1922 |
Source : numéro 14 du Bulletin communiste,
troisième année, 6 avril 1922. |
Participation ministérielle et gouvernement ouvrier
15 mai 1922
Moscou, 15 mai.
Il n'en faut pas douter : nous voici revenus aux journées d'avant Tours où notre presse servait d'arène aux champions de l'Internationale Communiste et à ses adversaires. Le ton de plusieurs articles parus récemment ne permet plus la moindre hésitation. Ce n'est pas un langage de contradicteurs que d'aucuns nous tiennent : c'est un langage d'ennemis. Nous n'avons que trop tardé à y riposter. Le mal fait au Parti est déjà grand. Mais il n'est pas irréparable si le Parti se ressaisit à temps, et nous connaissons trop, et nous aimons trop notre Parti pour penser que l'on puisse vainement en appeler du Parti mal informé au Parti mieux informé. Nous entendons bien que chacun proteste de sa fidélité à l'Internationale, à la Révolution russe. Nous savons. Nous connaissons ces formules rituelles, comme dit Trotsky. Elles ne trompent plus personne. On n'y prête même plus attention. A la veille de la scission de Tours, les futurs dissidents tenaient les mêmes propos. La Révolution russe, c'est-à-dire les bolcheviks, repousse ces vains hommages. Elle dit aux militants du mouvement ouvrier mondial : « Mes idées sont-elles les vôtres ? » Et c'est à cette question qu'il s'agit, pour le Parti Communiste français, de répondre.
Admirer la Révolution russe est une chose. Adhérer à l'Internationale Communiste en est une autre. Celle-ci signifie l'accord intellectuel de ceux qui s'appellent communistes, en Russie, en France, et partout ailleurs. Les 21 conditions d'adhésion ne contiennent pas de clause d'admiration, mais seulement des exigences de doctrine et de tactique. Encore aujourd'hui, c'est du contenu des thèses de l'Internationale qu'il s'agit, et de rien d'autre.
Notre Parti doit dire si la conception du front unique, présentée non par tel ou tel détracteur, mais par l'Internationale, est juste ou mauvaise. Qu'il la trouve mauvaise, c'est un droit que nul ne songe à lui contester. Mais il faut qu'il sache pourquoi ! Oserait-on affirmer qu'il le sait aujourd'hui, après ces trois assemblées nationales dont les délégués devaient reconnaître que leurs groupements n'avaient pas discuté utilement ? Et comment le Parti a-t-il été instruit ? Par une campagne acharnée de déformation et de dénigrement. Prenez la collection de l'Humanité : du 1er janvier au Conseil National, il a paru quinze articles leaders contre le front unique, deux pour et trois de Rappoport présentant une conception plutôt personnelle. Prenez l'Internationale, même période : tous les articles sont contre le front unique, à toutes les rubriques politiques (leaders, éditoriaux, revue de presse, vie sociale).
Seul, le Bulletin Communiste, de diffusion restreinte, a présenté toutes les thèses. Mais est-il contestable que les quotidiens déterminent tout d'abord le courant ?
Après cela, nous entendons dire que le Parti s'est prononcé. Il est permis de douter qu'il l'ait fait en connaissance de cause. Nous entendons des invites au Parti à « ne pas se déjuger ». Ceci, c'est le procédé le plus démagogique, la spéculation sur les préjugés de ceux qui ne veulent pas avoir l'air de « girouettes », ou d'être « aux ordres de Moscou », de ceux qui ont commis une erreur et qui y persévèrent par faux amour-propre. Or, il n'est pas question d'ordres, mais d'arguments, mais d'expérience de Moscou, de l'Internationale. Si Moscou a raison, faut-il quand même y contredire, pour ne pas « se déjuger ? » Le Parti a été longtemps pour la défense nationale. Heureusement, il s'est déjugé. Pour adhérer à la 3e Internationale, il s'est déjugé. Pour rester fidèle à l'Internationale, craindrait-il de se déjuger ?
Nous en appelons, disons-nous, du Parti mal informé au Parti mieux informé. Il est impossible que nous n'annulions pas cette résolution du dernier Conseil National, qui n'est qu'une erreur, et qui outrage le Parti frère allemand (le Parti de Spartacus !) et toute l'Internationale. Il est inadmissible qu'un seul communiste puisse se dire membre d'une organisation préconisant la « participation ministérielle ! »
Participation ministérielle, ce n'est pas une expression vague, c'est-une formule qui a un sens concret, une signification historique. Elle traduit l'entrée de socialistes dans un gouvernement bourgeois, ceux-là assurant une majorité parlementaire à celui-ci. Les communistes préconisent, dans certains pays donnés, dans des conditions politiques données, le « gouvernement ouvrier ». Cela signifie que dans un pays où les partis bourgeois sont impuissants à exercer seuls le pouvoir ; où il existe plusieurs partis ouvriers, socialistes et communiste, où le parti communiste n'est pas encore à même de prendre le pouvoir, où par conséquent le ou les partis socialistes doivent fatalement s'allier aux bourgeois contre le prolétariat ou s'allier aux communistes contre la bourgeoisie, les communistes doivent accepter d'entrer dans un « gouvernement ouvrier » formé contre la bourgeoisie. Alors, est-ce que « participation ministérielle » et « gouvernement ouvrier » ont quelque chose de commun ?
La participation ministérielle soutient la bourgeoisie. Le gouvernement ouvrier la combat. A part cela, il n'y a pas de différence !
Ce n'est pas tout. Il peut se présenter des cas où la formation d'un tel gouvernement ouvrier est impossible, mais où l'appoint des voix communistes peut assurer l'existence d'un gouvernement socialiste-réformiste contre la bourgeoisie : dans ces cas, l'Internationale dit aux communistes de ne pas refuser cet appoint. (Ainsi, dans certains Etats allemands et en Suède). L'Exécutif tire cette conception tactique des connaissances et de l'expérience acquises du communisme, qui montrent que le parti socialiste au pouvoir dans ces conditions doit vite épuiser ses moyens et se disloquer, une fraction passant dans le camp bourgeois, l'autre dans le camp prolétarien.
Nous connaissons tous les arguments qui nous sont opposés. Nous ne sommes pas embarrassés pour les réfuter, — mais on ne peut pas tout dire à la fois. Nous rappellerons seulement aujourd'hui l'exemple historique qui illustre le mieux cette tactique du gouvernement ouvrier, du front unique : c'est la méthode victorieuse des bolcheviks.
Après la chute du tzarisme, est-ce que nos camarades russes prétendent prendre le pouvoir ? Ils ne sont pas si naïfs.
Ils voient un parti socialiste-révolutionnaire et un parti menchévik qui ont encore la confiance des masses. Ces partis inclinent à former un gouvernement de coalition avec la bourgeoisie. Les bolcheviks les attaquent et les harcèlent en les sommant de former un gouvernement contre la bourgeoisie, une coalition de tous les partis socialistes, un « gouvernement ouvrier » où les bolcheviks n'auraient qu'une petite place ou pas de place du tout. (Ceci est sans importance, l'essentiel est de faire échec à la bourgeoisie.) Les socialistes refusent, se compromettent, se discréditent. Pendant ce temps, le mot d'ordre communiste rallie des masses de plus en plus nombreuses, jusqu'à conquérir la majorité, jusqu'à triompher. Le mot d'ordre communiste, ce n'est pas : « Tout le pouvoir aux bolcheviks ! », c'est « Tout le pouvoir aux Soviets ! » Or, quand ce mot d'ordre fut lancé, les menchéviks et les S. R. étaient les maîtres des Soviets, les bolcheviks étaient minorité. « Tout le pouvoir aux Soviets » signifiait : « Tout le pouvoir aux menchéviks et aux S. R. » ou « Tout le pouvoir aux trois grands partis ouvriers ». On sait la suite. Voilà ce que c'est que la tactique du front unique.
On peut discuter tout cela. On doit discuter. Nous sommes prêts à discuter. Mais il ne faut pas ricaner.