1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IVème partie. Les débuts du christianisme.
1. La communauté chrétienne primitive
b. Haine de classe
1908
Avant toute autre chose, il y a une furieuse haine de classe contre les riches.
Elle se manifeste dans l'évangile de Luc qui date du début du deuxième siècle. Notamment dans l'histoire de Lazare, que l'on ne trouve que dans cet évangile (16, 9 sq.). Le riche va en enfer, et le pauvre dans le sein d'Abraham, non pas que le premier soit un pécheur et le deuxième un juste : rien n'est dit à ce sujet. Le riche est damné seulement parce qu'il est riche. Abraham lui lance : « Songe que tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare le malheur pendant la sienne ; maintenant, ici, il trouve, lui, la consolation, et toi la souffrance. » Ce tableau de l'avenir était plein de la soif de vengeance de l'opprimé. Le même évangile fait dire à Jésus : « Comme il est difficile aux riches d'entrer dans le royaume (βασίλειον) de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume de Dieu » (18, 24, 25). Là aussi, le riche est condamné pour sa richesse, pas pour ses péchés.
De même dans le sermon sur la montagne (6, 21 sq.) :
« Heureux êtes-vous, vous les mendiants (πτωχοί, c'est-à-dire les gueux), car le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car alors vous rirez. … Mais malheur à vous, vous les riches, car vous avez reçu d'avance votre consolation. Malheur à vous, vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim. Malheur à vous, vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous vous lamenterez. »
On le voit, être riche et jouir de ses richesses est un crime qui appelle le châtiment le plus atroce.
L’épître de Jacques aux douze tribus de la diaspora, datant du milieu du deuxième siècle, exhale le même esprit :
« Et vous, les riches, pleurez, lamentez-vous sur les malheurs qui vous attendent. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés, et cette rouille sera un témoignage contre vous et dévorera votre chair. Vous avez amassé des richesses dans les derniers jours comme pour les livrer au feu. Le salaire que vous avez escroqué aux ouvriers qui moissonnaient dans vos champs, voilà qu'il crie, et le cri des faucheurs est parvenu aux oreilles du Seigneur Sabaoth. Vous avez vécu sur terre dans l'abondance et la bombance, vous vous êtes repus le jour du massacre. Vous avez condamné et tué le juste, et il ne vous a pas résisté. Attendez patiemment, vous mes frères, l'arrivée du Seigneur » (5,1 sq.).
Il tonne même contre les riches de son camp, ceux qui ont rejoint la communauté chrétienne :
« Que le frère humble se glorifie de son élévation, mais que le riche se glorifie de son humiliation, parce qu'il passera comme la fleur de l'herbe. Car le soleil s'est levé avec sa chaleur ardente et a desséché l'herbe, et sa fleur est tombée et son aspect gracieux a disparu. … Écoutez, mes chers frères, est-ce que Dieu n'a pas élu les pauvres selon le monde pour être les riches dans la foi et les héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ? Mais vous, vous avez méprisé le pauvre. Est-ce que ce ne sont pas les riches qui vous font violence, et eux encore qui vous traînent devant les tribunaux ? Est-ce que ce ne sont pas eux qui blasphèment le beau nom que vous portez ? » 117
La haine de classe du prolétariat moderne n'a pratiquement jamais revêtu de formes aussi fanatiques que celle du prolétariat chrétien. Dans les brefs moments où le prolétariat contemporain est parvenu au pouvoir, il n'a jamais exercé de vengeance sur les riches. Il faut dire qu'il se sent aujourd'hui bien plus fort que ne l'était celui du christianisme naissant. Quand on se sent fort, on est bien plus enclin à la générosité que quand on est faible. Si les représailles de la bourgeoisie contre le prolétariat insurgé prennent de nos jours une tournure aussi terrifiante, cela indique à quel point elle a conscience de sa faiblesse.
Quelques dizaines d'années séparent l'évangile de Mathieu, plus récent, de celui de Luc. Entre-temps, des gens aisés et cultivés avaient commencé à se rapprocher du christianisme. Un certain nombre de propagandistes chrétiens éprouvèrent alors le besoin de donner à la doctrine une forme plus susceptible d'être reçue par ces milieux. Le mythe du« grand soir » et de la « grande bouffe » du christianisme primitif devenait gênant xix . Mais comme il avait trop profondément pris racine pour être purement et simplement écarté, on chercha au moins à réviser la vision d'origine dans un sens opportuniste. Grâce à ce révisionnisme, l'évangile de Mathieu est devenu « l'évangile des contradictions » 118 , mais aussi « l'évangile préféré de l’Église ». Pour elle, « le souffle impétueux et révolutionnaire de l'enthousiasme et du socialisme propres au christianisme primitif y était suffisamment tempéré pour n'être plus que le juste milieu d'un opportunisme ecclésiastique et ne plus paraître mettre en péril l'existence d'une Église qui faisait sa paix avec la société des hommes ».
Bien sûr, les différents rédacteurs qui ont successivement remanié l'évangile de Mathieu, ont écarté tout ce qui gênait et pouvait être éliminé, ainsi l'histoire de Lazare, ainsi que le refus de prendre parti dans les querelles d'héritage (Luc 12, 13 sq.) qui débouche lui aussi sur une sortie contre les riches. Mais le Sermon sur la Montagne était déjà trop populaire et trop connu pour être soumis au même traitement. Il fut donc défiguré : Mathieu fait dire à Jésus :
« Heureux sont les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. … Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils pourront se gaver. »
Toute trace de haine de classe est effacée dans ce révisionnisme astucieux. Heureux sont maintenant les pauvres en esprit. On ne sait trop de qui il s'agit, s'il s'agit de simples d'esprit ou de mendiants imaginaires, imaginaires mais pas réels, autrement dit, de gens qui continuent à être des possédants, mais qui affirment que leur cœur n'est pas attaché à ce qu'ils possèdent. C'est probablement cette dernière catégorie qui est visée, mais quoi qu'il en soit, de fait a disparu la condamnation de la richesse qui était inhérente à la béatification des pauvres.
La métamorphose des affamés en affamés de justice, la promesse qu'ils seront gavés de justice, sont presque cocasses. Le terme grec traduit ici par « gaver » (χορτάζω) s'employait la plupart du temps en parlant d'animaux ; appliqué aux hommes, il prenait un sens péjoratif ou burlesque pour désigner une façon vulgaire de s'en mettre plein la panse. Le fait que ce terme apparaisse dans le Sermon sur la Montagne est un indice de l'origine prolétarienne du christianisme. Dans les milieux où il s'est formé, l'expression était sans doute très courante pour dire qu'on avait réussi à calmer dans la profusion une faim tout ce qu'il y a de plus physique. Mais employée pour dire que la soif de justice serait satisfaite, elle est tout simplement ridicule.
La contrepartie de ces béatitudes, la malédiction qui frappe les riches, est absente du texte de Mathieu. Même en faisant appel à toutes les ressources d'un esprit retors, il n'était pas possible de mettre au point une version qui l'aurait rendue acceptable par les milieux aisés sur l'adhésion desquels on spéculait. Il fallait la faire disparaître.
Pourtant, dans la communauté chrétienne virant alors à l'opportunisme, malgré les efforts déployés par des cercles influents pour effacer son caractère prolétarien, le prolétariat continuait à exister, et sa haine de classe ne cessait de s'exprimer par la voix de divers intellectuels. On trouvera une bonne compilation de passages des écrits de Saint Clément, de l'évêque Astérius, de Basile le Grand, de Saint Grégoire de Nysse, de Saint Ambroise, de Saint Jean Chrysostome, de Saint Jérôme, de Saint Augustin, etc., dans la brochure de Paul Pflüger « Le socialisme des pères de l’Église ». Tous, ils portent de violentes accusations contre les riches, qu'ils mettent sur le même pied que les brigands et les voleurs.
Notes de K. Kautsky
117 Jacques, 1, 9 à 11, 2, 5 à 7.
118 Pfleiderer, Le christianisme primitif, I, p. 613.
Note du traducteur
xix « Fresslegende » : approximativement « la légende du grand engloutissement », expression – de tonalité très familière - forgée dans des buts polémiques par Bernstein pour désigner une théorie attribuée à ses adversaires et selon laquelle la grande entreprise « dévorerait » inéluctablement la petite, et, par extension, signaler une vision, qu'il conteste, du passage au socialisme, du rythme de « l'expropriation des expropriateurs ». Évoquant une rupture révolutionnaire rapide elle a, dans la tonalité, quelque chose de commun avec le « grand soir ». Plaisamment, Kautsky la reprend ici en lui attribuant son sens littéral de « mythe de la grande bouffe ».