1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIIème partie. Le judaïsme.
2. Le judaïsme à compter de l'exil
h. Les zélotes
1908
Les pharisiens étaient les représentants de la masse du peuple face à l'aristocratie sacerdotale. Or, cette masse était, tout comme le « Tiers État » par exemple en France avant la Grande Révolution, composée d'éléments très divers avec des intérêts très divers, et des niveaux très variés de combativité et de capacités de lutte.
Cela vaut même pour les Juifs hors de Palestine. C'était une population exclusivement urbaine qui vivait essentiellement de commerce et de transactions financières, d'affermage des impôts et autres affaires du même type, mais on se tromperait gravement si l'on imaginait qu'elle ne comptait que de riches négociants et des banquiers. Nous avons déjà noté à quel point le commerce est plus capricieux que l'agriculture paysanne ou l'artisanat. Cela était encore plus vrai à cette époque-là qu'aujourd'hui, quand la navigation était moins perfectionnée et que la piraterie était une activité florissante. Sans compter les guerres civiles qui ruinèrent on ne sait combien d'affaires !
S'il devait immanquablement y avoir beaucoup de Juifs qui étaient tombés de la richesse dans la pauvreté, il y en avait encore davantage qui n'avaient jamais réussi à s'enrichir. Le commerce était l'activité qui leur offrait les plus grandes chances, mais tout le monde ne disposait pas pour autant du capital nécessaire pour se lancer dans le commerce de gros. Le commerce de la grande majorité se réduisait à du colportage et à la boutique.
A côté, ils pouvaient aussi pratiquer des métiers artisanaux pour lesquels ni une grande habileté, ni un goût raffiné n'étaient requis. Là où vivaient des Juifs en nombre, les particularités de leurs mœurs et de leurs usages suscitaient nécessairement le besoin d'artisans partageant leur croyance. Quand nous lisons que sur les huit millions d'habitants, il y avait un millions de Juifs en Égypte, il n'était pas possible que tous aient vécu du commerce. Et effectivement, des industries juives sont mentionnées à Alexandrie. D'autres récits rapportent la présence d'artisans juifs également dans d'autres villes.
Dans bien des villes, et notamment à Rome, les Juifs étaient assurément fortement représentés parmi les esclaves et donc les affranchis. Leurs luttes incessantes, leurs tentatives répétées de soulèvements, toutes vouées à l'échec, livraient en permanence des prisonniers de guerre qui étaient vendus en esclavage.
A partir de toutes ces classes, en partie déjà proches du prolétariat, se sédimentait une couche de lumpenprolétaires qui était par endroit très nombreuse. C'est ainsi que par exemple, parmi les prolétaires romains, les mendiants juifs se faisaient particulièrement remarquer. Martial décrit un jour la vie dans les rues de la capitale. Au milieu des artisans travaillant dans la rue, des processions des prêtres, des charlatans et des colporteurs, il mentionne aussi le petit Juif que sa mère envoie mendier. Juvénal parle dans sa troisième satire du bosquet d’Égérie qui est « maintenant loué aux Juifs, dont tout le bagage consiste en une corbeille et une botte de foin. Car les arbres doivent maintenant tous nous rapporter quelque gain. Maintenant, le bois est occupé par des mendiants, les muses ont été expulsées. » 106
Ce témoignage, précisons-le, date de la période postérieure à la destruction de Jérusalem, celle du règne de Domitien, qui avait chassé les Juifs de Rome et les autorisait à séjourner dans ce bosquet en contrepartie du versement d'une redevance par tête. Toujours est-il qu'il atteste la présence d'un grand nombre de mendiants juifs à Rome.
La mendicité était alors déjà un phénomène notable dans le judaïsme.
Les lumpenprolétaires étaient naturellement un élément très mobile.
Mais le but primordial des pérégrinations des mendiants juifs était certainement Jérusalem. Là, ils pouvaient se sentir chez eux, ils n'avaient pas à craindre d'être les objets des railleries et des mauvais traitements d'une population hostile ou à tout le moins perplexe. C'est là que se rassemblaient aussi en foule les pèlerins fortunés venus de tous les coins du monde, que leurs sentiments religieux étaient les plus vifs et qu'ils étaient les plus prodigues en générosités.
A l'époque du Christ, toutes les grandes villes sans exception avaient un lumpenprolétariat important en nombre. Après Rome, il semble bien que ç'ait été Jérusalem qui ait abrité, au moins en proportions, le plus grand contingent de prolétaires de ce type ; la force d'attraction de Jérusalem comme de Rome s'exerçait en effet dans tout l'empire. Les artisans, nous l'avons vu, étaient à cette époque encore très proches de ce prolétariat ; ce n'étaient en règle générale que des travailleurs à domicile, et ceux-ci, encore aujourd'hui, sont à ranger au nombre des prolétaires. Ils n'avaient pas de mal à faire cause commune avec les mendiants et les porte-faix.
Là où des couches populaires ne possédant rien en propre sont réunies en masses compactes, elles font montre d'un niveau de combativité particulièrement élevé. A la différence des possédants, elles n'ont rien à perdre ; leur situation sociale est insupportable, et attendre ne leur rapporte rien. La conscience d'être nombreux les enhardit. En outre, les ruelles étroites et tortueuses de cette époque ne permettaient guère aux troupes d'exploiter leur supériorité. Autant les prolétaires urbains ne valaient pas grand-chose dans les batailles en rase campagne, autant leur comportement y manquait d'assurance, autant ils savaient se battre dans les combats de rue. Alexandrie et Jérusalem en ont fourni la preuve.
A Jérusalem, ce prolétariat était autrement combatif que les possédants et les intellectuels parmi lesquels se recrutaient les pharisiens. En temps normal, certes, les prolétaires suivaient les pharisiens. Mais quand les frictions entre Jérusalem et Rome s'aggravèrent, quand il apparut que le moment décisif approchait, les pharisiens devinrent de plus en plus prudents et hésitants, et entre eux et les prolétaires poussant à la charge, le conflit s'aiguisa.
Ceux-ci étaient puissamment soutenus par la population rurale. Ici, comme partout dans l'empire romain, les paysans parcellaires et les bergers étaient saignés par les impôts et l'usure, tombaient dans le servage pour dettes ou étaient expropriés. Une partie d'entre eux est sans doute venue renforcer les rangs du prolétariat de Jérusalem. Mais tout comme dans d'autres régions de l'empire, les plus énergiques des expropriés et des désespérés recouraient au soulèvement armé, au banditisme. La proximité du désert, qui maintenait encore vivantes les coutumes bédouines, facilitait la lutte. Il s'y trouvait de nombreux refuges repérables seulement des connaisseurs du pays. Et en Galilée, le terrain raviné et la profusion de cavernes présentaient des conditions tout aussi favorables au brigandage. L'étendard sous lequel ces brigands combattaient était l'attente du Messie. En Russie, aujourd'hui, le premier bandit venu brandit la révolution comme prétexte pour accomplir ses « expropriations » ; et d'un autre côté, l'aspiration à servir la révolution transforme en brigands bien des révoltés naïfs et avides d'action : c'était alors exactement comme cela en Galilée. Des chefs de bandits prétendaient être le Messie ou au moins son précurseur, et des enthousiastes qui se sentaient une vocation de prophète ou de Messie, devenaient chefs de bandits.
Les brigands de Galilée et les prolétaires de Jérusalem étaient en contact permanent les uns avec les autres, se soutenaient mutuellement, et finirent par former un parti commun opposé aux pharisiens, le parti des Zélotes, autrement dit, des Fervents. L'opposition entre eux et les pharisiens rappelle par de nombreux traits celle entre les Jacobins et les Girondins.
Les liens entre les prolétaires de Jérusalem et les bandes armées de Galilée, ainsi que leur activisme, deviennent manifestes précisément à partir de l'époque du Christ.
Pendant la dernière maladie d'Hérode (-4), le peuple de Jérusalem se souleva dans un tumulte indescriptible contre les innovations auxquelles il avait procédé. La colère avait avant tout pour cible un aigle en or qu'Hérode avait fait placer sur le grand portail du temple. L'émeute fut calmée par les armes. Mais le peuple se souleva à nouveau après la mort d'Hérode, à Pâques, et cette fois-ci, avec tant de force que les troupes d'Archelaos, le fils d'Hérode, ne parvinrent à mater l'insurrection qu'en faisant couler des flots de sang. Trois mille Juifs furent assommés. Mais cela ne suffit pas à arrêter la volonté de se battre du peuple. Quand Archelaos partit pour Rome pour s'y faire confirmer sa couronne, le peuple se souleva une nouvelle fois. Alors, ce furent les Romains qui intervinrent. La Syrie était alors gouvernée par Varus, celui qui allait plus tard tomber dans la guerre contre les Chérusques. Il accourut à Jérusalem, écrasa l'insurrection, retourna ensuite à Antioche en laissant à Jérusalem une légion sous le commandement du procurateur Sabinus. Se fiant à sa force militaire, celui-ci poussa jusqu'aux dernières extrémités l'oppression des Juifs, pilla et vola autant qu'il put. Cela fit déborder le vase. A la Pentecôte, une foule importante se réunit à Jérusalem, dont en particulier beaucoup de Galiléens. Ils furent assez forts pour encercler et assiéger la légion romaine et les troupes de mercenaires qu'Hérode avait recrutées et qui étaient restées sur place après sa mort. Les Romains tentèrent sans succès plusieurs sorties, au cours desquelles furent tués de nombreux Juifs. Les assiégeants ne cédèrent pas. Ils réussirent même à gagner une partie des troupes d'Hérode, qui passèrent de leur côté.
Au même moment, le pays était en pleine ébullition. Les brigands de Galilée étaient rejoints par de nombreux partisans et formaient des armées entières. Leurs commandants se faisaient proclamer rois des Juifs, donc sans doute comme Messies. Parmi eux se distinguait particulièrement Judas le Galiléen, dont le père, Ezéchias, avait déjà été un brigand célèbre et avait pour cette raison été mis à mort (47 avant J-C). Un ancien esclave d'Hérode, Simon, rassembla une bande en Pérée, une troisième avait à sa tête le berger Athronges.
Varus arriva avec deux légions et de nombreuses troupes auxiliaires au secours des assiégés de Jérusalem, mais les Romains eurent beaucoup de mal à venir à bout de l'insurrection. Ce fut une suite inimaginable de massacres et de pillages, deux mille prisonniers furent crucifiés, beaucoup d'autres vendus comme esclaves.
Cela se passait à l'époque où l'on place la naissance du Christ.
Les années qui suivirent furent une période de calme. Mais cela ne dura pas longtemps. En l'an 6 après J-C, la Judée fut placée sous l'administration directe de Rome. La première mesure prise par les Romains fut un recensement devant permettre de lever les impôts. En réponse, nouvelle tentative d'insurrection de Judas le Galiléen, celui-là même qui s'était distingué dix ans plus tôt. Il s'allia au pharisien Sadduk, qui se chargea de soulever le peuple de Jérusalem. Cette tentative ne mena à rien dans la pratique, mais elle eut pour conséquence la rupture entre les couches subalternes du peuple et les rebelles galiléens d'une part, et les pharisiens de l'autre. Lors de l'insurrection de l'an – 4, ils avaient encore marché la main dans la main. Mais maintenant, les pharisiens en avaient assez et ne voulaient plus en être. Alors se forma contre eux le parti des zélotes. Et à partir de cette date, le foyer insurrectionnel ne s'éteignit plus jamais vraiment en Judée et en Galilée jusqu'à la destruction de Jérusalem.
De son point de vue de pharisien, Flavius Josèphe raconte cela dans les termes suivants :
« Après cela, Judas, un Gaulanite originaire de Gamala, secondé par Sadduk, un pharisien, appela le peuple à l'insurrection. Ils disaient aux gens qu'ils deviendraient des esclaves s'ils se soumettaient à l'évaluation de leurs biens, et qu'ils devaient défendre leur liberté. Ils proclamaient qu'ainsi, non seulement ils préserveraient leurs richesses, mais qu'en outre ils accéderaient à une bien plus grande félicité, car leur hardiesse leur vaudrait honneur et gloire. Dieu ne les y aiderait que s'ils prenaient des décisions énergiques et ne reculaient devant rien pour les mettre à exécution. Les gens écoutaient cela avidement et ils avaient le cœur gonflé de courage pour accomplir des exploits.
« Il est impossible de dire avec suffisamment de force tout le mal que ces deux individus ont fait dans le peuple. Tout y passa. Ils suscitèrent des guerres l'une après l'autre. Chez eux, ce n'était que violences permanentes ; on payait de sa vie un désaccord. Des bandits ravageaient le pays. Les gens de qualité étaient mis à mort sous le prétexte de sauver la liberté ; en fait, c'était par cupidité et pour s'emparer de leurs biens. Il s'ensuivit de multiples révoltes et un bain de sang général, les gens du pays se déchaînant eux-mêmes les uns contre les autres, un parti tentant d'abattre l'autre, tandis que les ennemis extérieurs les massacraient les uns et les autres. A cela vint s'ajouter une famine qui fit tomber toutes les barrières et précipita les villes dans une désolation sans nom, et pour parachever le tout, le Temple de Dieu fut réduit en cendres par les ennemis. Voilà donc comment les innovations et les réformes apportées aux coutumes antiques ont apporté la ruine aux rebelles eux-mêmes. C'est comme cela que Judas et Sadduk, qui, en introduisant une quatrième doctrine, gagnèrent beaucoup de partisans, n'ont pas seulement apporté trouble et confusion dans l’État de leur époque, ils ont aussi, avec ce nouvel enseignement totalement inconnu auparavant, semé les graines de tout le mal qui s'est produit ensuite. … Les jeunes gens qui les ont suivis ont causé notre ruine. » (Antiquités XVIII 1,1.)
Mais à la fin du même chapitre, Flavius Josèphe parle avec beaucoup plus de respect des zélotes qu'il a si violemment vilipendés au début :
« La quatrième doctrine (après celles des pharisiens, des sadducéens et des esséniens) fut introduite par Judas le Galiléen. Ses partisans étaient d'accord en tout avec les pharisiens, à ceci près qu'ils faisaient montre d'un amour opiniâtre de la liberté et déclaraient qu'on ne devait reconnaître que Dieu comme l'unique seigneur et roi. Ils préfèrent subir les plus cruels tourments et laisser torturer leurs amis et leurs parents plutôt que d'appeler seigneur un être humain. Je ne vais pas m'étendre longuement sur ce chapitre, car on connaît suffisamment l'obstination qu'ils ont prouvée dans ce domaine. Je ne m'inquiète pas de ce qu'on ne me croie pas, mais plutôt de ce que je ne trouve pas les mots pour décrire l'héroïsme et la constance avec lesquelles ils supportent les supplices les plus épouvantables. Cette folie contamina comme une épidémie tout le peuple quand le gouverneur Gessius Florus (64 à 66 après J-C) abusa contre eux de son pouvoir au point de les pousser au désespoir et à la révolte contre les Romains. »
Plus le joug romain devenait pesant, plus le désespoir des masses juives grandissait, et plus elles échappaient à l'influence de pharisianisme et étaient attirées par le zélotisme. En même temps, celui-ci, à son tour, produisait des rejets d'une nature particulière.
L'un d'entre eux était l'exaltation et l'extase. Le prolétariat antique ne se préoccupait guère de savoir et la soif de savoir y était absente. Dépendant, plus que toute autre catégorie, de forces sociales qu'il ne comprenait pas et qui lui apparaissaient terriblement inquiétantes, plus que toute autre enfoncé dans ce genre de situation désespérée où l'on se cramponne avec angoisse au moindre brin de paille, il était particulièrement pénétré de la croyance au merveilleux, la prophétie messianique était particulièrement enracinée en lui, et cela l'entraînait plus que les autres à méconnaître totalement les réalités et à attendre ce qui était le plus de l'ordre de l'impossible.
N'importe quel exalté qui se disait le Messie et promettait de libérer le peuple par ses miracles, pouvait trouver des partisans. Le prophète Theudas, à l'époque du gouverneur Fadus (à partir de 44), était un individu de cette sorte. Il conduisait des foules au bord du Jourdain, et là, elles étaient dispersées par les cavaliers de Fadus. Theudas lui-même fut arrêté et décapité.
A l'époque du procurateur Félix (52 à 60), ce phénomène prit encore plus d'ampleur :
« Il y avait une bande de scélérats qui, certes, ne tuaient pas, mais étaient des impies et fomentaient autant de troubles et répandaient autant d'insécurité dans la ville (Jérusalem) que les assassins eux-mêmes. Car c'étaient des charlatans séduisants qui, sous prétexte de révélation divine, prêchaient toutes sortes d'innovations et incitaient le peuple à la révolte. Ils l'attiraient dans le désert en prétendant que Dieu leur ferait voir un signal de la liberté. Pensant que c'était le début d'une révolte, Félix envoya des soldats contre eux, à cheval et à pied, et en fit tuer un grand nombre.
« Un faux prophète venu d’Égypte (c'est-à-dire un Juif égyptien. K.) causa encore plus de dégâts. C'était un magicien et avec ses œuvres de magie, il persuadait le monde qu'il était un prophète. Il ensorcela ainsi environ 30 000 personnes qui le suivirent. Il les emmena hors du désert et sur la montagne qu'on appelle Mont des Oliviers pour, de là, aller à Jérusalem vaincre l'occupant romain et établir son pouvoir sur le peuple. Dès que Félix eut vent de son complot, il alla avec les soldats romains à sa rencontre et à la rencontre du peuple tout entier, dans la mesure où il se montrait prêt à se battre pour le bien commun, et lui livra bataille. L’Égyptien parvint à s'échapper avec quelques autres. La plupart furent faits prisonniers. Le reste se cacha dans le pays.
« Cette révolte était à peine calmée que, comme pour ainsi dire dans un corps malade et infecté, un nouveau mal se répandait. Quelques magiciens et assassins se coalisèrent et gagnèrent une foule de partisans. Ils appelaient tout le monde à la conquête de la liberté et menaçaient de mort ceux qui à l'avenir voudraient se soumettre et obéir aux autorités romaines, en disant qu'il fallait libérer malgré eux ceux qui acceptaient de bon gré le joug du servage.
« Ils parcouraient tout le pays juif, pillaient les demeures des riches, tuaient les gens qui y habitaient, mettaient le feu aux villages et commettaient de telles horreurs que tout le peuple juif subissait leur violence. Et cette calamité s'étendait de jour en jour. » 107
A l'intérieur des murs de Jérusalem, il n'était pas facile de se soulever ouvertement contre l'armée romaine. Ici, les ennemis les plus acharnés du régime en place recouraient à l'assassinat. Sous le gouvernement de Félix, alors que le nombre des brigands et des exaltés se multipliait, se constitua aussi une secte de terroristes. Les explosifs n'avaient pas encore été inventés. L'arme préférée des terroristes était un poignard recourbé qu'ils dissimulaient sous leur manteau. On les appelait sicaires, d'après le nom latin du poignard (sica).
Le déchaînement furieux de tous ces défenseurs de la cause populaire n'était que la réponse inévitable au déchaînement scandaleux des oppresseurs du peuple. On n'a qu'à écouter Flavius Josèphe, qui était le contemporain de tous ces événements, raconter les menées des deux derniers procurateurs qui gouvernèrent la Judée avant la destruction de Jérusalem :
« Festus fut nommé gouverneur (60 à 62). Il pourchassa sérieusement les brigands qui infestaient le pays juif, s'en empara et en tua beaucoup. Son successeur Albinus ne le suivit malheureusement pas dans cette voie. Il n'y a aucun crime qu'il n'ait commis, aucun vice qu'il n'ait pratiqué. Non seulement il détournait les fonds publics dans l'administration officielle, mais il s'en prenait aussi à la propriété privée des sujets et la confisquait à son profit en usant de la force. Il faisait peser sur le peuple des impôts énormes et injustes. Il libérait les brigands que les autorités urbaines ou ses prédécesseurs avaient jetés en prison, contre le versement d'une somme d'argent, et il n'y avait que ceux qui ne pouvaient pas payer qui restaient des criminels et étaient maintenus en détention. Cela faisait croître l'audace des agitateurs à Jérusalem. Les riches multipliaient les cadeaux et les présents, et se faisaient ainsi suffisamment bien voir d'Albinus pour qu'il ferme les yeux quand ils réunissaient autour d'eux une escorte. Mais les masses populaires, toujours agitées, se mirent à les suivre parce qu'Albinus les choyait. Aussi, tous les vauriens s'entouraient d'une meute dont ils étaient les chefs, les crapules en chef, et faisaient piller et voler tous les bons citoyens par leurs mercenaires. Les victimes gardaient le silence, et ceux qui n'avaient pas encore été dépouillés comblaient de flatteries ces coquins par peur de subir le même sort. Personne n'avait intérêt à se plaindre, la pression était trop forte. C'est ainsi que furent déposés les germes qui allaient ruiner notre ville.
« Si infâme et si odieux qu'ait été le gouvernement d'Albinus, il fut encore largement dépassé par son successeur Gessius Florus (64 à 66), si bien que si on compare l'un avec l'autre, c'est encore Albinus qui est le meilleur. Car Albinus perpétrait ses méfaits en secret et savait leur donner une apparence de bon aloi. Alors que Florus faisait tout en public, comme si pour lui, il y avait une gloire à maltraiter notre peuple. Il volait, pillait, châtiait, et se comportait comme s'il n'avait pas été envoyé comme gouverneur, mais comme bourreau chargé de mettre les Juifs à la torture. Là où il aurait dû être indulgent, il était cruel. En plus, il était effronté et hypocrite, et personne n'a jamais inventé plus de combines que lui pour escroquer les gens. Il ne lui suffisait pas de saigner des individus privés et de tirer profit du tort qu'il leur faisait. Il pillait des villes entières et ruinait le peuple tout entier. Il ne manquait plus qu'il fît proclamer en public qu'on pouvait voler autant qu'on voulait, du moment qu'on lui laissât sa part. Et donc, le pays tout entier se dépeupla, beaucoup de gens quittant le pays pour aller s'installer à l'étranger. » 108
On croirait lire un rapport sur les agissements de tchinovniks russes !
C'est sous le gouvernement de Florus que se produisit finalement la grande insurrection dans laquelle le peuple tout entier se dressa de toute sa force contre ses tortionnaires. Quand il s'apprêta à aller piller le Temple, en mai 66, Jérusalem se révolta. Ou bien plutôt, les classes subalternes de Jérusalem se révoltèrent. La majorité des possédants, les pharisiens comme les sadducéens, craignait la révolte, demandait la paix. La guerre civile commença avec la rébellion contre les Romains. Ce fut le parti de la guerre qui l'emporta. Le parti de la paix fut battu dans le combat de rues, mais la garnison romaine aussi fut contrainte de se retirer et fut massacrée.
L'enthousiasme belliqueux des insurgés était tel qu'ils réussirent à mettre en fuite une armée de secours de 30 000 hommes conduite par le légat de Syrie Cestius Gallus.
Dans toute la Palestine, et bien au-delà de la Palestine, les Juifs se soulevèrent. La révolte des Juifs d'Alexandrie nécessita l'engagement de toutes les ressources militaires romaines présentes en Égypte.
Mais évidemment, il ne pouvait être question pour le judaïsme d'écraser Rome. Il était trop faible, trop exclusivement urbain. Mais il aurait peut-être pu arracher aux Romains encore pour quelque temps un traitement moins brutal de la Judée si les insurgés étaient immédiatement et énergiquement passés à l'offensive en s'appuyant sur les positions déjà acquises. La situation n'aurait pas tardé à leur être favorable. Dans la deuxième année de la guerre juive, à l'ouest de l'empire, les soldats se révoltèrent contre Néron, et les batailles des légions entre elles se prolongèrent encore au-delà de sa mort (9 juin 68). Vespasien, le commandant en chef de l'armée qui devait soumettre la Judée, était plus préoccupé par les événements à l'ouest où il s'agissait du sort de l'empire, que par la petite guerre locale dans laquelle il était impliqué.
Mais les insurgés laissèrent passer la seule chance qu'ils avaient, du reste fort mince. Certes, c'étaient les classes subalternes qui avaient déclaré la guerre aux Romains et avaient abattu le parti pacifiste juif. Mais les possédants et les intellectuels avaient gardé suffisamment d'influence pour prendre en mains la direction des opérations. Ce qui signifiait qu'elles n'étaient menées qu'avec hésitation, sans enthousiasme, pas avec l'objectif de défaire l'ennemi, mais seulement avec celui d'obtenir un compromis. Cela ne dura à vrai dire pas très longtemps. Les insurgés finirent par se rendre compte de la mollesse avec laquelle leurs dirigeants menaient la lutte, et les zélotes s'emparèrent du commandement.
« Dans les rangs du parti populaire des fanatiques, on attribuait – non sans raison – le déroulement funeste des opérations au manque d'énergie dans la conduite de la guerre telle qu'elle était menée jusqu'ici. Les hommes du peuple firent alors tout pour devenir les maîtres de la situation et évincer les anciens chefs. Comme ceux-ci refusaient de quitter leurs postes, une guerre civile terriblement sanglante éclata pendant l'hiver 67/68 à Jérusalem, avec des scènes d'horreur telles qu'on n'en a plus vu que pendant la première révolution française. » 109
Le rapprochement avec la révolution française s'impose effectivement à tout observateur. Mais si en France, la Terreur devint le moyen de sauver la révolution et de la rendre capable de vaincre et de s'imposer à l'Europe entière, un succès analogue était exclu d'avance à Jérusalem, vu la façon dont les choses se présentaient. La Terreur exercée par les classes subalternes arriva même trop tard pour obtenir un délai de grâce provisoire pour l’État juif, dont les jours étaient comptés. Elle ne put que prolonger le combat, augmenter les souffrances, exacerber encore la fureur vengeresse du vainqueur final. Mais elle donna aussi au monde un monument d'endurance, d'héroïsme et d'esprit de sacrifice qui s'élève très haut et solitaire, mais d'autant plus impressionnant, au-dessus du marais de lâcheté et d'égoïsme qui étaient la marque de cette époque.
Ce ne fut pas toute la population juive de Jérusalem qui s'engagea dans cette lutte titanesque et désespérée contre un ennemi bien supérieur, qui la mena encore durant trois ans, jusqu'en septembre 70, avec le plus grand courage, la plus grande ténacité et la plus grande intelligence, couvrant de cadavres chaque pouce de terrain avant de l'abandonner, et trouvant finalement la mort, épuisée par la faim et les maladies, dans l'incendie de la ville. Les prêtres, les érudits, les marchands, s'étaient mis pour la plupart en sécurité dès le début du siège. Ce furent les petits artisans et les boutiquiers comme les prolétaires qui devinrent les héros de leur nation, en alliance avec des paysans prolétarisés de Galilée qui s'étaient frayé un chemin jusqu'à Jérusalem.
Voilà l'atmosphère dans laquelle se constitua la communauté chrétienne. Elle n'a rien de commun avec le tableau riant que Renan brosse dans sa Vie de Jésus – et qui s'appuie, non sur l'examen de la situation sociale de cette époque, mais sur les impressions pittoresques que recueille le touriste moderne en Galilée. C'est pourquoi il accomplit le tour de force de nous assurer dans son roman sur Jésus que ce beau pays, à l'époque de Jésus, « regorgeait d'abondance, de gaîté et de bien-être », de telle sorte que « toute histoire de la naissance du christianisme prend les contours d'une aimable idylle ».
Aussi aimable que le magnifique mois de mai 1871 à Paris.