1908 |
Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013 |
Les origines du christianisme
IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
2. L’État
e. L'absolutisme
1908
En brisant leur capacité de résistance et en les privant de toute autonomie, Rome tua la vie politique dans tous les territoires conquis. Toute la politique de cet empire immense était concentrée dans la seule ville de Rome. Mais là, quels étaient les hommes qui s'occupaient de politique et en faisaient une affaire ? Des financiers qui n'avaient qu'une idée, accumuler les revenus tirés du prix de l'argent ; des aristocrates qui passaient en titubant d'une jouissance à une autre et détestaient toute espèce d'effort, tout travail régulier, même celui de gouverner et de faire la guerre ; enfin des prolétaires en guenilles qui ne vivaient que de la vente au plus offrant de leur pouvoir politique.
Dans sa biographie de César, Suétone raconte ainsi les prodigalités qu'il dispensa après les guerres civiles :
« Il distribua au peuple, outre dix modius de blé et autant de livres d'huile, les 300 sesterces par personne qu'il avait promises auparavant, augmentées de 100 sesterces d'intérêts de retard. (Donc 80 marks, à une époque où l'on pouvait vivre avec 10 pfennig par jour. K.) Il prit également en charge (pour ceux qui habitaient en location. K.) le règlement du loyer annuel, jusqu'à hauteur de 2000 sesterces chacun (400 marks) à Rome, 500 en Italie (100 marks). Il y ajouta un banquet (pour 200 000 personnes. K.) et une distribution de viande, et après la victoire sur l'Espagne, encore deux petits déjeuners. En effet, ayant trouvé le premier frugal et indigne de sa générosité, il en fit organiser cinq jours plus tard un deuxième très copieux. » (chap. 28)
En outre, il donna des jeux d'une splendeur inouïe. Un des acteurs, Decimus Laberius, reçut pour une seule représentation 500 000 sesterces, 100 000 marks !
Voici ce que Suétone dit à propos d'Auguste :
« Fréquemment, il distribuait des dons au peuple, mais pas toujours la même somme, tantôt 400 sesterces (80 marks), tantôt 300 (60 marks), quelquefois seulement 250 (50 marks) par personne. Et il allait même jusqu'à gratifier les tout jeunes garçons, alors que d'ordinaire, ceux-ci ne recevaient quelque chose qu'à partir de leur onzième année. De la même manière, dans les années où la vie devenait plus chère, il faisait distribuer à chacun du blé, souvent pour un prix très modique, et quelquefois gratuitement, et doublait le montant des dons en argent. » (Octavius, chap. 41)
Il est évident qu'un prolétariat qui se laissait ainsi acheter, qui faisait de la vénalité un système et la portait en bandoulière, perdait toute indépendance politique. Il n'était plus qu'un outil aux mains du plus offrant. La lutte pour le pouvoir politique se muait en une compétition entre quelques rapaces qui avaient été en mesure de rafler le plus gros butin et qui de ce fait jouissaient du meilleur crédit auprès des financiers.
Ce facteur était encore énormément renforcé par l'apparition du système du mercenariat. L'armée devenait alors de plus en plus la maîtresse de la république. Au fur et à mesure que le mercenariat prenait plus de place, l'esprit civique de défense reculait chez les citoyens romains – ou plutôt inversement, ce recul entraînait le développement du mercenariat. Tous les éléments du peuple qui avaient quelque vaillance militaire faisaient partie de l'armée. L'autre partie du peuple perdait de plus en plus en valeur militaire et en combativité.
Deux facteurs particulièrement agissants faisaient que l'armée se dégradait de plus en plus, au point de devenir un instrument docile aux mains de n'importe quel commandant, pourvu qu'il lui offrît ou lui promît solde et butin en quantité suffisante, et qu'elle était de moins en moins animée par des vues politiques. Le premier était l'augmentation du nombre des soldats qui n'étaient pas romains, mais issus des provinces, voire finalement étaient étrangers, c'est-à-dire des éléments qui n'avaient pas la citoyenneté et étaient donc d'entrée exclus de la vie politique romaine. Le deuxième était la motivation en baisse de l'aristocratie, jouisseuse et avachie, qui renâclait à servir sous les armes. C'est en son sein que s'étaient recrutés les officiers, mais maintenant, ils étaient de plus en plus remplacés par des officiers de métier, sans indépendance économique, à la différence des aristocrates, sans le moindre intérêt pour les luttes de partis à Rome qui n'étaient en réalité que des luttes de cliques aristocratiques.
Plus donc l'armée comptait de soldats autres que romains, et plus les officiers de métier se substituaient aux aristocrates, plus augmentait la propension à se vendre au plus offrant et à faire de celui-ci le maître de Rome.
L'armature du césarisme était donc en place, l'homme le plus riche de Rome pouvait acheter la république en gros et en détail, il pouvait en payant accéder au pouvoir politique. D'un autre côté, c'était une raison supplémentaire pour un chef de guerre victorieux et ayant en mains son armée, de mettre tout en œuvre pour devenir l'homme le plus riche de Rome, le moyen le plus simple d'atteindre ce but étant d'exproprier ses adversaires, de confisquer leurs biens.
Le vie politique du dernier siècle de la république n'est faite au fond que de « guerres civiles » - de « guerres entre citoyens » vi , un terme du reste tout à fait impropre, les citoyens n'ayant absolument pas la parole dans ces guerres-là. Ce n'étaient pas des guerres opposant des citoyens, mais des guerres opposant les uns aux autres certains hommes politiques qui, pour la plupart, étaient tout à la fois des financiers cupides et de brillants généraux, et qui se massacrèrent et se détroussèrent mutuellement jusqu'au moment où Auguste finit par réussir à éliminer tous ses concurrents et à établir dans la durée son pouvoir personnel et absolu.
César l'y avait précédé sans y réussir totalement : aventurier aristocratique gravement endetté, il avait comploté avec deux des plus riches financiers romains pour s'emparer du pouvoir : Pompée et Crassus. Voici le portrait que Mommsen fait de ce dernier : « Sa fortune avait pour origine des achats de biens pendant la révolution ; mais il ne dédaignait aucune affaire : il bâtissait dans la capitale avec autant de magnificence que de prudence ; dans les entreprises les plus diverses, il se faisait accompagner de ses affranchis ; il faisait le banquier à Rome et en-dehors de Rome, lui-même ou par l'intermédiaire de ses gens ; il avançait de l'argent à ses collègues du sénat et se chargeait pour leur compte d'exécuter des travaux ou de soudoyer des tribunaux, selon les hasards du moment. Quand il s'agissait de faire du profit, il n'était pas regardant … Ce n'était pas parce que, de notoriété publique, le testament où figurait son nom était falsifié, qu'il aurait refusé un héritage. » 17
César n'était pas meilleur. Il ne dédaignait aucun moyen de gagner de l'argent. Dans sa biographie de ce César tellement porté aux nues par Mommsen, Suétone, auquel nous nous sommes déjà référés à maintes reprises, raconte la chose suivante :
« Aucun désintéressement chez lui, ni dans ses fonctions de chef de guerre, ni dans celles de magistrat. Plusieurs témoignages attestent que comme proconsul en Espagne, il reçut de ses alliés de l'argent qu'il avait quémandé auprès d'eux pour payer des dettes. Il se livra au pillage de plusieurs villes de Lusitanie comme si elles avaient appartenu au camp ennemi, alors qu'elles se conformaient à ses ordres et lui avaient ouvert leurs portes dès son arrivée. En Gaule, il vida les temples et les sanctuaires en emportant les présents dont ils regorgeaient. Il saccageait plus souvent les villes pour le butin qu'il comptait y ramasser qu'en raison de manquements dont elles se seraient rendues coupables. C'est pourquoi il possédait de telles quantités d'or qu'il en mit sur le marché et en vendit en Italie et dans les provinces au tarif de 3000 sesterces la livre. 18 Pendant son premier consulat, il vola au Capitole trois mille livres d'or auxquelles il substitua une quantité égale de cuivre doré. Il vendait les alliances et les royaumes pour de l'argent ; c'est ainsi qu'en son nom et au nom de Pompée, il soutira au seul Ptolémée (roi d’Égypte) presque 6000 talents (30 millions de marks). Plus tard, pour assurer les dépenses les plus importantes des guerres civiles, des triomphes et des festivités, il se livra aux chantages les plus grossiers et à des razzias dans les temples. » (Jules César, chap. 54)
La Gaule était jusqu'alors restée en-dehors de la domination romaine et n'avait donc pas subi de pillages : c'est la principale raison qui poussa César, dans sa cupidité, à entrer en guerre. Le formidable butin qu'il y amassa lui permit de se mettre à son propre compte et de rompre son association avec Pompée avec qui il avait jusqu'ici partagé ses entreprises conquérantes. Crassus, le troisième larron, était mort dans une razzia contre les Parthes, entreprise, comme le dit Appian, « non seulement pour engranger beaucoup de gloire, mais aussi des masses d'argent » 19 - en même temps que César, et avec les mêmes méthodes que lui, mais César, lui, réussit.
Après la mort de Crassus, César ne trouvait plus sur son chemin que Pompée, autour duquel se regroupa ce qui restait d'aristocrates encore politiquement actifs. Une série de campagnes militaires permit au grand Jules d'en venir à bout, et de remplir à nouveau abondamment sa besace.
« On rapporte que lors de son triomphe (à la fin de la guerre civile), il fit étalage de 60 000 talents d'argent, ainsi que de 2822 couronnes en or qui pesaient 2414 livres. Tout de suite après son triomphe, il se servit de ces richesses pour combler son armée, et, surenchérissant sur ses propres promesses, il fit don à chaque soldat de 5000 drachmes attiques (plus de 4000 marks), du double à chaque sous-officier, et aux officiers supérieurs du double de ce que recevaient les sous-officiers. » 20 Nous avons déjà évoqué en nous appuyant sur Suétone les libéralités dont il couvrit les prolétaires de Rome.
A partir de ce moment, personne ne contesta plus publiquement le pouvoir absolu de César, et les républicains n'osèrent plus protester qu'en l'assassinant. Les héritiers de César, Antoine et Auguste, leur donnèrent ensuite le coup de grâce.
C'est ainsi que l'empire romain devint le domaine réservé, la propriété privée d'un seul homme, celle du César – de l'empereur. Toute vie politique cessa. La gestion de ce domaine devint l'affaire privée de son propriétaire. A l'instar de n'importe quelle propriété, celle-ci pouvait être remise en cause. Il n'était pas rare que des brigands, autrement dit : des généraux favorisés par la fortune des armes et qui avaient derrière eux une armée puissante, menacent le propriétaire du moment, que parfois sa garde personnelle abattait pour vendre au plus offrant le trône qu'ils venaient de libérer. Mais ceci était une transaction commerciale, en rien pire que beaucoup d'autres qui se passaient au même moment, et nullement un acte politique. La vie politique s'éteignit complètement, et même, commença à se manifester, d'abord dans les classes subalternes, mais gagnant ensuite aussi les couches supérieures de la société, non seulement une totale indifférence aux affaires de l’État, mais aussi de la haine pour l’État et ses représentants, pour les juges, les fonctionnaires des impôts, les soldats, pour les empereurs eux-mêmes, qui en fin de compte ne protégeaient plus personne, qui devenaient, même aux yeux des classes possédantes, un fléau, dont celles-ci cherchèrent à se protéger en faisant appel aux barbares.
Après la victoire de César, des restes de vie politique ne subsistèrent que dans quelques coins de l'empire romain. Et ces dernières braises furent rapidement dispersées par ses successeurs. C'est à Jérusalem, la grande ville de Palestine, que cette vitalité politique se maintint le plus longtemps. Il fallut mettre en œuvre des opérations de grande envergure pour écraser cette dernière citadelle de liberté politique encore dressée dans l'empire romain. En l'an 70 de notre ère, à l'issue d'un long siège opiniâtre, Jérusalem fut rasée et le peuple juif dépouillé de toute espèce de foyer.
Notes de K. Kautsky
17 Histoire romaine, III,14
18 La livre valait habituellement 4000 sesterces. Elle baissa en Italie d'un quart de sa valeur suite aux pillages perpétrés par César en Gaule.
19 Histoire des guerres civiles, livre II, chap. 3. Selon le témoignage d'Appian, les Parthes ne s'étaient livrés à aucune hostilité d'aucune sorte. La guerre lancée contre eux n'était donc effectivement qu'une razzia.
20 Appian, Histoire des guerres civiles, II, chap. 15
Note du traducteur
vi Traduction littérale du terme allemand « Bürgerkrieg »