1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IVème partie. Les débuts du christianisme.
2. Le messianisme chrétien

b. L'ascendance de Jésus

1908

Le messianisme chrétien des origines s'accordait tellement bien au judaïsme de l'époque que les évangiles estiment de la plus haute importance de présenter Jésus comme un descendant de David. Dans la conception juive, le Messie devait en effet être de souche royale. Sans cesse, il est question de lui comme du « fils de David » ou du « fils de Dieu », ce qui, en langage juif, revient au même. Ainsi, dans le deuxième livre de Samuel (7, 14), Dieu dit à David : « Je veux être leur père (celui de tes descendants), et ils seront mes fils. »

Et le roi dit dans le deuxième psaume :

« Yahvé m'a dit : Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui. »

D'où la nécessité de dresser un très long arbre généalogique pour présenter Joseph, le père de Jésus, comme un descendant de David, puis de faire naître Jésus, le Nazaréen, à Bethléem, la ville de David. La chose ne devenait plausible qu'au prix d'affirmations les plus fantaisistes. Nous avons déjà cité au début le récit de Luc (2, 1 sq.) :

« En ces jours-là, parut un édit de l’empereur Auguste, ordonnant de recenser tout l'empire. Ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie. Et tous allèrent se faire recenser, chacun dans sa ville d’origine. Joseph de Nazareth, lui aussi, monta de Galilée vers la Judée, avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte, jusqu’à la ville de David appelée Bethléem, car il était de la maison et de la lignée de David. »

Le ou les rédacteurs de l'évangile avaient eu vent de quelque chose, et dans leur ignorance, ils en ont fait un monument d'absurdité.

Auguste n'a jamais ordonné de recensement général dans l'empire. Manifestement, il s'agit du recensement de l'an 7 de notre ère auquel Quirinius fit procéder en Judée, car elle venait de devenir une province romaine. Ce fut le premier recensement de ce type dans le pays.

Cette confusion n'est cependant ce qu'il y a de pire. Que dire d'une conception qui voudrait que dans un recensement général de l'empire, ou même seulement provincial, tout le monde devrait revenir dans son pays d'origine pour s'y faire enregistrer ! Même aujourd'hui, au siècle des chemins de fer, une telle disposition produirait une vague de migrations d'ampleur monstrueuse. Et celle-ci ne serait dépassée que par sa totale futilité. En fait, lors des recensements romains, les hommes seuls devaient se présenter, et cela dans leur lieu de résidence.

Mais la pieuse intention n'y aurait pas trouvé son compte si le brave Joseph était parti seul pour la ville de David. On a donc forgé de toutes pièces une disposition obligeant chaque père de famille à déplacer tout son petit monde vers son lieu d'origine pour que Joseph fût contraint d'emmener sa femme en dépit de sa grossesse avancée.

Tous ces efforts ne menèrent cependant pas à grand-chose, et même, ils occasionnèrent bien des embarras à la pensée chrétienne quand la communauté se fut émancipée du milieu juif. Pour les païens, le nom de David était sans intérêt aucun, et il n'y avait pas d'honneur particulier à descendre de lui. En revanche, la pensée hellénistique et romaine inclinait à prendre très au sérieux la paternité de Dieu, alors que, pour les Juifs, elle ne faisait que symboliser la lignée royale. Nous l'avons vu, il n'était pas rare chez les Grecs et les Romains de considérer un grand homme comme le fils d'Apollon ou d'un autre dieu.

Mais en mettant ainsi en valeur le Messie aux yeux des païens, la pensée chrétienne se heurtait à une petite difficulté : le monothéisme, hérité du judaïsme. Dans le polythéisme, il n'y a pas d'obstacle à ce qu'un dieu engendre un fils : cela fait un dieu de plus, c'est tout. Mais que Dieu engendre un Dieu et qu'il n'y ait pourtant qu'un seul Dieu, voilà qui n'est pas si simple à imaginer. Séparer de Dieu la force procréatrice qui émanait de lui en lui donnant la forme d'un esprit saint à part, ne rendait pas la chose plus aisée à concevoir. Il fallait même maintenant concilier trois personnes en une seule. C'était une tâche qui ne pouvait que mener dans l'impasse même l'imagination la plus débridée et la subtilité la plus fertile en arguties. La Trinité devint un de ces mystères que l'on pouvait seulement croire, mais pas comprendre ; un mystère qu'il fallait croire précisément parce qu'il était absurde.

Il n'existe pas de religion sans contradictions. Aucune n'est née dans un seul cerveau, au terme d'un processus logique, toutes sont le produit d'influences sociales multiples qui agissent souvent sur une durée de plusieurs siècles et reflètent les situations historiques les plus diverses. Mais la religion chrétienne est pratiquement la seule à être pétrie d'autant de contradictions et d'incohérences, car aucune autre ne s'est formée comme elle dans le jeu d'antinomies aussi abruptes. Le christianisme, juif au départ, est devenu romain ; prolétaire, il est devenu le maître du monde ; organisateur communiste, il est devenu l'organisateur de l'exploitation de toutes les classes.

Ceci dit, l'unité du père et du fils en une seule personne ne fut pas la seule difficulté que la figure du Messie créa pour la pensée chrétienne dès qu'elle fut soumise à l'influence du milieu extérieur au judaïsme.

Qu'allait-on faire désormais de la paternité de Joseph ? Marie ne pouvait plus avoir conçu Jésus avec son époux. Et comme Dieu l'avait connue, non sous une enveloppe humaine, mais comme esprit, il fallait donc qu'elle soit restée vierge. Mais alors, la filiation de Jésus avec David était compromise. La tradition est cependant si forte dans la religion que l'arbre généalogique de Joseph si soigneusement mis au point et la caractérisation de Jésus comme fils de David continuèrent à se transmettre sans interruption. Le pauvre Joseph fut donc contraint d'endosser le rôle ingrat où on le faisait cohabiter avec la Vierge sans qu'il touche à sa virginité, et sans non plus qu'il s'offusque le moins du monde de sa grossesse.

 

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