1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
2. L’État
c. L’État romain
1908
Toutes les villes commerçantes et en plein essor de l'Antiquité connaissent ces luttes, et elles battent leur plein à Rome quand Rome fait son entrée dans l'histoire.
L'emplacement se prête excellemment à la fonction d'entrepôt. Situé sur le Tibre, il est assez éloigné du littoral, mais à l'époque, vu la taille réduite des navires, cela ne faisait pas obstacle au commerce maritime, c'était même un avantage : à l'intérieur des terres, on était plus à l'abri des pirates et des tempêtes. Ce n'est pas sans raison que beaucoup des grandes villes commerçantes fondées dans l'ancien temps ne sont pas situées directement sur le bord de mer, mais sur des rivières navigables, et assez loin de leur embouchure – ainsi Babylone et Bagdad, Londres et Paris, Anvers et Hambourg.
La ville de Rome se constitua sur un site où le Tibre est encore navigable, et où il est bordé de deux collines faciles à fortifier qui offraient protection et sécurité aux magasins abritant les marchandises à débarquer et à embarquer. La région où Rome se développa, était encore à l'état brut, purement paysanne, mais au nord et au sud s'étendaient des contrées à l'économie très avancée, l’Étrurie et la Campanie, avec une industrie vigoureuse, un commerce étendu, et aussi déjà une agriculture reposant sur le travail non-libre. Et d'Afrique arrivaient, chargés de leurs marchandises, les Carthaginois qui en étaient au même stade de développement que les Étrusques et les colonies grecques de l'Italie méridionale.
Cette situation géographique donnait à Rome un double visage. Pour son environnement immédiat, face aux Latins et aux Volsques, la ville commerçante représentait une civilisation supérieure. Au-delà, en comparaison des Étrusques et des Grecs d'Italie, les Romains faisaient figure de frustes paysans. Effectivement, le travail de la terre restait pour les Romains la principale branche d'activité, malgré la croissance du commerce. Étant éloignés de la mer, ils n'entendaient rien à la navigation et à la construction navale. Ils laissaient aux marchands et aux bateliers étrangers le soin d'arriver jusqu'à eux et de prendre en mains leur commerce. Et cela ne changea jamais. Ainsi s'explique en partie qu'à l'époque de César et de ses premiers successeurs, à l'époque donc où apparut le christianisme, les Juifs aient constitué à Rome une colonie aussi puissante. Ils s'étaient alors emparés d'une partie du commerce romain. De la même manière, aujourd'hui encore, à Constantinople, le commerce est de façon prépondérante entre les mains de nationalités qui ne sont pas turques.
Plus Rome prospérait grâce à son commerce, plus elle entrait en conflit avec ses voisins. Le marché vivrier ouvert par le commerce faisait naître chez les propriétaires fonciers romains le désir d'étendre leurs terres aux dépens des voisins, et chez ceux-ci, la richesse de la ville éveillait les convoitises. Par ailleurs, la concurrence avec les villes étrusques engendrait des conflits armés. La jeune cité dut soutenir des guerres nombreuses, longues et sans merci, mais elle en sortit victorieuse, une victoire due au caractère double que nous venons d'évoquer. La grande ville avait pour elle la supériorité de la technique et la cohésion de l'organisation, ce qui lui donnait l'avantage sur les paysans. En retour, la ténacité et l'endurance des paysans romains vainquirent les Étrusques, militairement affaiblis par l'éviction de la paysannerie libre et son remplacement par le travail forcé.
Mais en devenant assez forte pour venir à bout des Étrusques, Rome fit l'expérience que la guerre pouvait devenir une excellente affaire. Il y avait plus à gagner en menant des guerres victorieuses contre des villes et des nations opulentes que l'on pouvait piller et soumettre à tribut, que dans le commerce, qui était la plupart du temps affaire d'étrangers, et dans l'agriculture, qui, en raison de la petite taille des exploitations, ne donnait que de maigres surplus annuels. Commerce et banditisme sont cousins dès l'origine, mais aucune ville commerçante n'a sans doute poussé aussi loin que Rome le brigandage, ne l'a autant élevé au rang d'institution officielle, pour ne pas dire qu'elle en a fait la base de la splendeur de la ville.
Aussitôt après avoir conquis, pillé et assujetti à tribut les villes étrusques, Rome se retourna contre ses voisins du sud, dont la richesse croissante, pour les raisons que nous avons déjà souvent citées, avait entraîné un étiolement de leurs capacités militaires, si bien que le butin excitait d'autant plus les appétits qu'il était plus facile à récolter. Mais cette richesse attirait en même temps un autre peuple de paysans, les Samnites. Il fallait commencer par éliminer les Samnites avant de pouvoir s'emparer des cités grecques de l'Italie méridionale. Paysans contre paysans, donc, mais il n'y avait pas chez les Samnites de ville de l'importance de Rome, pour donner à leurs armées paysannes une organisation centralisée. Ce qui eut pour conséquence leur défaite, ouvrant ainsi à Rome la route des riches cités du sud, qui furent alors pillées et soumises.
De l'Italie du sud à la Sicile, dont la richesse ne le cédait en rien à celle des colonies grecques et pour laquelle les bandes romaines avaient la même attirance, il n'y avait plus qu'un pas à franchir. Mais là, elles se heurtèrent à un ennemi dangereux, les Carthaginois. Carthage, puissante cité commerçante située non loin de l'actuelle Tripoli et animée du même élan que Rome dans ses entreprises de brigandage, avait conquis et soumis la côte occidentale de l'Afrique du nord ainsi que l'Espagne, et tentait maintenant de faire de même avec la Sicile. C'était une colonie phénicienne, la configuration de leur pays ayant de très bonne heure poussé les Phéniciens à la navigation maritime, domaine dans lequel ils avaient acquis une nette supériorité. Carthage devait elle aussi son lustre et sa richesse à la navigation. Elle ne formait pas des paysans, elle formait des marins. A Carthage, pas de paysannerie, mais des latifundia exploités avec le travail des esclaves bon marché raflés avec le butin. Et parallèlement, des mines. Elle n'avait donc pas d'armée populaire constituée de paysans. Dès qu'elle était contrainte de quitter les côtes, de pénétrer dans l'intérieur d'un pays pour asseoir ses conquêtes, et de déployer des forces terrestres, elle devait recourir à des mercenaires.
Le bras de fer entre Rome et Carthage, ce qu'on appelle les trois guerres puniques, commença en 264 avant J.-C. et ne prit définitivement fin qu'en 146 avec la destruction de Carthage. Mais les dés étaient déjà jetés après la défaite d'Hannibal qui signifia en 201 la fin de la deuxième guerre punique. Ces confrontations étaient des guerres opposant une armée professionnelle à une armée de milice, des armées de mercenaires à des armées de paysans. Les premières l'emportèrent souvent, elles furent sous Hannibal à deux doigts de provoquer la ruine de Rome, mais l'armée de milice, qui défendait ses propres foyers, se révéla au bout du compte plus résistante, et, à la fin de ce terrible duel, elle anéantit complètement l'adversaire. Carthage fut rasée, sa population exterminée. Ses immenses possessions, les latifundia, les mines, les villes assujetties, tombèrent entre les mains du vainqueur.
Le plus dangereux adversaire de Rome était tombé. Rome était dorénavant la maîtresse absolue du bassin occidental de la Méditerranée. Et le bassin oriental n'allait pas tarder à suivre. Dans les États de cette partie du monde, le paysan ruiné par les guerres continuelles, la paysannerie libre évincée et remplacée par le travail forcé des esclaves ou des serfs, les milices supplantées par les armées de mercenaires, marquaient un déclin si avancé de ces civilisations ancestrales, leurs capacités militaires étaient si affaiblies, qu'ils n'étaient plus en état d'opposer de résistance significative aux armées romaines. Celles-ci n'eurent aucun mal à écraser ces villes les unes après les autres, à les piller et à les condamner à payer un tribut perpétuel. Rome était désormais le seul maître de l'ancien monde civilisé, et ceci dura jusqu'au jour où les barbares germaniques lui firent subir le sort qu'elle avait infligé aux Grecs, alors que ceux-ci, dans les sciences et dans les arts, leur étaient bien supérieurs. En économie et en politique, Rome resta toujours, face aux Grecs, dans le rôle du pillard, et il en fut de même en philosophie et en art. Ses grands penseurs, ses grands poètes ont presque toujours été des plagiaires.
Les pays les plus riches du monde de cette époque, ceux dans lesquels s'étaient accumulés d'innombrables trésors d'une civilisation vieille de plusieurs siècles, et même, comme en Égypte, de plusieurs millénaires, furent ouverts au pillage et à l'oppression romaine.
L'énorme déploiement de force militaire qui avait abouti à ce résultat flamboyant n'avait été possible que parce que Rome était une démocratie, une cité dont l'existence intéressait toutes les classes sociales, même si c'était chacune à sa manière. Par une lutte prolongée et obstinée qui avait duré du sixième au quatrième siècle avant J.C., les nouveaux citoyens, les plébéiens, avaient réussi à arracher un privilège après l'autre aux citoyens d'origine, aux patriciens, si bien qu'au bout du compte avait disparu toute différence statutaire entre les deux états et que l'assemblée plénière de l'ensemble des citoyens arrêtait les lois et élisait les plus hauts magistrats, les consuls, les préteurs, les édiles, qui, à l'issue de leur mandat, entraient au Sénat, lequel gouvernait effectivement tout l’État.
Mais cela ne signifiait pas que le peuple romain avait conquis le pouvoir, il avait seulement conquis le droit de choisir ses maîtres. Et plus le prolétariat en guenilles devenait hégémonique à Rome, plus les droits démocratiques devenaient un moyen de gagner sa vie, le moyen de faire pression sur les candidats pour obtenir subsides et divertissements.
Nous avons déjà évoqué les clients, ces individus qui se mettaient à la disposition des riches pour leur rendre n'importe quel service. S'ils avaient le droit de vote, de tous les services qu'ils pouvaient rendre, aucun n'était plus important que celui de voter dans le sens voulu par leur protecteur, leur patron. Tous les Romains riches, toutes les familles riches disposaient ainsi dans l'assemblée communale de nombreuses voix qui l'orientaient dans l'intérêt de la clique dont elles relevaient. Un certain nombre de coteries de familles riches gardaient de cette façon la main sur la gestion de l’État, édictaient l'élection successive de leurs membres aux magistratures suprêmes et géraient par là-même la composition du Sénat. La démocratie ne touchait en rien au système établi, la seule modification était qu'elle permettait maintenant aussi à quelques riches familles plébéiennes de s'introduire dans ce milieu, qui, dans le régime aristocratique, était resté réservé aux patriciens.
Les consuls et les préteurs, une fois élus, devaient passer à Rome la première année de leur mandat. L'année suivante, chacun d'entre eux était chargé de l'administration d'une province et cherchait à s'y dédommager des frais qu'avait entraînés sa candidature tout en en retirant encore un profit supplémentaire. Ils ne percevaient en effet aucun traitement. Les magistratures étaient « honorifiques ». D'un autre côté, la perspective des gains qu'on pouvait tirer des provinces, par pression et corruption, et parfois par simple rapine, suffisait pour dynamiser au maximum les campagnes électorales, de sorte que les différents candidats ne cessaient de surenchérir dans leurs dépenses destinées au peuple.
Mais plus on investissait généreusement pour acheter les voix des prolétaires en guenilles, plus les paysans qui avaient la citoyenneté romaine et vivaient chichement du pénible travail de la terre, devaient être tentés d'abandonner la campagne et de venir s'installer à Rome. Ce mouvement augmentait à son tour le nombre des prolétaires ayant le droit de vote et donc les exigences auxquelles les candidats devaient répondre. A l'époque de César, il y avait à Rome pas moins de 320 000 citoyens romains auxquels l’État fournissait gratuitement du blé, les voix à acheter devaient représenter un nombre à peu près équivalent. Il est facile d'imaginer les sommes qui étaient englouties dans une élection.
En 53 avant notre ère, on dépensa tellement pour acheter les voix que la demande d'argent liquide fit énormément monter les taux d'intérêt et entraîna une crise monétaire. 15
«La noblesse (la noblesse de magistrature) devait faire face à d'énormes dépenses, » remarque Mommsen. « Un combat de gladiateurs coûtait 720 000 sesterces (150 000 marks). Mais elle consentait volontiers à les débourser, car elle barrait ainsi l'accès des gens impécunieux à la carrière politique. » 16
Et ces dépenses se renouvelaient très fréquemment, car tous les ans revenaient de nouvelles élections. Mais il n'y avait pas de motivation idéaliste dans ces campagnes, les candidats savaient qu'ils achetaient ainsi seulement un blanc-seing pour aller se livrer au pillage des provinces, une opération bien plus lucrative, et c'était donc globalement une très bonne affaire.
La « démocratie », autrement dit la domination de quelques centaines de milliers de citoyens romains sur les 50 à 60 millions d'habitants de l'empire, devint ainsi, en multipliant le nombre des bénéficiaires, l'un des moyens les plus puissants de piller et saigner à fond les provinces.
Et ce n'étaient pas seulement les gouverneurs qui les pressuraient autant qu'ils pouvaient, chacun d'entre eux emmenait avec lui une nuée « d'amis » qui l'avaient soutenu lors des élections et maintenant l'accompagnaient pour voler et piller sous sa haute protection.
Et en plus, le capital usuraire de Rome était aussi lâché sur les provinces, où il trouvait l'occasion de déployer toute sa puissance destructrice et de d'occuper une position dominatrice unique en son genre dans le monde antique.