1910

(Journal officiel, 31 mars 1910.)

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Les retraites à la Chambre

Jules Guesde

31 mars 1910


JULES GUESDE. – Messieurs, ce n'est pas par plaisir, c'est par devoir que j'aborde la tribune ce soir et vous demande quelques minutes de votre attention. J'ai écouté tous les orateurs ou à peu près qui sont intervenus dans la discussion générale. Je n'en ai trouvé aucun qui ait osé faire l'éloge de la prétendue réforme qu'on nous demande de voter. Tous ont fait des réserves, tous ont indiqué des tares qu'ils ont considérées comme extrêmement graves, et ils ont ajouté : "Malgré cela, nous voterons la loi."

Certains ont dénoncé l'âge de la retraite : soixante-cinq ans. C'est à peu près, en effet, la retraite pour les morts, au moins dans certaines industries, dont aucun ouvrier n'arrive à une pareille vieillesse. D'autres ont insisté sur l'insuffisance des retraites qu'il s'agit d'organiser, et, quand on pense qu'elles vont d'un minimum qui n'atteint même pas six sous, à un maximum qui ne dépassera pas dix-neuf sous, je comprends très bien que la grande œuvre dont parlait M. Viviani, qu'il vous priait de confirmer après la confirmation du Sénat, paraisse, je ne dis pas à un certain nombre de mes collègues, mais à l'immense majorité ouvrière, comme une parodie de retraites.

Certains ont signalé le danger – nié, il est vrai, par d'autres – de la capitalisation; ils ont vu – et j'en suis – dans les millions prélevés sur la classe ouvrière et additionnés à ceux de la classe patronale, que l'on devra faire fructifier, auxquels il faudra faire rapporter (les intérêts, ils ont vu là un péril sérieux, étant donnée la société dans laquelle nous vivons, et où les Panamas ne sont pas l'exception, mais la règle, l'état de santé d'un régime basé sur le profit. (Rires sur divers bancs à droite. – Applaudissements sur quelques bancs à l'extrême gauche.)

Je n'invoquerai pas, à l'appui, les derniers scandales, parce que je veux être court, simple et limiter mon intervention à ce que ma conscience exige. Je laisse donc de côté les critiques déjà faites ou à faire et je m'arrête à cet article 2 qui, en instituant un prélèvement sur les salaires ouvriers, aggrave la misère ouvrière, rend plus pénible aux travailleurs le poids du jour et réduit les ressources familiales déjà insuffisantes. Oui, cette somme de 9 francs par homme, de 6 francs par femme et de 4 frs. 50 par enfant, qui peut être doublée ou triplée par la présence à l'usine de deux ou trois enfants de douze, treize, quatorze ans, oui, ces 20 ou 30 francs peuvent manquer et manqueront à la vie ouvrière. Ils peuvent être la mort pour le " petit ", malade, auquel il deviendra impossible de procurer chez le pharmacien les médicaments nécessaires. (Protestations à gauche et au centre.) Et présenter une pareille diminution des moyens d'existence de tonte une classe comme une réforme, alors que c'est, laissez-moi employer le mot... (Nouvelles protestations à gauche. – Parlez ! parlez ! à l'extrême gauche.)

J'ai toujours eu l'habitude de parler librement dans cette Assemblée, et personne ne saurait m'accuser d'avoir jamais manqué de respect à un seul de mes collègues. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Si je mets quelque passion clans mes paroles, c'est que je ne parle pas pour parler, et lorsque je crois qu'il y a un crime qui est sur le point de se commettre, j'ai le droit et le devoir de me mettre en travers de ce crime.

Je disais que ces 80 millions par an enlevés à la classe ouvrière constituent un prolongement et une aggravation de l'exploitation patronale. Après l'employeur qui prélève sur le produit du travail ouvrier le plus qu'il peut, un maximum de bénéfices, de dividendes et de profits, vous voudriez, vous, pouvoirs publics, vous, élus du suffrage universel, ajouter une nouvelle prise à la prise déjà opérée : c'est ce qui me paraît impossible, et si j'osais aller jusqu'au bout de ma pensée, je vous dirais : Vous ne pouvez pas doubler le vol patronal d'un vol législatif. (Applaudissements sur quelques bancs à l'extrême gauche.)

Je peux me tromper, mais je me montre tel que je suis.

Lorsque je suis venu au socialisme, tel que je l'ai conçu, tel que je l'ai pratiqué, tel que je l'ai répandu le plus possible, qu'ai-je dit aux travailleurs ? Que le socialisme consiste essentiellement à mettre fin au prélèvement opéré sur le produit du travail de chaque jour par le patronat, c'est-à-dire à laisser entre les mains du producteur la totalité de son produit. Je leur ai dit : C'est là le but suprême et c'est dans la société nouvelle, lorsque la propriété des moyens de production sera devenue commune, administrée par tous les travailleurs au bénéfice de tous les consommateurs, avec lesquels ils ne feront qu'un, que ce régime pourra fonctionner.

Mais, en attendant, ce que nous devons, nous, socialistes, c'est vous aider, dans le partage du produit qui est la loi de la société capitaliste, à augmenter votre part et à réduire celle de l'employeur.

C'est là notre devoir et nous l'accomplirons jusqu'au bout. C'est ainsi que vous nous avez toujours vus nous dresser à côté et à l'appui des prolétaires réclamant une augmentation de salaire, c'est-à-dire demandant à conserver dans leurs mains une partie un peu moins maigre, un peu moins dérisoire, des richesses qu'ils sont seuls à créer. Et pour la première fois, moi, socialiste, je viendrais, après avoir dit et redit pendant quarante ans : " Tout le'produit du travail doit appartenir au travailleur dans la société renouvelée, et, dans la société actuelle, il lui faut reprendre le plus possible de ce que lui prend le capitaliste " ; je viendrais dire à ce travailleur : " Il faut réduire vos salaires ! C'est moi qui vais les réduire. " Je mettrais, moi, socialiste, ma signature au bas de cette réduction ! Non, non, c'est impossible. Et en vous parlant de la sorte, je reste dans les termes où j'ai toujours été à cette tribune, où j'ai toujours pu m'exprimer librement. J'ai eu des adversaires, je n'ai même eu que des adversaires ; mais j'ai toujours pu les saluer comme ils m'ont salué eux-mêmes et je profite de ces rapports qui ont existé entre nous dans le passé pour aller aujourd'hui jusqu'au bout de ma protestation. Ce n'est pas d'hier, ce n'est pas d'aujourd'hui, c'est toujours que j'ai compris et réclamé les retraites ouvrières et paysannes sans prélèvement aucun sur le salaire, sans diminution de moyens d'existence déjà trop au-dessous des besoins les plus stricts, C'est ainsi que je me souviens qu'en 1894 j'ai déposé une proposition de loi dont le premier article était ainsi conçu :

– " Toute retenue sur les salaires en vue des caisses de secours ou de retraite est interdite. "

Cette affirmation, je n'ai cessé de la répéter devant vous et de la développer :

" Accepter que ce soit à des retenues sur les salaires que soit demandé le moyen de parer aux maladies et à la vieillesse ouvrière, ne saurait être admis par un socialiste. Le salaire suffit à peine aux besoins de chaque jour du salarié et contraindre ce dernier, pour ne pas manquer de tout à un âge qu'il n'est rien moins que sûr d'atteindre, à se priver sa vie active durant et à priver les siens du strict nécessaire, ce n'est pas améliorer sa condition, mais l'aggraver. "

Et j'ajoutais :

" C'est à l'employeur, à celui qui profite du travail qu'incombe l'obligation de prévoir Ies mauvais et les vieux jours des travailleurs et d'y pourvoir. De pareilles dépenses rentrent, sans conteste, comme la réparation et le renouvellement de l'outillage, dans les frais généraux de l'entreprise. C'est à la charge exclusive de l'exploitant que doivent être mis les ouvriers tombés malades ou usés à son service. "

C'était ma conviction d'hier, d'avant-hier, de toujours et de partout. Et elle n'a pas changé. Mais je ne viens pas ici, remarquez-le bien, vous pousser à la suppression de cette loi, si mauvaise que je la juge. Je viens vous proposer un moyen qui, selon moi, peut permettre de donner une raison d'être à une réforme qu'il m'est interdit d'accepter telle qu'elle est, qui paye avec de la fausse monnaie la dette que l'ensemble de la société a contractée vis-à-vis de la classe qui est sa providence, qui pourvoit à tous ses besoins et en dehors de laquelle il n'y aurait pas de vie sociale possible.

Je crois qu'il y aurait un moyen de faire disparaître ce qui est intolérable pour moi et pour plusieurs de mes collègues et d'aboutir tout de même à une loi de retraites qui pourrait être complétée et améliorée à bref délai. Ce serait de voter ma proposition ainsi conçue :

" La Chambre décide qu'il y a lieu de faire disparaître du projet de loi sur les retraites tous les prélèvements sur les salaires ouvriers et à demander les 80 millions ainsi disparus soit au monopole des assurances par l'État, soit à des impôts spéciaux n'atteignant que les privilégiés du capitalisme industriel et terrien. "

Outre ma signature, cette proposition porte celles de mes amis Bouisson, Lecointe, Etienne Rognon, Willm, Durre, Mille, Marietton, Vincent Carlier, Alexandre Blanc, Nicolas, Melin, Selle, Delory, Ghesquière, Betoulle, Allard, Thivrier, Constans, Roblin, Compère-Morel, Bedouce et Cadenat.

Qu'est-ce que nous vous proposons ? Simplement de continuer la discussion de la loi en faisant disparaître ce prélèvement sur les salaires ouvriers qui, pour nous, est criminel, homicide, et qui, dans tous les cas, m'obligera à voter contre votre loi. Nous vous proposons de discuter tous les autres articles, d'aller jusqu'au bout du projet et de charger le Gouvernement qui est sur ces bancs de préparer d'ici la prochaine législature un projet d'impôt spécial, ou une monopolisation d'Etat qui comble le déficit de 80 millions que la suppression de la contribution ouvrière aura creusé dans votre loi, laquelle n'aura pas subi la moindre atteinte et ne subira pas le moindre retard, puisqu'elle pourra être complétée et votée d'ici la fin de mai, alors que M. Viviani lui-même vous l'a déclaré, ce n'est que dans le budget de 1911 que les retraites pourront être définitivement organisées et entrer en fonction.

Donc, pas d'ajournement, mais un grand soulagement pour la conscience humaine. Cette suprême satisfaction de se dire : nous ne nous sommes pas penchés sur les petits, sur les pauvres, sous prétexte de leur venir en aide, simplement pour fouiller dans leurs poches et les dévaliser. Avouez que ce sera quelque chose si nous échappons à un pareil cauchemar, à une pareille responsabilité ! C'est pourquoi j'insiste, pour que, dans l'article en discussion, vous supprimiez seulement la partie correspondante à la contribution ouvrière obligatoire. Pour le reste, continuez à discuter et à voter la loi, ce n'est pas moi qui m'y opposerai, si mauvaise, une fois encore, que je puisse la trouver. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Mais effacez de votre projet de retraites ce qui le rend absolument intolérable.

Tout à l'heure, quand j'entendais M. Viviani parler de l'assurance qui a été instituée en Allemagne, non pas seulement contre la vieillesse, mais contre l'invalidité et contre la maladie, savez-vous à quoi je pensais ? C'est que, au moment où le Reichstag a été saisi de cette triple loi par Bismarck, il ne s'était pas trouvé un seul député socialiste pour la voter. Voilà comment et pourquoi le socialisme se développe de l'autre côté des Vosges...

On a parlé ensuite... Je vous demande pardon, j'aime mieux m'arrêter. (Parlez ! parlez !)

J'insisterai donc, avec votre permission, sur un point. A l'appui des 80 millions de salaires enlevés aux travailleurs, M. Viviani a fait remarquer que, grâce à cette contribution forcée, ce sera la première fois, que la dignité ouvrière aura été sauvegardée, l'ouvrier ne s'étant pas courbé pour recevoir. Il a parlé des ouvriers anglais, qui seraient au régime de l'aumône, paraît-il, parce que, dans les pensions de retraite instituées il y a peu de temps, aucun versement ouvrier n'a été introduit, le ministre des finances ayant répondu à ceux qui voulaient obliger les ouvriers à apporter leur quote-part : " La classe ouvrière paie déjà bien assez ; c'est elle qui, directement ou indirectement, alimente le budget tout entier. Nous ne saurions exiger d'elle une contribution particulière ".

La dignité du prolétariat consisterait donc, pour M. Viviani, à se laisser dépouiller et dévaliser. Alors que ce qui est vrai, c'est que tout ce que vous pouvez lui attribuer n'est et ne peut être qu'une restitution, c'est un acompte sur le TOUT qui lui est dû (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à l'extrême gauche) et qu'il aura à reprendre lorsqu'il sera suffisamment organisé et fort. (Applaudissements sur divers bancs à l'extrême gauche.)

(Journal officiel, 31 mars 1910.)


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