1927

Source : La Correspondance Internationale (8e ann�e num�ro 4), 14 janvier 1928
Version longue de la lettre. La presse d'opposition en publia une version raccourcie.


La lettre d'adieu de A. I. Ioff� � Trotsky

Adolf Joff�

15 novembre 1927


Cher L�on Davidovitch,

Toute ma vie, j�ai pens� que l�homme politique, l�homme actif dans la vie politique, doit savoir s�en aller � temps, comme un acteur quitte la sc�ne, et qu�il vaut mieux le faire trop t�t que trop tard. Adolescent, quand le suicide de Paul Lafargue et de sa femme, Laura Marx, fit tant de bruit dans les partis socialistes, j�ai d�fendu fermement la justesse de principe de leur conduite et j�ai, il m�en souvient, �prement r�pliqu� � Auguste Bebel, tr�s r�volt� de ce suicide, que si l�on peut discuter quant � l��ge choisi par les Lafargue, car il ne s�agit pas ici des ann�es, mais de l�utilit� possible de l�individu, on ne peut en aucun cas contester la principe pour un homme politique, de quitter la vie au moment o� il a conscience de ne plus pouvoir �tre utile � la cause � laquelle il s�est consacr�.

Il y a plus de trente ans que j�ai fait mienne cette philosophie que la vie humaine n�a de sens que dans la mesure o� et tant qu�elle est au service d'un infini, � qui pour nous, est l�humanit�, � car, en tant que le reste est limit�, travailler pour le reste est d�pourvu de sens. Si m�me l�humanit� aussi doit avoir une fin, celle-ci doit survenir en tout cas � une �poque telle que, pour nous, l�humanit� peut �tre consid�r�e comme un infini absolu. Et si. comme moi, l�on a foi dans le progr�s, on peut fort bien concevoir que, m�me en cas de perdition de notre plan�te, l�humanit� sache les moyens d'aller en habiter d�autres plus jeunes.
L'humanit�, par cons�quent, prolongera son existence. Aussi, tout ce qui aura �t� accompli pour son bien en notre temps se refl�tera �galement dans les si�cles �loign�s, c�est-�-dire donnera la seule signification possible � notre existence. C'est en cela, et en cela seulement, que j�ai toujours vu le seul sens de la vie. Et maintenant, embrassant du regard ma vie �coul�e, dont vingt-sept ann�es pass�es dans les rangs de notre parti, j�ai le droit, me semble-t-il, de dire que, durant toute ma vie consciente je suis rest� fid�le � cette philosophie, c�est-�-dire que j�ai v�cu selon ce sens de la vie : le travail et la lutte pour le bien de l�humanit�.

M�me les ann�es de prison et de forteresse, o� l�homme est �cart� de la participation directe � la lutte au service de l'humanit�, ne peuvent �tre ray�es des ann�es de la vie ayant un sens, car, �tant des ann�es de pr�paration culturelle et d'autodidaxie, elles ont contribu� � l�am�lioration du travail ult�rieur et, pour cette raison, peuvent �tre confondues avec les ann�es de travail au service de l�humanit�, donc ayant un sens. Je crois avoir le droit d�affirmer que, dans cette acception, pas un jour de ma vie n�a �t� d�pourvu de sens.

Mais, maintenant, semble-t-il, vient l�heure o� ma vie perd son sens et, en cons�quence, m�appara�t le devoir de la quitter, d�y mettre un terme.

Il y a d�j� plusieurs ann�es que la direction actuelle de notre parti, conformement � sa m�thode g�n�rale de ne pas donner de travail aux �l�ments de l�opposition, ne m�accorde ni travail politique, ni travail sovi�tique dont l�envergure et le caract�re me permettraient d��tre utile au maximum selon mes forces. L�ann�e derni�re, vous le savez, le Bureau politique m'a, comme opposant, compl�tement mis � l��cart de tout travail politique.

D'un autre cot�, vraisemblablement en partie � cause de ma maladie, et partiellement pour des raisons sans doute mieux connues de vous que de moi, je n'ai pu, cette ann�e, participer pratiquement au travail et � la lutte de l�opposition.

C'est avec un fort combat int�rieur et, au d�but, � contre-c�ur, que je me suis r�sign� � cette forme d'activit� que je n'esp�rais subir qu'en devenant tout � fait invalide : le travail litt�raire culturel et p�dagogique. Bien qu'elle me f�t p�nible � l�origine, je me mis fermement � cette t�che et me suis pris � esp�rer que celle-ci conserverait � ma vie la n�cessit� et l'utilit� dont j�ai parl� plus haut et qui, seules, peuvent � mon avis justifier mon existence.

Mais ma sant� a empir� sans cesse.

Vers le 20 septembre, pour des raisons inconnues de moi, la Commission m�dicale du Comit� central me convoqua � un examen de professeurs sp�cialistes et ceux-ci diagnostiqu�rent un processus tuberculeux actif des deux poumons, une miocardite, une inflammation chronique de la v�sicule biliaire, une colite chronique, de l'appendicite et une polyn�vrite chronique (inflammation multiple des nerfs). Ils me d�clar�rent cat�goriquement que l��tat de ma sant� �tait bien pire que je me le figurais et que je ne pouvais songer � poursuivre jusqu�au bout mes cours dans les �tablissements d'enseignement sup�rieur (l'Universit� de Moscou et l'Institut d'orientalisme). Ils ajout�rent, qu'au contraire, il me serait plus rationnel de renoncer � ces plans, ne pas demeurer inutilement un jour de plus � Moscou ni rester une heure de plus sans soins, mais partir imm�diatement pour l��tranger et aller dans un sanatorium appropri�. Comme ce voyage ne pouvait �tre accompli en deux jours, ils me prescrivirent certains m�dicaments et traitement. Pour en profiter, je devais aller � la polyclinique du Kremlin pendant quelque temps jusqu�� mon d�part.

A ma question directe : � Quelles chances ai-je de gu�rir � l��tranger et puis-je me soigner en Russie sans abandonner mon travail ? �, les professeurs et les assistants, le m�decin traitant du Comit� central, camarade Obrossov. un autre m�decin communiste et le doyen de l�h�pital du Kremlin, A. I. Konneti, r�pondirent nettement que les sanatoria russes ne pourraient, en aucun cas, me soulager, que je devais compter sur un traitement en Occident, parce que, jusqu�alors, je ne m��tais jamais soign� plus de deux ou trois mois � l��tranger et que, maintenant, ils insistaient pr�cis�ment pour que j�y fasse un s�jour de six mois au minimum sans fixer de maximum. Ils ajout�rent qu�en me conformant � leurs prescriptions, ils ne doutaient pas que si je ne gu�rissais pas radicalement, du moins me serait-il possible de travailler pendant une p�riode prolong�e.

Durant deux mois environ, aucune mesure ne fut prise par la Commission m�dicale du Comit� central (cette derni�re avait pourtant de sa propre initiative convoqu� la consultation en question), au sujet non seulement de mon s�jour � l��tranger, mais aussi de mon traitement ici. Au contraire, la pharmacie du Kremlin, qui m�avait toujours d�livr� des rem�des d�apr�s les ordonnances, se vit interdire de le faire et je fus, en fait, priv� de l�aide en m�dicaments dont j�avais toujours us�e. Je fus oblig� d'acheter les m�dicaments indispensables dans les pharmacies de la ville. (Il semble que ceci eut lieu au moment o� le groupe dirigeant du parti commen�a � recourir envers les camarades de l'opposition � l'application de ses menaces : �Frapper l'opposition au ventre�.)

Tant que j��tais suffisamment valide pour travailler, je ne pr�tais gu�re attention � tout cela, mais comme mon �tat ne cessa d'empirer, ma femme commen�a en faveur de mon envoi � l'�tranger des d�marches aupr�s de la Commission m�dicale du Comit� central et personnellement aupr�s de N. Siemachko, qui a toujours publiquement rompu des lances pour r�aliser sa formule : � Sauvegarder la vieille garde. ï¿½ La question, cependant, �tait constamment ajourn�e et tout ce que ma femme obtint fut un extrait de la d�cision du conseil des m�decins. Dans cet extrait, mes maladies chroniques sont �num�r�es, et il est indiqu� que le Conseil insiste sur mon envoi � l'�tranger � dans un sanatorium du type de celui du professeur Friedlaender � dans un d�lai pouvant aller jusqu�� un an.

Cependant, il y a neuf jours, je me suis couch� d�finitivement, vu l'acuit� et l'aggravation (comme cela se produit toujours) de toutes mes maladies chroniques et surtout, le plus terrible, de ma polyn�vrite inv�t�r�e qui a pris de nouveau une forme aigu�, me contraignant � endurer un mal infernal absolument intol�rable et m'�tant m�me la possibilit� de marcher.

En fait, depuis neuf jours, je suis priv� de tous soins et la question de mon voyage � l'�tranger est toujours � l'examen, Pas un des m�decins du Comit� central n�est venu me voir. Le professeur Davidenico et le Dr L�vine, appel�s � mon chevet, me prescrivirent quelques bagatelles qui ne purent �videmment me soulager en rien, on reconnut alors que l'on ne pouvait rien faire et que le voyage � l��tranger �tait indispensable d'urgence. Le Dr L�vine dit � ma femme que l'affaire tra�nait parce que la Commission m�dicale croyait �videmment que ma femme voulait faire le voyage avec moi et que � cela revient tr�s cher �. (Quand des camarades qui sont pas de l'opposition tombent malades, on les envoie, et souvent avec leur famille, � l��tranger, en les faisant accompagner de nos m�decins ou professeurs ; je sais m�me beaucoup de cas de ce genre et je dois reconna�tre que, lorsque j�eus ma premi�re crise de polyn�vrite aigu�, on m�envoya � l'�tranger accompagn� de ma famille, femme et enfant, et du professeur Kanabikh ; alors, n'existaient pas encore 1es m�urs actuellement instaur�es dans le parti.)

Ma femme r�pondit que, malgr� le triste �tat dans lequel je me trouvais, elle ne pr�tendait nullement que je dusse �tre accompagn� par elle ou par quiconque. Sur ce le Dr L�vine assura que, dans ces conditions, la question serait rapidement r�solue.

Mon �tat alla s'aggravant et mes souffrances devinrent si terribles que je r�clamai enfin aux m�decins ne f�t-ce qu�un soulagement quelconque. Le Dr L�vine me r�p�ta aujourd�hui que les m�decins ne pouvaient rien faire et que l'unique porte de sa!ut �tait !e d�part imm�diat pour l'�tranger. Or, dans la soir�e, le m�decin du Comit� central, camarade Potiomkine, avisa ma femme que la Commission m�dicale du Comit� centrai avait d�cid� de ne pas m'envoyer � l��tranger et de me soigner en Russie. La raison en �tait que les professeurs sp�cialistes insistaient pour un traitement prolong� � l��tranger, estimant un court s�jour inutile, et que le Comit� central ne consentait � accorder pour ma gu�rison qu'une somme maximum de 1.000 dollars (2.000 roubles) et trouvait impossible de donner davantage.

Comme vous le savez, j�ai, dans le pass�, donn� � notre parti autre chose qu�un millier de dollars, en tout cas plus que je n�ai co�t� au parti depuis que la r�volution m�a priv� de tous mes moyens et que je ne puis plus me soigner � mon compte.

A plusieurs reprises, des �diteurs anglo-am�ricains m�ont propos�, pour des fragments de mes souvenirs (� mon choix, avec l�unique exigence qu�ils concernent la p�riode des pourparlers de Brest-Litovsk), une somme allant jusqu�� 20.000 dollars. Le Bureau politique sait parfaitement que je suis suffisamment exp�riment�, comme journaliste et diplomate, pour ne pas imprimer un mot pr�judiciable au parti ou � l'Etat. Il n'ignore pas non plus que j'ai souvent �t� censeur au Commissariat des Affaires �trang�res et en qualit� d�ambassadeur pour tous les ouvrages russes �dit�s dans les pays o� je s�journais. Il y a quelques ann�es, j�ai demand� au Bureau Politique la permission d��diter de tels m�moires, en prenant l�engagement de remettre au parti tous les honoraires, car il m�est p�nible d�accepter du parti de l�argent pour me soigner.

En r�ponse, j�ai �t� avis� d�une d�cision du Bureau politique aux termes de laquelle � il est formellement interdit aux diplomates ou aux camarades ayant pris part au travail diplomatique de publier � l��tranger leurs souvenirs ou fragments de m�moires sans examen pr�alable des manuscrits par le coll�ge du Commissariat des Affaires �trang�res et le Bureau politique du Comit� central ï¿½. Sachant quelles irr�gularit�s et quels retards �taient occasionn�s par cette double censure rendant impossible toutes relations avec les �diteurs �trangers, j�ai alors, en 1924, d�clin� toute proposition.

Me trouvant r�cemment � l��tranger, j�ai re�u une nouvelle offre me garantissant 20.000 dollars d�honoraires, mais sachant comment on falsifie, chez nous, l�histoire de notre parti et celle de la R�volution, je n�ai pas cru possible de pr�ter la main � une telle falsification, ne doutant pas que toute la censure du Bureau politique (et les �diteurs insistent sur le caract�re personnel des souvenirs, c�est-�-dire sur la caract�risation des personnages y jouant un r�le) consiste � ne pas admettre une juste appr�ciation des personnages et de leurs actes, ni des uns, ni des autres, c�est-�-dire ni des chefs authentiques de la R�volution, ni des dirigeants actuels parvenus � cette dignit�. Je n�estime pas possible d��diter des m�moires sans heurter de front le Bureau politique et, par cons�quent, ne vois pas le moyen de me soigner sans recevoir d�argent du Comit� central qui, pour tout mon travail r�volutionnaire de vingt-sept ann�es, croit possible d'estimer ma vie. et ma sant� � une somme ne d�passant pas deux mille roubles.

Dans l��tat o� je suis actuellement, il m�est �videmment impossible de faire un travail quelconque. Si, en d�pit de souffrances infernales j'avais la force de continuer la s�rie de mes cours, une telle situation exigerait des m�nagements s�rieux ; il faudrait me transporter partout sur un brancard, m�aider � puiser aux biblioth�ques et aux archives les livres et mat�riaux n�cessaires, etc... Au cours de ma derni�re maladie, j'avais � ma disposition tout le personnel d�une ambassade ; maintenant, d�apr�s mon � rang �, je n�ai pas m�me droit � un secr�taire personnel. Par surcro�t, l'inattention dont on a fait preuve � mon �gard dans les derniers temps, lors de mes maladies (comme maintenant o� je suis depuis neuf jours pratiquement sans secours et o� le traitement �lectrique prescrit par le professeur Davidenko ne m�est pas appliqu�), montre que je ne puis compter m�me sur une chose aussi �l�mentaire que mon transport sur un brancard.

M�me si l'on me soignait et si l�on m�envoyait � l��tranger pour le s�jour indispensable, ma situation resterait critique au plus haut point : la derni�re fois, j'ai pass� environ deux ans dans un �tat de polyn�vrite aigu�, sans faire un mouvement ; et n'avais alors pas d'autre maladie que celle-ci et, n�anmoins, toutes celles que j'ai contract�es depuis en d�coulent ; � pr�sent, on m�en d�couvre � peu pr�s six ; m�me si je pouvais d�sormais consacrer le temps n�cessaire � un traitement, il est douteux que je puisse compter sur une prolongation utile de ma vie.

Maintenant que I�on consid�re impossible de me soigner s�rieusement (car le traitement en Russie est possible, mais, d'apr�s les m�decins, d�sesp�r�, et le traitement � l��tranger pour deux mois est �galement vain), ma vie perd tout son sens, m�me sans �tre consid�r�e selon ma philosophie esquiss�e plus haut. Il est douteux que l�on puisse admettre comme n�cessaire une vie pass�e dans des tourments incroyables, � rester couch� sans mouvement, et sans possibilit� d�accomplir un travail quelconque.

Voil� pourquoi je dis que le moment est venu o� il est indispensable de mettre un terme � cette vie. Je connais l�opinion g�n�rale du parti, oppos�e au suicide, mais je suppose que tous ceux qui se rendront compte de ma situation ne pourront me condamner pour cela. En outre, le professeur Davidenko estime que la cause de r�cidive de ma polyn�vrite aigue est l��motion de ces derniers temps. Si j��tais en bonne sant�, j�aurais trouv� en moi assez de force et d��nergie pour lutter contre la situation cr��e dans le parti, mais dans mon �tat actuel, j�estime insupportable une situation o� le parti tol�re silencieusement votre exclusion de ses rangs, bien que je sois absolument persuad� que, t�t ou tard, il y aura dans le parti une crise qui l�obligera � rejeter ceux qui l�ont conduit � une telle honte... En ce sens, ma mort est une protestation contre ceux qui ont conduit le parti � une situation telle qu�il ne puisse d�aucune mani�re r�agir contre cet opprobre.

S�il est permis de comparer ce qui est grand avec ce qui est petit, je dirai que l�immense importance de l��v�nement historique qu�est votre exclusion et celle de Zinoviev, exclusion qui doit in�vitablement ouvrir une p�riode thermidorienne dans notre R�volution, et le fait qu'on m�accule, apr�s vingt-sept ann�es de travail r�volutionnaire aux postes responsables du parti, � une situation o� il ne me reste plus qu�� me tirer une balle dans le front, ces deux faits, dirai-je, illustrent un seul et m�me r�gime du parti. Et peut-�tre que les deux �v�nements, le petit et le grand ensemble, produiront la secousse qui r�veillera le parti et l�arr�tera sur la voie conduisant � Thermidor.

J'aurais �t� heureux de croire qu�il en sera ainsi, car j'aurais su alors ne pas mourir en vain, mais tout en ayant la ferme certitude que l�heure du r�veil du parti viendra, je ne puis �tre convaincu qu�elle ait sonn� maintenant... Cependant, je ne doute pas. malgr� tout, que ma mort aujourd'hui soit plus utile que la prolongation de ma vie.

Cher L�on Davidovitch, nous sommes li�s par dix ann�es de travail commun, et. j'ose l�esp�rer, d�amiti� personnelle, et cela me donne le droit de vous dire, au moment de l�adieu, ce qui, en vous, me semble �tre faiblesse.

Je n�ai jamais dout� de la justesse de la voie que vous avez indiqu�e et vous savez que, pendant plus de vingt ans, j�ai march� avec vous, depuis la �r�volution permanente�. Mais j'ai toujours pens� qu�il vous manquait l'inflexibilit�, l�intransigeance de L�nine, sa r�solution de rester au besoin seul dan� la voie qu'il avait reconnue comme s�re en pr�vision de la majorit� future, de la reconnaissance future par tous de la justesse de cette voie. Vous avez politiquement toujours eu raison, � commenter depuis 1905, et je vous ai souvent d�clar� avoir entendu, de mes propres oreilles. L�nine reconna�tre qu'en 1905 ce n'est pas lui, mais vous qui aviez raison. Devant la mort, on ne ment pas, et je vous le r�p�te � nouveau maintenant...

Mais vous avez souvent renonc� � votre rectitude au profit d�un accord, d�un compromis que vous surestimiez. C�est une faute. Je le r�p�te, politiquement, vous avez toujours eu raison et maintenant vous avez raison plus que jamais. Un jour, le parti le comprendra et l�Histoire devra le reconna�tre.

Aussi, ne vous effrayez pas aujourd�hui si quelqu�un se s�pare de vous et surtout si beaucoup ne viennent pas � vous aussi vite que nous le voudrions tous. Vous avez raison. Mais le gage de la victoire de votre v�rit� est pr�cis�ment dans une stricte intransigeance, dans la rigidit� la plus s�v�re, dans la r�pudiation de tout compromis, exactement comme cela a toujours �t� le secret de la victoire de L�nine.
J�ai souvent voulu vous dire cela et ne m�y d�cide que maintenant, � l�heure de l�adieu.

Deux mots personnels. Apr�s moi restent une femme, une fille malade et un petit gar�on, mal adapt�s � une vie ind�pendante. Je sais que vous ne pouvez rien maintenant pour eux et, sous ce rapport je ne puis en rien compter sur la Direction actuelle du parti. Mais je ne doute pas que le jour n�est pas �loign� o� vous reprendrez la place qui vous revient. Alors, n�oubliez pas les miens.

Je vous souhaite une �nergie et une vaillance �gales � celles dont vous avez fait preuve jusqu�� pr�sent, et la victoire la plus rapide. Je vous embrasse fort. Adieu.

Votre
A. IOFFE.

Moscou, 16 novembre 1927.

P. S. � J�ai �crit ma lettre du 15 au 16 dans la nuit et aujourd'hui 16, dans la journ�e. Marie Mikhailovna est all�e � la Commission m�dicale afin d�insister pour mon envoi � l��tranger, ne f�t-ce que pour un ou deux mois. Il lui a �t� r�pondu que d'apr�s l�opinion des professeurs sp�cialistes, un s�jour de courte dur�e � l��tranger �tait absolument inutile. Il lui a �t� d�clar� que la Commission m�dicale avait d�cid� de me transf�rer imm�diatement � l'h�pital du Kremlin. Ainsi, on me refuse m�me un court voyage de sant�, bien que tous les m�decins reconnaissent qu�un traitement en Russie n�a absolument aucune utilit� et ne me vaudra nulle am�lioration.

Cher L�on Davidovitch, je regrette beaucoup qu�il ne m�ait pas �t� donn� de vous voir. Non pas que je doute de la justesse de ma r�solution et dans l�espoir que vous eussiez pu m'en dissuader. Non, je ne doute pas le moins du monde que ma d�cision soit la plus clairvoyante et la plus raisonnable de toutes celles que j�eusse pu prendre. Mais j�ai peur pour ma lettre. Une telle lettre ne peut pas ne pas �tre subjective et, dans un subjectivisme acerbe, peut perdre le crit�rium de l�objectivit� ; donc, une phrase quelconque sonnant faux peut alt�rer toute l�impression produite par la lettre.

D�autre part, je compte �videmment sur l�utilisation de cette lettre par vous, car ma r�solution ne peut �tre utile qu�� cette condition.

C�est pourquoi je ne vous donne pas seulement toute libert� de corriger ma lettre, mais je vous prie m�me instamment d'en �liminer tout ce qui vous semblera inutile et d'y ajouter ce que vous jugerez indispensable.
Adieu, cher L�on Davidovitch. Prenez des forces. Il vous en faudra beaucoup, et beaucoup d��nergie. Et ne me gardez pas rancune...


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