1866


Source : La Rive Gauche, 1º Juillet 1866.


La Nouvelle Génération

P. Lafargue

1 Juillet 1866


«Nous sommes l'avenire, nous sommes la jeunesse.»

(Chanté à Liége.)

Nous croyons utile de tracer l'histoire de la jeunesse du second empire. A notre connaisance cette naration n'a jamais été faite d’ane manière complète. Elle montrera aux lecteurs un état qu’ils ne connaissent qu’imparfaitement.

En efet, beaucoup de gens croient que le mouvement s’est arrêté depuis 52 et qu’on doit le reprendre tel qu'il a été laissé; qu'ils se détrompent. L'humanité ne s'arrête et ne recommence jamais son œuvre. Le mouvement a continué, mais sous une autre forme et avee une autre intensité.

L'empire, avec son despotisme écrasant dont nous expliquerons un jour la cause fatale, a mis dans le cœur de la jeunesse une haine profonde pour toute espèce de gouvernement et pour la société qui avait produit et qui soutenait le système impérial. Et nous savons que tant que nous n'aurons pas changé la société, rien ne sera fait; nous aurons toujours des empires moins le nom peut-être, mais qu'importe le nom. La cause restant la même, forcément le même effet se produira. Aussi aujourd'hui la jeunesse est anarchiste, «Nous voulons la force pour détruire l'autorité,» à dit notre ami Casse au Congrès de Liége.

Aux gens curieux d'étudier ce mouvement nous leur conseillons de consulter les journaux apparus au quartier latin, de feuilleter le compte-rendu du Congrès de Liège, et de lire le Courrier français qui, à l'heute présente, est spécialement rédigé par des jeunes gens déja connus sur la rive gauche. Ils verront combien notre dire est vrai et combien les aspirations de la jeune génération différent de celles de la précédente. Pour constater ce fait, ils n’auront qu’à écouter les criailleries que le Courrier français, le seul journal politique socialiste de Françe, a excité parmi la presse libérâtre de l'empire. L'honnête Phare de la Loire osa même le confondre avec le Constitutionnel et le Pays. Le gouvernement s'est chargé de répondre. Le Courrier a été saisi et cinq articles seront poursuivis.

Le Phare de la Loire pose en gardien pudibond de la démocratie virginale et immaculée; il remplit admirablement bien son rôle d’ennuque, car il est trop émasculé pour lui faire violence et lui faire engendrer ces principes révolutionnaires, «L'homme vient au monde avec le droit absolu de vivre, c'est-à-dire de se développer physiquement et intellectuellemeut» (Numéro du 20 mai). «Les gouvernements sont tous également mauvais» (Numéro du 10 juin). Il faut des jeunes et robustes mâles pour violer la Vierge Révolutionnaire.

Ceux qui suivent le développement de la jeune génération doivent se souvenir que pas un journal en France, n'a osé soutenir les doctrines professées à Liêge: au contraire. Tous in petto où publiquement nous ont jeté la pierre. Le pontife de l'Opinion nationale s'est derangé et nous a accablés sous trois articles. Un des vénérables du jacobinisme, rédacteur d'an journal prétendu démocratique disait de nous: «Si mon fils avait émis et soutenu de pareilles doctrines, je l'enverrais dans wne compagnie de discipline.»

Maintenant, comprenez-vous pourquoi nous détestons autant le constitutionalisme que l'impérialisme, que le jacobinisme?

Après les mitraillades de juin un aplatissement effrayant se produisit en France. À partir de ce moment la réaction fut triomphante. Tout le monde se tut. Proudhon le premier interrompit le silence; son livre, La Justice dans l'Église et la Révolution, fut un événement, le plus considérable peut-être de l’empire. Il fut condamné et lu.

Alors on commença à respirer, à se sentir plus à l'aise. Proudhon avait détruit le charme. Alors apparut la jeunesse. Comme sous Charles X elle ne pouvait conspirer, ni monter sur les barricades comme sous Louis-Philippe. Elle fit des journaux.

Les principaux journaux nés au quartier latin sont le Travail, la Jeune France, la Revue des Écoles, le Matin, la Revue du Progrès, la Rive Gauche, Candide, etc… Tous ces journaux, rédigés esclusivement par des jeunes gens, ont eté supprimés brusquement, Ses rédacteurs ont connu peu ou prou les douceurs de la prison. En ce moment paraissent à Paris, la Revue Encyclopédique dirigée par Regnard, un des échappés de Liège, et le Courrier français. Bonne chance, frères.(1)

Tous les jeunes gens, collaborateurs de ces journaux ont affirme l’Athéisme, la Révolution, le Socialisme. Leur nombre est grand. Chaque suppression faisait surgir de nouveaux combattants. Le nombre de ceux qui entouraient et soutenaient ces differents journaux est plus grand encore.

Le zèle deployé pour faire prendre et circuler ces journeaux était extraordinaire. D'abord, comme de juste, jamais un article ne fut payé. Loin de là, les rédacteurs et leurs amis étaient obligés de recourir à leur poche et jamais ils ne sont rentrés dans leur déboursés. Candide, un des derniers, se vendait un sou. Il a atteint une vogue énorme; son tirage était arrivé jusqu'a quinze mille. Les rédacteurs et leurs amis, se transformaient en colporteurs et le distribuaient eux-mêmes aux marchands de journaux. N'étant pas assez riches, pour prendre voiture, on allait à pied. Un de nos amis, avocat, chargé de la distribution des faubourgs se blessa même le pied dans une de ces longues courses. On allait le remplacer, quand la police intervint.

L’empire nous condamna au silence et à l’étude. Aussi nous présentons-nous à la lutte, le cœur fort et le cerveau bien développé.

Les philosophes allemands (Kant, Hegel, Feüerbach, etc.) ont été traduit et lus; les matérialistes allemands (Virchow Moleschott, Vogt, Büchner, etc.), ont trouvé de nombreux lectéurs. Fourier, Saint-Simon, Comte, Proudhon, Darwin, Litré, Taine, Cl. Bernard, Robin ont faits d'ardents disciples.

Quelques hommes, entre autres Rogeard et surtout lui, groupaient les jeunes gens autour d'eux et les conduisaient aux differentes manifestations du Quartier-Latin.

Parmi les manifestations les plus célèbres, citons celles faites à MM. Sainte-Beuve et Nisard; îls ne firent jamais leurs cours. Le doyen de la faculté de médecine, M. Rayer, ne put commencer son cours de médecine comparée et fut, au bout de deux ans, obligé de donner sa démission. M. About eut aussi sa leçon à Gaëtana. Joly, l'ardent hétérogéniste, Robin, le savant professeur d'histologie, H. Taine, le puissant critique, eurent, à cause de leur matèrialisme, de frénétiques ovations. Enfin arriva l’affaire de Liége. La jeunesse, à ce congrès, put dire franchement, carrément, au su et au vu de toute l’Europe ses aspirations. On sait ce qui advint, Alors une protestation générale, spontanée, la première qui se soit produite sous l'empire, eut lieu. La jeunesse des Écoles, en masse, revendiqua les droits de la justice violes dans la personne de leurs camarades. Sans l’habileté des mesures prises, une émeute aurait pu se produire, tellement les esprits étaient surexcités.

Les démocrates assermentés de l'opposition firent un moment illusion à la jeunesse — eux seuls parlaient. En prison plusieurs d'entre nous s'étaient trouvés en contact avec des journalistes. Nous eûmes pendant quelque temps un enthousiasme incompréhensible pour ces hommes. Plusieurs d'entré eux ont même reçu de nous des lettres individuelles et collectives. Qu'ils ne s'en vantent pas et ne nous les jettent plus à la face; qu'ils les brûlent plutôt. Ces lettres sont écrites non à eux, mais aux fantômes de notre imagination juvénile.

Le temps nous à dessillé les yeux. Aujourd'hui nous comprenons qu'ils sont les souteneurs de l'empire, sa soupape de sûreté.

Nous avons voulu connaître plus intimement ces hommes. Nous nous sommes mis à étudier leurs ouvrages, leurs discours et nous avons été indignés en voyant leur ignorance et leur jésuitisme. Alors nous avons brusquement rompu avec eux. Leurs salons ouverts pour nous à deux battants ont été désertes. On se caserna au Quartier-Latin et on ne fréquenta que des ouvriers.

Nous avans compris que ces hommes ne détestaient l'empire que parce qu'il leur avait enlevé la tribune où ils faisaient la roue, et qu'il les empéchait de satisfaire leur gloriole et leur ambition personnelle. Aussi veulent-ils le renverser, non pour donner pleine satisfaction aux aspirations et besoins de la classe ouvrière, mais pour se mettre aux lieux et places des ministres de l'empire. «Nous ne voulons pas détruire le pouvoir, mais nous en emparer,» à dit dernièrement, dans un journal, un des grands prêtres du jacobinisme.

A Saint-Pélagie, on rencontre heureusement un Révolutionnaire — Blanqui. C'est lui qui nous a transformé. Il nous a tous corrompus. Aussi un de ces démocrates joli-coeur disait qu'une des plus grandes fautes de l’empire était de avoir emprisonné Blanqui, au milieu de la jeunesse. Il avait raison. Nous ne voulons pas faire ici son éloge, Blanqui est un de ces hommes qu'on ne loue pas. Mais nous tenons à le remercier publiquement, et à lui dire que nous nous souviendrons toujours de ses conseils, surtout de celui qu'il nous donnât un jour que nous étions une vingtaine autour de lui à écouter ses enseignements.

«O jeunes gens, nous disait-il de sa voix douce et pénétrante, vous êtes bien heureux, vous êtes vingt, trente, cinquante, et que sais-je encore pour commencer la nouvelle Révolution; moi, j'étais seul ou presque seul… Ma carrière est faite maintenant; laissez-moi, avant de partir, vous donner uu dernier conseil. La lutte que vous allez entreprendre sera terrible, vous avez beaucoup à faire; vous aurez beaucoup à souffrir. Je ne vous souhaîte pas de connaître ce que j'ai connu. Beaucoup vous ont tracé déjà la voie révolutionnaire. Quelque soient leurs services, ne les écoutez pas, agissez par vous mêmes. Le milieu dans lequel vous vous trouvez est différent de celui dans lequel ils ont lutté. Et ils l'oublient. Songer à ma recommandation, n’écoutez jamais les vieux. — Je suis moi-même un vieux, ajoutait-il avec un sourire; aussi ne m’écoutez pas quand je vous dirai des choses contraires à vos aspirations.»

Voici, en peu de mots, ce que la jeune génération a fait pendant que tout le monde tremblait ou encensait le pouvoir. Pas un encore n'a failli. Tous ceux qui ont êté frappés ont accompli silencieusement leur peine, sans s'en parer, comme ce démocrate assermenté qui, pour deux mois de prison, s'est transformé en martyr et s'est fait une fortune. Ceux qui n'ont pas encore parlé sont là, îls attendent leur tour.

Tous, au joür du grand combat, seront sur la brèche.

PAUL LAFARGUE


1. Nos lecteurs ont vu sans doute dans notre dernier numéro la lettre de Regnard et de ses amis. Sous l'empire, l'imprimeur est devenu un oiseau rare qu'il faut élever avec les plus grands soins possibles. Les pauvres diables sont sujets à tant de malheurs. Ils sont devenus d'uns timidité déplorable. Marchand—encore un de Liége — voulait fonder au quartier latin un journal le Critique. L'imprimeur à été introuvable.


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