1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
2. L’État
a. L’État et le commerce
1908
Dans l'Antiquité, l'esclavage était flanqué de deux autres importantes méthodes d'exploitation : l'usure et le pillage des provinces conquises par le pouvoir central. L'une et l'autre, comme l'esclavage, connurent leur apogée à l'époque où apparut le christianisme, portant à l'incandescence les antagonismes de classe avant de précipiter le mouvement qui mena la société et l’État au désastre. Les deux méthodes sont intimement liées au caractère de l’État de cette époque, qui était de façon générale si chevillé à l'économie que, dans notre étude des infrastructures sur lesquelles reposaient l’État et la société, nous ne pouvions faire autrement que d'y faire référence à plusieurs reprises.
Définissons donc au préalable ce qu'est l’État dans l'Antiquité.
La démocratie antique n'a jamais débordé du cadre de la cité ou de la collectivité rurale v . Une collectivité rurale était constituée par un ou plusieurs villages qui possédaient et géraient en commun un territoire. C'était le peuple, c'est-à-dire l'assemblée de tous les membres de la collectivité dotés du droit de vote, qui légiférait directement. Cela supposait déjà que la commune ou la communauté n'occupent pas une surface trop étendue. Ses dimensions devaient permettre à chacun de quitter son exploitation sans que ce déplacement signifie pour lui une perte, et de rejoindre sans difficulté excessive l'assemblée du peuple. L'Antiquité ne pouvait mettre sur pied une organisation démocratique couvrant une superficie qui excède ce périmètre. Il aurait fallu pour cela d'autres conditions techniques et économiques, qui précisément faisaient défaut. C'est seulement avec le capitalisme moderne, avec l'imprimerie, l'organisation des postes, les journaux, les chemins de fer, les télégraphes, que les nations modernes sont devenues de robustes organismes économiques et politiques, alors qu'elles n'étaient auparavant que des communautés linguistiques. Une évolution qui date pour l'essentiel du dix-neuvième siècle. Seules, l'Angleterre et la France, en raison de la spécificité de leur situation, ont été plus tôt en mesure de devenir des nations au sens moderne du terme, et d'établir un système parlementaire national, autrement dit la base d'une démocratie qui dépasse le cadre de la commune. Mais même dans ce cas, cela ne fut possible que sous la direction de deux communes importantes, Londres et Paris, et, encore en 1848, le mouvement démocratique fut de façon prépondérante un mouvement porté par quelques communes jouant les premiers rôles – Paris, Vienne, Berlin.
Les moyens de communication de l'Antiquité, bien moins développés, contenaient la démocratie dans les limites de la commune. Certes, la circulation entre les pays méditerranéens finit par atteindre au premier siècle de notre ère une extension remarquable, au point qu'elle aboutit à l'usage de deux langues internationales, le grec et le latin. Mais malheureusement, cela coïncida avec l'extinction de la démocratie et de toute vie politique : « malheureusement ne signifie pas ici « par suite d'un hasard malheureux ». Le développement des communications entre les cités était à l'époque inévitablement lié à des conditions qui étaient mortelles pour la démocratie.
Il n'entre pas dans notre propos d'expliciter cela pour les pays orientaux, où la démocratie restreinte à la commune fut le point de départ d'une forme particulière de despotisme. Nous allons ici seulement examiner comment les choses évoluèrent dans le monde hellénique et romain, et cela en prenant un seul exemple, la commune de Rome. Avec Rome, nous avons un tableau particulièrement net des tendances à l’œuvre dans l'évolution de l'Antiquité, parce que le rythme y est plus rapide, et les dimensions plus colossales, que dans toute autre cité du monde antique. Mais toutes ont connu les mêmes tendances, même si celles-ci se manifestèrent souvent avec plus d'hésitation et dans un format plus réduit.
Toute communauté rurale, toute cité était bornée par des limites étroites qu'elle ne pouvait franchir et qui faisaient qu'elles restaient entre elles plus ou moins sur un pied d'égalité tant que prédominait une économie paysanne à l'état pur. A ce stade, il y avait peu de motifs de rivalités et de luttes entre elles, chacune produisant pour l'essentiel elle-même ce dont elle avait besoin. Tout au plus les terres pouvaient-elles arriver à manquer quand la population augmentait. Mais cette augmentation ne pouvait avoir pour résultat une extension en surface de la communauté. Il fallait que tous les membres puissent sans difficulté excessive et sans dommage pour leur exploitation se rendre à l'assemblée populaire qui faisait les lois. Si toutes les terres cultivables de la communauté étaient effectivement travaillées, la jeune génération mâle excédentaire et en état de porter les armes émigrait pour fonder une nouvelle communauté, soit en délogeant des éléments plus faibles, soit en s'établissant dans des régions où prévalait un mode de production encore plus primitif, où de ce fait la population était clairsemée et où il y avait donc encore de la place.
Entre les différentes cités et communautés, il y avait donc très peu de différence de niveau. Mais les choses changèrent quand, à côté de l'économie paysanne, se développa le commerce.
Nous avons déjà vu que le commerce de marchandises commence très tôt. Ses débuts remontent à l'âge de pierre. Dans des régions où des matériaux bruts très recherchés, et peu ou pas du tout présents ailleurs, étaient faciles d'accès, leurs habitants en venaient tout naturellement à en produire des quantités supérieures à leur propre consommation, et à acquérir une plus grande habileté dans les travaux d'extraction et de transformation. Ils écoulaient alors leurs excédents chez leurs voisins en échange d'autres produits, et ceux-ci, à leur tour, en cédaient une bonne partie encore à d'autres. Sur cette route de troc passant d'une tribu à une autre, bien des produits pouvaient parcourir des distances incroyables. Ce commerce supposait l'existence d'un mode de vie nomade chez certaines hordes, qui se rencontraient fréquemment au cours de leurs pérégrinations et, à ces occasions, échangeaient leurs excédents.
Ces occasions se tarirent avec la sédentarisation. Mais celle-ci n'éteignait pas le besoin d'échanger des marchandises. Ne pouvait que croître notamment le besoin de se procurer des outils ou bien le matériau avec lequel ils étaient fabriqués, et qui n'était accessible que dans peu de gisements et ne pouvait donc être acquis que par le commerce. Pour le satisfaire, se constitua en conséquence une classe spéciale de nomades, les marchands. C'étaient, ou bien des tribus nomades d'éleveurs qui chargeaient leur bêtes de somme de marchandises à transporter d'une contrée où elles étaient en surnombre, et donc bon marché, vers d'autres où elles étaient rares et fort chères, ou bien des pêcheurs qui longeaient les côtes avec leurs embarcations ou encore se risquaient à passer d'une île à l'autre. Mais plus le commerce prospérait, plus des cultivateurs pouvaient être eux aussi tentés de s'y adonner. Cependant, en règle générale, la propriété foncière n'a que hauteur et dédain pour les activités commerciales. Pour l'aristocratie romaine, c'est l'usure, pas le commerce, qui est une occupation convenable à son rang social. Ce qui n'empêche pas la grande propriété foncière de tirer du commerce parfois aussi de copieux bénéfices.
Le commerce emprunte des itinéraires particuliers, et la fréquentation y est supérieure à la moyenne. Les communes qui sont situées sur ces routes ont plus de facilités que d'autres pour recevoir les marchandises dont elles ont besoin, et elles peuvent placer leurs produits auprès des marchands. Là où le relief ne permet pas de s'écarter de la route, où il n'y a pas de contournement possible, et où la nature a également pourvu à faire du site une citadelle, les maîtres du lieu, les propriétaires fonciers, donc, sont en bonne posture pour arrêter les marchands et les ponctionner, pour leur imposer des droits de passage. Il y a aussi des sites qui deviennent des entrepôts, où les marchandises doivent être déchargées, par exemple les ports, ou les carrefours, où se croisent des marchands venus des quatre coins du monde et où les marchandises restent souvent stockées pour une assez longue période.
Toutes les communes que la nature a ainsi dotées de bonnes conditions pour les échanges commerciaux ne peuvent que sortir du lot ordinaire des communautés paysannes. Et si la population d'une communauté paysanne finit assez vite par se heurter aux limites déterminées par la dimension de son territoire et à celles de la fertilité du sol occupé, ce n'est pas le cas de la population d'une ville commerçante. Celle-ci peut repousser ses frontières bien au-delà de son territoire initial. Les marchandises dont elle dispose lui permettent d'acheter tout ce dont elle a besoin, et donc aussi d'aller à l'extérieur se procurer sa nourriture. Avec le commerce des instruments agricoles, des matières premières et de l'outillage industriel, et avec celui des produits de l'industrie destinés à la consommation de luxe, se développe donc le commerce des biens d'alimentation pour les citadins.
L'extension du commerce lui-même n'a aucune limite objective, et de par sa nature, il tend sans cesse à dépasser celles qu'il vient d'atteindre, il cherche continuellement de nouveaux clients, de nouveaux producteurs, de nouveaux gisements de métaux rares, de nouvelles régions industrielles, de nouveaux débouchés pour leurs produits. C'est ainsi que les Phéniciens sont de très bonne heure sortis de la Méditerranée et parvenus jusqu'à l'Angleterre, cependant qu'ils contournaient au sud le cap de Bonne Espérance.
« On les trouve à une époque incroyablement ancienne à Chypre et en Égypte, en Grèce et en Sicile, en Afrique et en Espagne, et même dans l'Océan Atlantique et la Mer du Nord. Leur espace commercial va de la Sierra Leone (Afrique occidentale) et de Cornwall (Angleterre) à l'ouest jusqu'à la côte de Malabar (Inde) ; dans leurs mains passent l'or et les perles de l'orient, la pourpre de Tyr, les esclaves, l'ivoire, les peaux de lions et de léopards de l'intérieur de l'Afrique, l'encens arabe, la toile d’Égypte, la céramique et les vins fins de Grèce, le cuivre chypriote, l'argent espagnol, l'étain anglais, le fer de l'île d'Elbe. » (Mommsen, Histoire Romaine, 6ème édition, 1874, I, p. 484).
Les artisans préfèrent eux aussi s'installer dans les villes commerçantes. Ou plutôt, la ville commerçante est la première à ouvrir à beaucoup de métiers artisanaux le marché qui leur est nécessaire pour voir le jour : d'un côté, les marchands en quête de marchandises, de l'autre, les campagnards des villages environnants qui viennent en ville les jours de marché pour y vendre leurs productions alimentaires et acheter en retour des outils, des armes et des parures. La ville commerçante garantit aussi l'approvisionnement continu en matériaux bruts absolument nécessaires à l'activité des artisans.
Mais à côté des marchands et des artisans, la communauté urbaine voit aussi se constituer une classe de riches propriétaires fonciers. Les anciens associés parties prenantes de la communauté initiale s'enrichissent, la propriété foncière étant recherchée par les nouveaux arrivants, ce qui en augmente la valeur et en fait constamment monter le prix. Ils profitent également du fait qu'au nombre des marchandises apportées par les commerçants, il y a aussi des esclaves, comme nous l'avons vu. Certaines familles de propriétaires fonciers qui, pour une raison ou une autre, se sont élevées au-dessus des paysans ordinaires en accumulant terrains et richesses, ont désormais la possibilité d'agrandir leur exploitation agricole en achetant des esclaves, mais aussi celle de faire que le travail de la terre soit exclusivement un travail d'esclaves, d'aller s'installer eux-mêmes en ville et de se consacrer aux affaires urbaines, à l'administration de la ville ou à la guerre. Le propriétaire, qui habitait jusqu'ici son domaine situé aux environs, peut maintenant se faire construire une maison dans la ville et s'y établir. Les propriétaires fonciers de cette catégorie continuent à devoir leur puissance économique et leur statut social à leur domaine campagnard et à l'agriculture, mais ils deviennent quand mêmes des citadins et accroissent la population urbaine avec leur maisonnée, qui, au fil de temps, avec ses esclaves de luxe, peut prendre des dimensions considérables, ainsi que nous l'avons vu.
La ville commerçante croît ainsi de plus en plus en richesse et en nombre d'habitants. Mais sa puissance développe aussi ses humeurs belliqueuses et ses appétits d'exploiteur. Le commerce, en effet, n'est nullement aussi pacifique que le prétend l'économie bourgeoise, et il l'était encore moins à ses débuts. Le commerce et les transports n'étaient à cette époque-là pas encore séparés. Le marchand ne pouvait pas comme aujourd'hui rester à son comptoir, enregistrer par écrit les commandes de ses clients et recourir aux chemins de fer, aux bateaux à vapeur et à la poste pour les satisfaire. Il devait en personne apporter les marchandises au marché, et cela requérait de la force et du courage. Il fallait traverser à pied ou à cheval des contrées sauvages et dépourvues de routes, ou franchir dans de petites embarcations ouvertes des mers agitées, traversées qui pouvaient prendre des mois, et souvent des années. C'étaient des épreuves tout aussi harassantes que celles d'une campagne militaire, et que seuls des hommes robustes pouvaient supporter.
Mais les dangers auxquels exposait le voyage n'étaient pas non plus moindres que ceux d'une guerre. Il n'y avait pas que la nature qui fût une menace permanente pour le marchand, que ce soit le déferlement des vagues ou le surgissement des écueils, les tempêtes de sable, le manque d'eau et de nourriture, le froid glacial ou la fournaise porteuse de la peste. Les richesses que le marchand transportait étaient aussi un butin excitant la convoitise de tous ceux qui avaient pour eux la supériorité de la force. A l'origine, le commerce se pratiquait entre tribus, mais ultérieurement, ce fut l'apanage de groupes d'une certaine importance, à terre avec les caravanes, sur mer avec les flottes commerciales. Et tous ceux qui participaient à l'expédition devaient être équipés et capables de défendre leur bien les armes à la main. C'est ainsi que le commerce devint une école de mentalité militaire.
Si les richesses marchandes qu'il transportait contraignaient le commerçant à développer ses capacités militaires pour les défendre, d'un autre côté, ces mêmes capacités l'incitaient à les mettre à profit pour attaquer. Le profit commercial venait de qu'on achetait bon marché et vendait cher. Et le mode d'acquisition le plus avantageux consistait indiscutablement à s'emparer sans rien débourser de ce qu'on voulait avoir. Brigandage et commerce sont au départ étroitement liés. Là où il se sentait le plus fort, le marchand tournait facilement au pirate si l'enjeu était un butin de valeur – et les êtres humains n'étaient pas les captures les moins cotées.
Mais le marchand avait besoin de sa force militaire, non seulement pour s'assurer le plus bas prix possible de ses achats et de ses approvisionnements, mais aussi pour éloigner les concurrents des marchés qu'il fréquentait. Plus il y avait d'acheteurs, plus montaient les prix des marchandises qui l'intéressaient, et plus il y avait de vendeurs, plus baissait celui de celles qu'il apportait sur les marchés, plus se réduisait l'écart entre le prix d'achat et le prix de vente, autrement dit le profit. Aussitôt que se forment plusieurs grandes villes commerçantes à proximité les unes des autres, ne tardent pas à éclater des guerres qui les opposent, l'avantage pour le vainqueur étant non seulement qu'il élimine la concurrence, mais de surcroît, que, d'un concurrent qui porte préjudice à ses profits, il peut faire un facteur qui leur bénéficie. Soit, par les moyens le plus radicaux, mais qu'on ne peut réitérer souvent, en se livrant au pillage définitif de la ville adverse et en vendant en esclavage ses habitants, soit, en procédant avec plus de modération, mais en répétant l'opération tous les ans, en intégrant la cité vaincue à l’État, comme « alliée » tenue d'acquitter des impôts et de livrer des troupes ainsi que de s'abstenir de toute action qui pourrait porter tort à sa concurrente devenue sa souveraine.
Certaines cités commerçantes particulièrement favorisées par leur situation, ou encore d'autres facteurs, peuvent, de cette manière, incorporer d'autres cités à leur territoire et unifier le tout dans un seul organisme étatique. Chaque ville peut garder une constitution démocratique. Mais l'ensemble qui réunit toutes ces villes, l’État central, lui, n'a pas de gouvernement démocratique. La cité victorieuse gouverne seule et les autres n'ont qu'à obéir sans exercer la moindre influence sur les lois et l'administration de l’État central.
On trouve en Grèce de nombreuses cités de ce genre, la plus puissante d'entre elles étant Athènes. Mais aucune des cités victorieuses n'était en état de soumettre durablement toutes les autres, d'en finir avec toutes les rivales. C'est pourquoi l'histoire grecque n'est qu'une suite de guerres opposant les différentes villes et les différentes cités-États entre elles, une suite qui n'est que rarement interrompue par des accords passés pour repousser un ennemi commun. Ces guerres ont considérablement précipité le déclin de la Grèce, dès que se manifestèrent les effets provoqués par l'esclavagisme et dont nous avons parlé. Mais il est ridicule de s'en scandaliser comme le font un bon nombre de nos savants professeurs. La lutte contre la concurrence est dans la nature même du commerce. Les formes peuvent varier, mais elle prend inévitablement la forme de la guerre quand se font face des cités commerçantes souveraines. Il était inéluctable que la Grèce se déchire, à partir du moment ou le commerce commença à faire de ses villes des cités prestigieuses et puissantes.
Toute concurrence a pour but final d'exclure ou d'écraser les concurrents, l'objectif étant d'établir un monopole. Aucune cité grecque n'y parvint, pas même la si puissante Athènes. Ce fut l’œuvre d'une cité italienne. Rome devint le maître de tout le monde civilisé entourant la Méditerranée.
Note du traducteur
v Markgenossenschaft : Zone d'établissement et d'habitat réunissant plusieurs villages ou, en montagne, des fermes isolées, et possédant sa propre organisation économique et judiciaire : propriété commune des surfaces agricoles, des forêts, des ruisseaux, des rivières, des carrières … Elle a ses propres instances de basse justice et n'est pas assujettie à un seigneur propriétaire foncier. La terre n'est pas partagée, mais concédée en usufruit. Les premiers bénéficiaires étaient des colons libres, cette qualité se transmettait aux héritiers.