1983

Stéphane Just avait comme projet l’écriture d’une histoire des crises impérialistes sous forme de brochures dont seules les deux premières seront publiées.
Source : « Documents du PCI », 1983

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Aperçus sur les crises à l’époque impérialiste (I)

Stéphane Just


Introduction

Le mode de production capitaliste a donné une fantastique impulsion au développement des forces productives. Il a constitué le marché mondial, engendré une division internationale du travail, réalisé une économie mondiale. Dans ce développement, la civilisation a connu un gigantesque essor.

Marx écrivait dès 1847 dans « Le Manifeste communiste » :

« La bourgeoisie depuis son avènement à peine séculaire a créé des forces productives plus variées et plus colossales que toutes les générations passées prises ensemble. La subjugation des forces de la nature, les machines, l'application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la canalisation des rivières, des populations entières sortant de terre comme par enchantement, quel siècle antérieur a soupçonné que de pareilles forces productives dormaient dans le travail social? » (« Le Manifeste communiste », préface de Léon Trotsky, Edition du Parti communiste révolutionnaire. Bruxelles, mars 1945, page 15.)

Plus haut :

« Ce qui est vrai pour la production matérielle s'applique à la production intellectuelle. Les productions intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de tous. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles; de nombreuses littératures nationales et locales, se forme une littérature universelle » (page 14).

Mais immédiatement suivait la constatation que :

« Depuis trente ans au moins, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives contre les rapports de propriété, qui sont les conditions d'existence de la bourgeoisie et de son régime. Y suffit de mentionner les crises commerciales, qui, par leur retour périodique, mettent de plus en plus en question l'existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé un paradoxe s'abat sur la société - l'épidémie de la surproduction. ( ... )
Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises? D'une part, la destruction forcée d'une masse de forces productives; d'autre part, par la conquête de nouveaux marchés et l'exploitation plus parfaite des anciens. C'est-à-dire qu'elle prépare des crises plus générales et plus formidables et diminue les moyens de les prévenir » (pages 15 et 16).

Dans les crises cycliques s'expriment et explosent les contradictions du mode de production capitaliste, contradictions qui opèrent souterrainement et s'accumulent pendant tout le cycle qui va de la liquidation d'une crise de surproduction à l'éclatement de la suivante. Mais ainsi se manifeste également que ce mode de production a ses limites et qu'il est historiquement déterminé.

Marx et Engels estimaient dès 1847 que le mode de production capitaliste avait atteint ses limites historiques. Engels devait écrire dans son « Introduction » à la réédition de l'ouvrage de Marx «  La Lutte de classes en France, 1848-1850 », datée du 18 mars 1895 :

L'histoire « nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l'état de développement économique sur le continent était encore alors loin d'être mûr pour la suppression de la production capitaliste : elle l'a prouvé, par la révolution économique qui depuis 1848 a gagné tout le continent et qui n'a véritablement acclimaté qu'à ce moment la grande industrie en France, en Autriche, en Hongrie, en Pologne et dernièrement en Russie, et fait vraiment de l'Allemagne un pays industriel de premier ordre - tout cela sur une base capitaliste, c'est-à-dire encore très capable d'extension en 1848. » (Editions sociales, 1946, pages 12 et 13.)

En effet, c'est au cours des décennies qui vont des années 1850 à la fin du XIX° siècle et aux années qui précèdent la première guerre mondiale que le capitalisme connaît son plein développement intensif et extensif, que se constitue pleinement le marché mondial, une division internationale du travail, une économie mondiale à partir des rapports de production capitalistes! Mais ce développement est jalonné de crises économiques cycliques. Cependant, alors, elles apparaissent plus comme les régulatrices du développement du mode de production que comme lui traçant ses limites. Au travers d'elles se réajustent les rapports économiques à l'intérieur du mode de production capitaliste qui permettront un nouvel essor de celui-ci.

Pourtant, au cours de ce processus, le capitalisme subit des transformations profondes : il passe de son époque libérale à son époque impérialiste, c'est-à-dire au capitalisme des monopoles. Or, précisément, le capitalisme des monopoles, c'est la négation du mode de production capitaliste à l'intérieur du mode de production capitaliste, de l'appropriation privée des moyens de production à l'intérieur de l'appropriation privée des moyens de production. Les monopoles consacrent le fait que la production est devenue à l'échelle de chaque pays et mondialement sociale, alors que se maintient l'appropriation privée des moyens de production.

Cette contradiction essentielle du mode de production capitaliste qui est à l'origine de toutes ses contradictions existe dès l'origine du mode de production capitaliste. Elle se développe pendant son époque libérale. La constitution et la domination des monopoles représentent un saut, une transformation de la quantité en qualité. Dès lors, les crises au cours desquelles explosent les contradictions du mode de production capitaliste dérivées de cette contradiction essentielle et tous les processus de ce mode de production vont subir des transformations qualitatives.

L'analyse que Marx a faite du capital dans « Le Manifeste communiste » est une esquisse et une anticipation. L'histoire l'a néanmoins vérifiée. Marx a fait l'analyse d'ensemble du mode de production capitaliste dans son œuvre essentielle, « Le Capital ». Toutefois, il ne pouvait faire celle de la transformation du capital de libre concurrence en capital des monopoles, ceux-ci étant encore embryonnaires à l'époque où il écrivait « Le Capital ». Au cours des années 1890, Engels devait souligner le phénomène. Mais il appartenait à Lénine de faire l'analyse du capitalisme des monopoles lorsque ceux-ci sont devenus dominants. Trotsky souligne dans la préface qu'en 1937 il a écrite au « Manifeste communiste » :

« Marx enseignait qu'aucun ordre social ne quitte la scène avant d'avoir épuisé ses possibilités créatrices. Le « Manifeste » flétrit le capitalisme parce qu'il entrave le développement des forces productives. Cependant, à son époque, de même que pendant les décennies suivantes, cette entrave n'avait qu'un caractère relatif; si dans la seconde moitié du XIX° siècle, l'économie avait pu être organisée sur les fondements socialistes, le rythme de sa croissance aurait été incomparablement plus rapide. Cette thèse, théoriquement incontestable, ne changeait rien au fait que les forces productives continuaient à croître à l'échelle mondiale sans interruption jusqu'à la guerre mondiale. C'est seulement dans les vingt dernières années que, malgré les conquêtes les plus modernes de la science et de la technique, s'est ouverte l'époque de la stagnation et même de la décadence de l'économie mondiale. L'humanité commence à vivre sur le capital accumulé, et la prochaine guerre menace de détruire pour longtemps le bases mêmes de la civilisation. Les auteurs du « Manifeste » escomptaient que le capital se briserait longtemps avant de se transformer d'un régime réactionnaire relatif en un régime réactionnaire absolu. Cette transformation ne s'est précisée qu'aux yeux de la génération actuelle et a fait de notre époque celle des guerres, des révolutions et du fascisme » (page 8).

Trotsky ajoute : « Le capitalisme, c'est, pour le « Manifeste », le règne de la libre concurrence. Partant de la concentration croissante du capital, le « Manifeste » n'en tire pas la conclusion nécessaire au sujet du monopole, qui est devenu la forme dominante du capital de notre époque et la prémisse la plus importante de l'économie socialiste. C'est seulement plus tard que Marx constata dans son « Capital » la tendance vers la transformation de la libre concurrence en monopole. La caractéristique scientifique du capitalisme de monopole a été donnée par Lénine dans son « Impérialisme » (page 8).

A l'époque de l'impérialisme, du capitalisme des monopoles, les crises cycliques ne permettent plus comme à l'époque du capitalisme de libre concurrence à l'économie capitaliste de surmonter provisoirement ses contradictions et de rétablir un équilibre dynamique : ce sont des convulsions d'un mode de production qui agonise, même si cette agonie dure des décennies. Lorsque Trotsky écrivait sa préface au « Manifeste communiste », cela était clair. A la première guerre impérialiste, déclenchée en vue d'un nouveau partage du marché mondial et de la suprématie sur ce marché, à une courte période d'essor entre 1923 et 1929, succédait la « grande crise » de 1929. Loin d'aboutir à un réajustement des rapports économiques et à un nouvel équilibre dynamique du mode de production capitaliste, la « grande crise » était la cause immédiate de la préparation de la deuxième guerre mondiale et de cette guerre. La crise n'était surmontée que par l'économie d'armement et ensuite l'économie de guerre.

Mais les choses sont moins claires pour ce qui concerne les presque quarante années qui nous séparent de la deuxième guerre mondiale. Il y a eu incontestablement une nouvelle et importante accumulation du capital à l'échelle internationale. Les capacités productives, tant quantitativement que qualitativement, se sont multipliées, tout comme les échanges internationaux. Pourtant, si les choses sont moins claires, c'est dans une très grande mesure qu'elles sont volontairement obscurcies. La condition nécessaire bien que non suffisante à cela a été le volant d'entraînement d'une économie d'armement permanente. On a prévenu les crises cycliques, ou on les a réduites, en développant un gigantesque parasitisme que traduit l'inflation mondiale des monnaies et des crédits. Finalement, les crises réapparaissent plus menaçantes et destructives que jamais - celle de 1974-75, celle qui a commencé en 1980 -, le système de crédits et de paiements internationaux menace de se disloquer, etc. Et ce n'est qu'un prélude.

Depuis des années, il était nécessaire de réaliser un travail donnant un minimum d'armement aux militants sur ces questions. Mais, si le temps est une des matières premières des plus précieuses pour le militant, c'est parce que c'est celle dont, en général, il dispose le moins. Ainsi ce travail a longtemps traîné plus ou moins relégué dans un tiroir et a été remis à plus tard. Aujourd'hui, sans être pleinement achevé, il est considérablement avancé, de telle sorte que, sans optimisme excessif, il est possible d'estimer qu'il sera complètement terminé au cours des douze mois qui viennent. Il semble donc possible de commencer, sans plus attendre, sa publication.

Ce travail s'intitule « Aperçus sur les crises à l'époque impérialiste ». Ce n'est pas fausse modestie. Il n'a pas la prétention de traiter dans toutes ses déterminations le problème des crises à l'époque impérialiste, d'autant plus que les rapports sociaux de production, le développement de leurs contradictions, sont, particulièrement à l'époque impérialiste, inséparables du développement de la lutte des classes, des rapports politiques entre les classes, à l'intérieur des classes, de la question (ou plutôt des questions) de l'Etat, de leurs rapports, etc., des données historiques concrètes (par exemple : la place historique occupée par l'impérialisme américain dans les rapports inter-impérialistes, celle de la bureaucratie du Kremlin dans les rapports entre les classes à l'échelle mondiale). C'est une somme qu'il faudrait écrire pour traiter complètement le problème.

« Aperçus sur les crises à l'époque impérialiste » sera publié par fascicules. Ainsi sa publication peut commencer sans plus tarder. En outre, cela évitera aux militants d'être confrontés à un bouquin écrasant, traitant de questions en elles-mêmes difficiles et rébarbatives. L'échelonnement dans le temps au rythme de la publication des fascicules en rendra la lecture plus facile. Au moins espérons-le.

Le premier fascicule est consacré à un exposé théorique général sur les crises cycliques du mode de production capitaliste. Il présente quelques difficultés, à la vérité plus apparentes que réelles. Par exemple, les schémas de Marx sur la reproduction élargie sont présentés sous une forme algébriques mais, il s'agit de simples égalités du premier degré du niveau du cours élémentaire. Mais il est nécessaire de faire cet effort théorique minimum pour saisir le mécanisme des crises cycliques en général et pourquoi et comment le capital des monopoles entrave et même bloque la fonction qui était celle des crises à l'époque de la libre concurrence.

Après ce fascicule suivront des fascicules consacrés à l'exposé des développements économiques après la première guerre mondiale, la crise de 1929, la solution de cette crise par l'économie d'armement et l'économie de guerre. Ensuite viendront des fascicules consacrés aux conséquences économiques de la deuxième guerre mondiale et à la reconstruction de l'économie capitaliste, la reconstitution d'un marché mondial, d'une nouvelle division internationale du travail, sous l'impulsion de l'impérialisme américain, et la protection politique de la bureaucratie du Kremlin, finalement sous l'impulsion de l'économie d'armements permanente à partir de 1949 et de la guerre de Corée. La démarche suivie dans ces fascicules est plutôt historique jusqu'au milieu des années 50. A ce moment, les conditions et les bases à partir desquelles et sur lesquelles l'économie capitaliste s'est reconstruite après la guerre et va se développer dans les décennies suivantes sont établies.

Dès lors, sans abandonner toute démarche historique, les problèmes seront repris et traités d'une autre manière : par thèmes. Ces décennies constituent-elles une nouvelle époque de l'histoire du capitalisme succédant au capitalisme de libre concurrence et à l'époque du capitalisme des monopoles, ou bien sont-elles le plein développement de l'époque du capitalisme des monopoles, de l'impérialisme ? S'agit-il des « cycles de longue durée »? Les forces productives continuent-elles à croître ? L'économie d'armement, le système monétaire international de crédits et de paiements internationaux, de Bretton-Woods à 1971 et à maintenant. L'inégalité de développement signifie-t-elle que l'Europe, le Japon, puissent relayer, dans la fonction qu'il a accomplie après la guerre et qu'il joue encore aujourd'hui, l'impérialisme américain? A propos de la C.E.E. : une nouvelle Europe, un super-impérialisme européen? Etc. Pour conclure sur les perspectives du mode de production capitaliste. Comme on le voit, il y a encore du pain sur la planche.

Le 16 mai 1983, Stéphane Just.


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