1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

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"Nouvelles avant-gardes" ? Non ! Reconstruction de la IV° Internationale !


Trotsky développe la théorie de la révolution permanente

Il fallut attendre 1905 pour que resurgisse la théorie de la révolution permanente que Trotsky reformula dès cette époque. Plutôt que d'interpréter, le mieux est d'avoir recours à de larges extraits de textes où Trotsky formule la théorie de la révolution permanente.

« On ne peut pas parler de la grosse bourgeoisie comme d'une force révolutionnaire : tout le monde est d'accord là-dessus. Les industriels lyonnais, par exemple, jouèrent un rôle contre-révolutionnaire même pendant la grande Révolution Française qui fut une révolution nationale au sens le plus large du terme. Mais on nous parle de la bourgeoisie moyenne et surtout de la petite bourgeoisie comme de la force dirigeante de la révolution. Que représente cette petite bourgeoisie ?
Les jacobins s'appuyèrent sur la démocratie des villes, sortie des corps de métiers. Les petits artisans, les patrons, les compagnons et les citadins qui étaient intimement liés à eux, composèrent l'armée des sans-culottes révolutionnaires qui forma la base des Montagnards. C'est précisément cette masse compacte de la population des villes, formée à la dure et longue école des corporations et des métiers, qui eut à porter tout le poids du bouleversement révolutionnaire.
La création de conditions « normales » d'exploitation capitaliste fut le résultat objectif de la révolution. Mais le mécanisme social du développement historique fut tel que ce fut la populace, la démocratie de la rue, les sans-culottes, qui créèrent les conditions de la domination de la bourgeoisie. Leur dictature terroriste dégagea la société bourgeoise des décombres; ensuite, la bourgeoisie parvint à exercer sa domination après avoir renversé la dictature de la démocratie petite-bourgeoise.
Ce n'est pas la première fois, hélas ! que je demande : Quelle serait chez nous cette classe sociale qui aurait à faire la courte échelle à la démocratie bourgeoise révolutionnaire, qui l'appellerait au pouvoir et lui assurerait la possibilité d'accomplir une œuvre grandiose, tout en ayant le prolétariat comme opposition ? C'est la question fondamentale, et je la pose de nouveau aux menchéviks.
Il est vrai que nous avons des masses énormes de paysans révolutionnaires. Mais les camarades de la minorité savent aussi bien que moi que la paysannerie, si révolutionnaire soit‑elle, est incapable de jouer un rôle politique indépendant et encore moins un rôle dirigeant. La paysannerie peut sans doute devenir une force énorme au service de la révolution; mais il est indigne d'un marxiste de croire qu'un parti paysan puisse se mettre à la tête d'une révolution bourgeoise et libérer les forces productives nationales de chaînes archaïques. La ville possède l'hégémonie dans la société contemporaine, et il n'y a que la ville qui soit capable d'exercer cette hégémonie dans la révolution bourgeoise. Mais où est chez nous la démocratie des villes capable de se mettre à la tête de toute la nation ? Le camarade Martinov, la loupe à la main, l'a souvent cherchée sans grand succès. il a trouvé des instituteurs à Saratov, des avocats à Petersbourg et des statisticiens à Moscou. Comme tous ses amis, il n'a pas voulu s'apercevoir que dans la révolution russe le prolétariat s'est emparé du terrain même qui servit de base à la démocratie semi‑prolétarienne des artisans et des sans-culottes à la fin du XVIII° siècle. J'attire votre attention, camarades, sur ce fait capital.
Notre grande industrie n'est pas sortie naturellement de l'artisanat et des métiers. L'histoire économique de nos villes ignore la période des corporations. L'industrie capitaliste a surgi chez nous sous l'influence directe et immédiate du capital européen. Elle s'est emparée, en somme des terres vierges et primitives sans rencontrer aucune résistance de la part des artisans. Le capital étranger a afflué chez nous par le canal des emprunts d'Etat, et par les voies de l'initiative privée. Il a rassemblé autour de lui l'armée du prolétariat industriel sans laisser à l'artisanat le temps de naître et de se développer. Résultat de cet état de choses : au moment de la révolution bourgeoise, un prolétariat d'un type social très élevé se trouve être la force principale dans les villes. C'est un fait indiscutable qu'il faut mettre à la base de nos conclusions tactiques révolutionnaires.
Si les camarades de la minorité (les menchéviks) croient en la victoire de la révolution ou si, du moins, ils reconnaissent la possibilité d'une telle victoire, ils ne peuvent pas contester le fait qu'en dehors du prolétariat, il n'y a pas de prétendant historique au pouvoir révolutionnaire. De même que la démocratie petite-bourgeoise des villes se mit à la tête de la nation révolutionnaire pendant la grande Révolution française, le prolétariat, cette seule démocratie révolutionnaire de nos villes, doit trouver un appui dans les masses paysannes et monter au pouvoir, si la révolution est au seuil de la victoire.
Un gouvernement qui s'appuie directement sur le prolétariat et, par son intermédiaire, sur la paysannerie révolutionnaire, ne signifie pas encore une dictature socialiste. Je ne parle pas en ce moment des perspectives ultérieures du gouvernement prolétarien. Peut‑être le prolétariat est‑il destiné à tomber, comme tomba la démocratie jacobine pour céder la place à la domination de la bourgeoisie ?                Je veux établir ceci : si, conformément au pronostic de Plekhanov, le mouvement révolutionnaire a triomphé chez nous comme mouvement ouvrier, la victoire de la révolution est seulement concevable chez nous comme victoire révolutionnaire du prolétariat, sinon, elle n'est pas possible.
J'insiste énergiquement sur cette conclusion. Si l'on estime que les contradictions sociales entre le prolétariat et les masses paysannes l'empêcheront de se mettre à leur tête et que, seul, il n'est pas assez fort pour arracher la victoire, on arrive nécessairement à la conclusion que notre révolution est condamnée à ne pas être victorieuse. Dans ces conditions, la fin naturelle de la révolution serait un accord entre l'ancien régime et la bourgeoisie libérale. C'est une issue dont on ne peut nier la possibilité. Il est clair, cependant, qu'elle implique la défaite de la révolution, défaite causée par la faiblesse intérieure de celle-ci.
Toute l'analyse des menchéviks, et avant tout leur estimation du prolétariat et de ses rapports éventuels avec la paysannerie, les pousse en somme inévitablement sur le chemin du pessimisme révolutionnaire.
Mais ils se détournent obstinément de ce chemin et font de l'optimisme révolutionnaire... au profit de la démocratie bourgeoise. De là leur attitude envers les cadets. Pour les menchéviks les cadets sont le symbole de la démocratie bourgeoise qui à son tour, est le prétendant naturel au pouvoir révolutionnaire ». (« De la révolution », « La Révolution permanente », pages 321-22‑23 ‑ extraits du discours de Trotsky au congrès de Londres (1907) qui réunissait bolcheviks et mencheviks).

• Trotsky ne sous-estime pas le rôle révolutionnaire de la paysannerie. Il nie qu'elle puisse jouer jusqu'au bout un rôle révolutionnaire indépendamment de la direction d'une classe sociale de la ville, prolétariat ou bourgeoisie.

• Trotsky affirme la nécessité d'un programme démocratique bourgeois défendu par la classe ouvrière, là où la révolution démocratique bourgeoise n'a pas été accomplie.

• Il souligne, non l'identité, mais l'unité du développement des relations sociales et politiques entre la Russie et le reste du monde sous l'impact du développement mondial concret du mode de production capitaliste et comme une composante de ce développement.

Mais il précise dans « Bilan et Perspectives » les tâches du prolétariat au pouvoir :

« Le prolétariat au pouvoir ne pourra que recourir aux mesures les plus énergiques pour résoudre le problème du chômage car il est évident que les représentants des ouvriers au gouvernement ne pourront répondre aux revendications des chômeurs en arguant du caractère bourgeois de la révolution.
Mais si le gouvernement entreprend de soutenir les chômeurs – et peu importe ici de quelle manière ‑ cela signifie une modification immédiate et substantielle du rapport des forces économiques en faveur du prolétariat. Les capitalistes qui, pour opprimer les ouvriers, s'appuient toujours sur une armée de réserve de travailleurs, se sentiraient réduits à l'impuissance économique au moment même où le gouvernement révolutionnaire les réduirait à l'impuissance politique.
En entreprenant de soutenir les chômeurs, le gouvernement entreprendra par là même de soutenir les grévistes. S'il manque à ce devoir, il minera immédiatement et irrévocablement sa propre existence.
Il ne restera plus alors aux capitalistes d'autre recours que le lock-out, c'est‑à‑dire la fermeture des usines. Il est tout à fait clair que les employeurs peuvent résister beaucoup plus longtemps à l'arrêt de la production; il n'y a donc, pour un gouvernement ouvrier, qu'une seule réponse à un lock-out général : l'expropriation des usines et l'introduction, au moins dans les plus grandes, de la production étatique ou communale.
Des problèmes analogues se poseront dans l'agriculture, du seul fait de l'expropriation de la terre. Il est absolument impossible de concevoir qu'un gouvernement prolétarien, après avoir exproprié les propriétés où la production se fait sur une grande échelle, les divise en parcelles pour les mettre en vente et les faire exploiter par de petits producteurs. La seule voie, dans ce domaine, c'est l'organisation de la production coopérative, sous le contrôle des communes ou directement par l'Etat. Mais cette voie est celle qui conduit au socialisme.
Tout cela démontre sans ambiguïté qu'il serait impossible aux sociaux-démocrates d'entrer dans un gouvernement révolutionnaire en s'engageant à la fois, à l'égard des ouvriers, à ne pas abandonner le programme minimum, et, à l'égard des bourgeois, à ne pas le dépasser. Car un tel engagement bilatéral ne pourrait absolument pas être tenu. Du seul fait que les représentants du prolétariat entrent au gouvernement, non à titre d'otages impuissants, mais comme la force dirigeante, s'évanouit la frontière entre programme minimum et programme maximum, c'est‑à‑dire que le collectivisme est mis à l'ordre du jour. Jusqu'où ira le prolétariat dans cette voie ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du parti prolétarien.
C'est pourquoi on ne peut parler de je ne sais quelle forme spéciale de la dictature du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d'une dictature « démocratique » du prolétariat ‑ ou d'une dictature du prolétariat et de la paysannerie. La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. Elle compromettrait dès le début la social-démocratie.
Une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir, il se battra pour ce pouvoir jusqu'au bout. Et s'il est vrai que, dans cette lutte pour maintenir et consolider ce pouvoir, il aura recours, surtout à la campagne, à l'arme de l'agitation et de l'organisation, il ne pourra manquer de recourir aussi à cette autre arme que constituera pour lui une politique collectiviste. Le collectivisme ne sera pas seulement la seule voie par laquelle le parti au pouvoir, dans la position qui sera la sienne, pourra avancer, mais aussi le moyen de défendre cette position avec l'appui du prolétariat » (« Bilan et Perspectives » dans le recueil : «1905 », page 43 3‑434).

Trotsky précise la relation entre la révolution russe et la lutte de classes mondiale, surtout en Europe. Après avoir évoqué l'ébranlement de toute l'Europe que serait la prise de pouvoir par le prolétariat russe, une Europe dont il synthétise la situation en ces termes :

« Dans les vieux pays capitalistes, il n'y a pas de revendications « nationales », c'est‑à‑dire de revendications de la société bourgeoise dans sa totalité, dont la bourgeoisie dirigeante puisse se faire le champion. Les gouvernements de la France, de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Autriche sont incapables de conduire des guerres nationales. Les intérêts vitaux des masses, les intérêts des nationalités opprimées, ou la politique intérieure barbare d'un pays voisin ne sont plus susceptibles d'amener un seul gouvernement bourgeois à faire une guerre qui pourrait avoir un caractère libérateur, donc national. D'un autre côté, les intérêts des pillards capitalistes, qui conduisent de temps en temps tel ou tel gouvernement à entrechoquer ses éperons et à faire traîner son sabre à la face du monde, ne peuvent susciter aucune réponse dans les masses. C'est pourquoi la bourgeoisie ne peut ou ne veut ni proclamer, ni conduire de guerres nationales. Et ce à quoi aboutissent les guerres anti‑nationales modernes, c'est ce que l'on a vu lors des deux dernières expériences récentes : en Afrique du Sud et en Extrême-Orient.
La défaite subie par les conservateurs impérialistes en Angleterre n'est pas, en dernière analyse, due aux leçons de la guerre des boers; une conséquence beaucoup plus importante et plus menaçante (pour la bourgeoisie) de la politique impérialiste, c'est l'auto‑détermination politique du prolétariat britannique qui, maintenant qu'elle a commencé, avancera avec des bottes de sept lieues. Quant aux conséquences de la guerre russo-japonaise pour le gouvernement de Petersbourg, elles sont suffisamment connues pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'en occuper. Mais, indépendamment même de ces deux expériences, du moment où le prolétariat européen a commencé à se tenir debout par ses propres forces, les gouvernements européens ont toujours redouté de le mettre devant l'alternative de la guerre ou de la révolution. C'est précisément parce qu'ils craignent la révolte du prolétariat que les partis bourgeois sont obligés, au moment où ils votent des sommes monstrueuses pour les dépenses militaires, de faire des déclarations solennelles en faveur de la paix, de rêver de tribunaux internationaux d'arbitrage et même de l'organisation d'Etats‑Unis d'Europe. Ces pitoyables déclarations ne peuvent, naturellement, abolir ni les antagonismes entre Etats ni les conflits armés.
La paix armée qui s'est instaurée en Europe après la guerre franco‑prussienne était fondée sur un équilibre européen des puissances qui ne supposait pas seulement l'inviolabilité de la Turquie, le partage de la Pologne et la sauvegarde de l'Autriche, ce manteau d'arlequin ethnographique, mais aussi le maintien du despotisme russe, armé jusqu'aux dents, dans ses fonctions de gendarme de la réaction européenne. Mais la guerre russo-japonaise porta un coup sévère à ce système maintenu artificiellement, dans lequel l'autocratie occupait une position de premier plan. La Russie disparut pour un temps du prétendu concert des puissances. L'équilibre des puissances était détruit. D'autre part, les victoires japonaises excitaient les instincts agressifs de la bourgeoisie capitaliste, spécialement ceux des Bourses, qui jouent un très grand rôle dans la politique contemporaine. La possibilité d'une guerre sur le territoire européen s'est considérablement accrue. Des conflits mûrissent partout, et si, jusqu'à présent, ils ont pu être réglés par des moyens diplomatiques, il y a cependant aucune garantie que ces moyens puissent réussir longtemps. Mais aucune guerre européenne ne signifie inévitablement une révolution européenne.
Pendant la guerre russo-japonaise, le parti socialiste de France a déclaré que si le gouvernement français intervenait en faveur de l'autocratie, il appellerait le prolétariat à prendre les mesures les plus résolues, jusqu'à la révolte incluse.
En mars 1906, lorsque le conflit franco-allemand sur le Maroc fut arrivé à son point culminant, le bureau socialiste international résolut, dans l'éventualité d'une menace de guerre, de « déterminer les méthodes d'action les plus avantageuses pour tous les partis socialistes de l'Internationale et pour toute la classe ouvrière organisée, afin d'empêcher la guerre ou d'y mettre fin ». Ce n'était naturellement qu'une résolution. Il faut une guerre pour mettre à l'épreuve sa signification réelle, mais la bourgeoisie a toute raison d'éviter une telle épreuve. Cependant, malheureusement pour la bourgeoisie, la logique des rapports internationaux est plus forte que la logique de la diplomatie. »

Trotsky conclut « Bilan et Perspectives » :

« Laissée à ses propres ressources, la classe ouvrière russe sera inévitablement écrasée par la contre-révolution dès que la paysannerie se détournera d'elle. Elle n'aura pas d'autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et, par conséquent, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe. Elle jettera dans la balance de la lutte des classes du monde capitaliste tout entier l'énorme poids politique et étatique que lui aura donné un concours momentané de circonstances dans la révolution bourgeoise russe. Tenant le pouvoir d'Etat entre leurs mains, les ouvriers russes, avec la contre-révolution derrière eux et la réaction européenne devant eux, lanceront à leurs camarades du monde entier le vieux cri de ralliement, qui sera cette fois un appel à la lutte finale : « Prolétaires de tous les pays, unissez‑vous ! ».

Trotsky écrivit ces textes en 1906‑1909 ! il s'agit vraiment d'une prévision des forces sociales, de leur mouvement, confirmée par la révolution de 1917.


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