière et commerçante, bourgeoisie financière. Elles vivent toutes les trois sur le travail des salariés industriels et agricoles. La valeur de tout produit se subdivise en trois parts : 1º la part des matières premières et de l'usure des instruments ; 2º la part des travailleurs ; 3º la part des bourgeois. Le prix d'un hectolitre de blé vendu 20 francs se décompose approximativement ainsi : 6 fr. pour les engrais, semence, usure des machines et des animaux, 7 fr. pour le laboureur, 7 fr. pour le propriétaire foncier, le marchand, le banquier. Les bourgeois se disputent âprement à qui happera le plus gros morceau de cette troisième part. Les lois de la justice bourgeoise règlent la distribution équitable, entre les bourgeois, du butin de leurs vols sur les ouvriers et les empêchent de se dépouiller les uns les autres, excepté légalement. Les lois et la justice n'existent que dans les sociétés qui ont le vol pour unique mobile ; dans une société communiste, les lois et la justice n'ont pas de raison d'être [2] . L'Etat bourgeois a pour mission principale de prêter main forte aux lois qui réglementent le vol, de protéger les bourgeois dans l'exercice de leur profession de voleur de la classe ouvrière et de réprimer toutes les tentatives que pourraient faire les ouvriers contre les voleurs bourgeois.
La forme républicaine, c'est-à-dire le pouvoir politique confié exclusivement à des bourgeois, doit donc être la forme gouvernementale qui permet le mieux les répressions ouvrières et les vols bourgeois. Les plus grands massacres d'ouvriers ont été pratiqués par des républicains bourgeois : juin 1848, mai 1871. Aucun des gouvernements monarchiques qui ont opprimé la France depuis le XVIIè siècle n'aurait osé ou pu exécuter de telles saignées prolétariennes. La troisième république bourgeoise a dix ans à peine, et déjà les tripotages financiers qui ont mis une si éclatante auréole au front des Louis-Philippe et des Napoléon III, sont dépassés, comme la lampe électrique efface le bec de gaz.
A propos de Tunis, il y a eu dernièrement beau tapage dans certaine presse bourgeoise tant monarchiste que radicale. Pourquoi ? Parce que l'affaire a été menée gauchement, parce qu'elle est un four. Qui aurait songé à se plaindre des milliers de soldats tués, des millions de francs perdus, puisque la classe ouvrière est toujours là pour les reproduire ? Mais ce dont on ne peut se consoler, c'est de dire adieu aux belles affaires, aux juteux rendements avec lesquels les Roustans faisaient venir l'eau à la bouche de tous les bourgeois. Aux débuts, quand tout marchait sur des roulettes, la bourgeoisie marseillaise acclamait le héros du Bardo, la presse tout entière débordait d'enthousiasme ; à peine si quelques uns parlaient timidement de complications probables avec l'Italie. Seul le Parti ouvrier, sur l'initiative du groupe l' Egalité , tint le 25 juillet un meeting public à l'Elysée Montmartre pour protester contre l'allégresse indécente de la bourgeoisie et pour flétrir l'expédition tunisienne. Aujourd'hui les mirages dorés se sont évanouis, on cherche avec anxiété un bouc émissaire, Roustan, Ferry, Gambetta. Le Parti ouvrier ne prendra pas le change, si comme les radicaux il demande l'exécution des plus grands coupables, il entend que la responsabilité du sang versé en Afrique et des infamies commises retombe sur la tête de la classe bourgeoise.
Mais l'affaire tunisienne qui scandalisa les socialistes et radicaux patronnés par l'Alliance socialiste, n'est pas une affaire unique dans son genre, un phénix. Elle n'est pas la première ni ne sera la dernière aventure financière de la République bourgeoise. Qu'était-ce donc que l'affaire égyptienne, la déposition du Khédive ? N'étaient-ce pas les gouvernements de France et d'Angleterre exigeant le paiement des intérêts usuraires extorqués au khédive par le Crédit foncier, les Rothschild et autres rois de la cour des miracles. Ces honnêtes gens avaient prêté au taux de 30 et 60 %. En Egypte on ne trouva pas, comme en Tunisie, des tribus nomades, non souillées encore par la civilisation européenne et défendant leur liberté avec un courage que ne peuvent comprendre les bourgeois de la Défense nationale . En un tour de main l'affaire se bâcla, le khédive fut détrôné et deux grands gouvernements européens, la France républicaine et l'Angleterre parlementaire, établirent des collecteurs d'impôts pour pressurer les misérables fellahs d'Egypte au profit de la haute pègre internationale. Quel est donc le bourgeois monarchiste, radical ou opportuniste qui ait protesté contre cette expédition qui mettait l'influence diplomatique de la France et de l'Angleterre au service d'usuriers ? Mais en ce temps-là les radicaux faisaient leurs dents de lait.
On ne peut encore prévoir comment finira l'affaire tunisienne et déjà des bourgeois demandent d'autres expéditions lointaines. Les marchands de Yokohama ont monopolisé la vente des soies japonaises d'exportation, ce qui est leur droit. Le 21 octobre la Chambre de commerce de Lyon, sans hésitation, demande au gouvernement d'intervenir diplomatiquement, de s'immiscer dans les affaires intérieures du Japon et de briser le monopole des marchands de Yokohama [3] . Comme il n'est pas de manufacturier philanthrope et républicain, qui ne soit prêt à infliger 10 et 12 heures de travaux forcés par jour à des enfants et à des femmes pour gagner quelques centimes, il n'est pas de chambre de commerce, pas de société financière qui, pour protéger ses intérêts de quatre sous ou faire hausser ses actions, ne soit prête à lancer la France dans une guerre financière ou commerciale.
La bourgeoisie au pouvoir entend non seulement se servir des forces de la nation pour étendre son exploitation sur les pays non civilisés, et pour protéger les butins déjà acquis, mais encore pour mettre au pillage les caisses de l'Etat ; c'est sous le gouvernement républicain que ce pillage est le plus cyniquement pratiqué. Et c'est l'honneur de l' Egalité d'avoir stigmatisé la troisième République bourgeoise de son vrai nom. Jules Guesde, dans le n° 8 de la première Egalité (20 janvier 1878), l'appela la République des actionnaires , et dans la deuxième Egalité je l'ai appelée un gouvernement de spéculateurs . Guesde dans son article dénonce le rachat des chemins de fer ruinés, "au prix d'un demi-milliard, la moitié du fameux milliard des émigrés. Tel est le don de joyeux avènement fait par la bourgeoisie républicaine" aux loups-cerviers de la Bourse qu'elle voulait s'attacher. Dans la deuxième Egalité (n° 2, 4, 5, 6, 7), j'ai montré comment ce demi-milliard a été distribué par Freycinet, l'ex-lieutenant de Ventripotent I er que nous reverrons peut-être présider à un nouvel éventrement du budget. Il ne faudrait pas croire que des hommes intègres placés à la tête du gouvernement, pourraient empêcher les bourgeois de se jeter sur le budget comme des frelons sur une terrine de sirop. Guizot était un homme honnête, et il encouragea la corruption et la vénalité tout autant que Thiers le voleur éhonté. Le vol est la passion maîtresse de la bourgeoisie, et il faut qu'à tout prix elle satisfasse sa passion. En Italie, le général Bonaparte ne volait pas, mais il laissait voler tous les généraux de son armée. Pour se maintenir au pouvoir, un radical intègre comme M. Clémenceau sera obligé de laisser faire tout comme le Gambetta de l'emprunt Morgan, ou les bourgeois le briseront comme verre.
Dans certaines sociétés aristocratiques l'habitude était de se ruiner au pouvoir ; dans les sociétés bourgeoises la règle est d'y faire ses choux gras. La politique est aujourd'hui une profession plus lucrative et moins aléatoire que celle d'industriel ou de commerçant : pas de risques, si ce n'est d'être décoré ; pas de capital d'établissement, rien que du bagout, de la servilité et du flair. Machiavel, dans son livre profond le Prince , a donné les règles de conduite des petits despotes féodaux ; un des grands hommes d'Etat de la République américaine, un républicain convaincu, Aaron Burr, a formulé les principes du bourgeois politicien républicain. Voici quelques axiomes de son code de morale politique donnés par J. Parton, dans son livre sur la vie du Président Andrew Jackson , le vainqueur des Anglais à la Nouvelle-Orléans, en 1815 :
"La politique est un jeu, les prix sont des places et des contrats.
"Fidélité à son parti est la seule vertu du politicien. Celui-là seul est un politicien qui voterait sans hésitation pour le diable s'il était choisi par son parti. Un seul péché est impardonnable : de lâcher (bolting). Jamais on ne doit laisser souffrir un homme à cause de sa fidélité à son parti, pour odieux qu'il puisse être devenu au peuple."
En 1833, M. Masey, élu sénateur par l'Etat de New-York, proclama en plein Sénat la doctrine républicaine bourgeoise "Au vainqueur appartient le butin. To the victor belong the spoils ." C'est cette doctrine qui a chargé le pistolet de Guiteau, c'est cette doctrine que représentait Garfield à la présidence, c'est cette doctrine qu'on représentée tous les ministres, tous les chefs d'Etat de France. Au vainqueur, le butin ! L'éternel vaincu est la classe ouvrière.
Et c'est précisément parce que le gouvernement républicain bourgeois est le gouvernement le plus corrompu, le plus malhonnête qui puisse exister, que le Parti ouvrier le soutient de préférence à tout autre jusqu'au jour ou il sera assez fort et où les circonstances politiques seront assez favorables pour qu'il puisse le renverser et établir la dictature du prolétariat.
Notes
[1]
Quand les communistes parlent de classe ouvrière, ils entendent toujours la classe salariée, la classe qui vend sa force-travail
pour être dépensée au gré de l'employeur en efforts musculaires comme le terrassier, en efforts intellectuels comme le peintre
sur porcelaine, le chimiste, l'agronome, l'ingénieur, le contremaître, etc.
[2]
Dans les communautés primitives, que l'on trouve aux débuts de toute société humaine, il n'y a pas de lois, pas de justice,
il n'y a que des coutumes, des traditions. "Dans l'Inde, dit le juriste anglais H. S. Mayne, dans son livre bien connu sur
les Communautés villageoises de l'Est et de l'Ouest , 1871, les Conseils des anciens des communautés villageoises n'ordonnent jamais, ils déclarent simplement ce qui a toujours
été... Dans le sens juridique du mot, il n'y a pas de droit
et
de devoir dans une communauté indienne, une personne lésée ne se plaint pas d'une injustice individuelle, mais du trouble apporté dans
l'ordre tout entier de la petite société. Ce qui est plus étrange, la loi coutumière n'est pas mise en vigueur par des sanctions.
Dans le cas presque inconcevable de désobéissance à la décision du Conseil, la seule punition, ou la seule punition certaine,
semblerait n'être que la réprobation universelle." Le juriste philosophe qui a étudié, avec tant d'intelligence, les communautés
indiennes, M. H. S. Mayne, en sa qualité de juriste du gouvernement suprême de l'Inde anglaise, est un des hommes qui ont
le plus travaillé à les détruire et à transformer leur propriété communale en propriété privée. La gloire du philosophe n'effacera
jamais la honte du fonctionnaire.
[3]
Les marchands lyonnais qui crient tant contre le monopole des marchands japonais "tellement en dehors des habitudes des peuples
civilisés", ont, eux, monopolisé le commerce des soies étrangères, et se servent de leur monopole pour ruiner la production
sérifère de France et pour extorquer des prix de fantaisie de leurs confrères de la filature et du tissage. Avant la fusion
des neuf banques départementales en la Banque de France, la Banque de Lyon, juste au moment de l'achat des soies, suspendait
ses comptes avec les petits négociants, pour mettre tous ses fonds à la disposition des gros marchands de soie qui avaient
ainsi les moyens de monopoliser tous les achats de France et d'Italie. L'effronterie des bourgeois de Lyon dépasse celle des
laquais.
La lettre de la Chambre de commerce de Lyon au ministre du commerce, dont il est question, a été reproduite sans commentaire
par la Justice du 25 octobre, comme une chose qui s'entend de soi.
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