1922 |
Source : numéro 14 du Bulletin communiste,
troisième année, 6 avril 1922. |
La scission
10 mars 1922
« Le pays communiste ne comprendra pas, nous demandera : « Pourquoi avez-vous fait la scission ? » Que répondre ? »
Soutif, secrétaire du Parti, (Internationale, 18 janv.)
Depuis le Congrès de Tours, les dissidents ne cessent de geindre sur la scission qui a soustrait à leur influence corruptrice les forces saines du Parti. Cela se comprend aisément. Ce qui se comprend moins, c'est la tolérance accordée par le Parti à certains de ses membres qui exhalent les mêmes lamentations et se font dans notre organisation les agents bénévoles de la campagne menée par les dissidents contre l'Internationale Communiste et ce qu'ils appellent son « œuvre de division ».
Un an après le Congrès de Tours, les communistes se heurtent dans leur propre Parti aux ennemis mêmes qu'ils combattaient avant la scission, mais cette fois en nombre très sensiblement réduit. Cet état de choses ne pourra se prolonger. Tôt ou tard, une explication aura lieu qui donnera au Parti l'occasion de répudier soit les partisans de l'Internationale Communiste (hypothèse invraisemblable), soit ses adversaires (éventualité qui équivaut à une certitude).
Afin que l'explication ne se produise pas « dans la nuit », il n'est pas prématuré d'éclairer l'affirmation des détracteurs de l'Internationale Communiste, membres du parti dissident ou de notre Parti : « La division politique du prolétariat est l'œuvre de l'International Communiste. »
Pour prononcer une telle absurdité, il faut évidemment ne rien connaître du mouvement ouvrier international. Considérons un peu les faits.
L'Internationale Communiste a été fondée en mars 1919. A cette date, quel était l'état d'organisation politique du prolétariat dans les deux mondes ?
En Russie, il existait avant la guerre deux partis social-démocrates, plus une petite fraction social-démocrate intermédiaire, plus un parti socialiste-révolutionnaire, plus le Bund, plus divers partis nationaux. Pendant la guerre, un nouveau groupe a été fondé par Plékhanov. Pendant la Révolution, le Parti socialiste-révolutionnaire s'est divisé à son tour en plusieurs fractions qui, depuis, se sont encore subdivisées.
En Allemagne, il existait avant la fondation de l'Internationale Communiste trois partis : le vieux Parti social-démocrate, le jeune Parti social-démocrate indépendant, le Spartakusbund, celui-ci constitué en parti distinct en décembre 1918 et qui prit le nom de Parti communiste après le Ier Congrès de l'Internationale Communiste.
En Grande-Bretagne, il existait sept partis ou groupes indépendants : l'Independent Labour Party, le British Socialist Party, le National Socialist Party (ces deux derniers issus de l'ancienne Social - Démocratie Fédération d"Hyndman), la Fabian Society, le Socialist Labour Party, la Workers Socialist Federation, la South Wales Socialist Federation.
Aux Etats-Unis, il existait deux partis : le Socialist Labor Party, fondé par De Leon, et le Socialist Party, de Debs.
En Italie, il existait depuis 1912 deux partis : le Parti socialiste, et le Parti socialiste réformiste de Bissolati, Bonomi et Cie.
En Autriche-Hongrie, le prolétariat divisé par le nationalisme formait, avant la Révolution de 1918, une douzaine de partis et groupements nationaux (autrichien, hongrois, croate, tchèque, polonais, bosniaque, juif, roumain, slovène, italien, allemand, slovaque, ruthène). Des partis communistes avaient été fondés en Hongrie et en Autriche, en 1918, à côté des partis social-démocrates existants.
En Bulgarie, il existait deux partis social-démocrates depuis la scission de 1903 : celui des « étroits » et celui des « larges ». Le second avait connu depuis la principale scission deux autres scissions secondaires dont le Parti « étroit » avait bénéficié.
En Pologne, il existait avant la guerre trois partis : le Parti social-démocrate, le Parti socialiste de gauche et le Parti socialiste de droite. En décembre 1918, quelques jours avant la création du Spartakusbund en Allemagne, le Parti social-démocrate et le Parti socialiste de gauche avaient fusionné pour former le Parti communiste de Pologne.
En Hollande, il existait deux partis depuis la scission de 1909 : le Parti social-démocrate ouvrier et le Parti social-démocrate.
En Suède, il existait deux partis, les Jeunesses ayant fondé, en 1917, le Parti socialiste de gauche pour protester, contre la participation ministérielle et l'adhésion morale du Parti social-démocrate suédois à la cause d'un des deux groupements de puissances impérialistes.
Au Danemark, il existait deux partis, la scission s'étant produite vers la même époque qu'en Suède.
En Finlande, il existait deux partis, la scission s'étant produite en février 1918, en pleine Révolution, dans le sang ouvrier versé par les mitrailleuses de la bourgeoisie avec laquelle la droite du Parti social-démocrate finlandais faisait cause commune.
Ainsi, dans la plupart des pays connaissant un mouvement socialiste, dans leur quasi-totalité, la division était déjà, quand l'Internationale Communiste fut fondée, en mars 1919. C'est un fait. Les balivernes de l'ignare Paul Faure et de ceux qui les reprennent à leur compte dans notre Parti n'y peuvent rien changer.
D'où provenait cette division ? Pas de l'Internationale Communiste, qui... n'existait pas avant mars 1919. Comment l'aurait-elle fait si elle n'était pas née... ?
La division provenait, ô La Palice, des divergences d'idées qui s'exprimaient dans le prolétariat participant à la vie politique. La séparation des organisations politiques est une conséquence et non une cause. La création de l'Internationale Communiste elle-même est la conséquence et la sanction des divisions politiques du prolétariat et non leur origine.
Mais revenons à « l'œuvre de division » de l'Internationale Communiste. (Après « œuvre de division », on peut ajouter à loisir autant d'adjectifs qu'on voudra bien s'en procurer chez Jean Longuet, qui en tient boutique, comme par exemple : néfaste, funeste, misérable, criminelle, odieuse, scélérate, maudite, inexpiable, diabolique, etc...).
Après avoir constaté qu'en mars 1919, lors de la fondation de l'Internationale Communiste, la division existait déjà en Russie, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, aux Etats-Unis, en Autriche-Hongrie, en Bulgarie, en Pologne, en Hollande, en Suède, au Danemark, en Finlande, il faut observer qu'elle n'existait pas en France, en Belgique, en Suisse et en Espagne. C'est dans ces quatre pays et dans ces quatre pays seulement que l'on peut voir des divisions auxquelles l'Internationale Communiste a pris une part de responsabilité qu'elle ne songe nullement à dissimuler.
Nous allons aborder immédiatement le sujet, mais il faut auparavant compléter le tableau que nous avons entrepris de tracer rapidement.
Il est encore trois pays, la Norvège, la Yougo-Slavie et la Roumanie où il existait, en mars 1919, un seul Parti socialiste. Ces trois partis avaient adhéré unanimement à l'Internationale Communiste, sans connaître de scission. Il s'est détaché ensuite de la droite de chacun d'eux quelques personnalités qui ont fondé des groupuscules sans importance, ce qu'on ne saurait appeler scission à moins d'appeler scission également la sortie de Briand et Viviani de l'ancien Parti français. (Nous imaginons que nul ne soutiendra sérieusement ce point de vue).
Il reste donc, en tout et pour tout, quatre « divisions » que les dissidents et la droite de notre Parti pourraient à la rigueur imputer à l'Internationale Communiste. Certes, l'Internationale Communiste a approuvé ces scissions et les a félicitées. Mais qui pourrait honnêtement prétendre que ces scissions sont artificielles et qu'elles ont été imposées par la volonté de « Moscou » ? Qui oserait nier que dans les quatre parties dont nous parlons, il y avait à droite et à gauche résolution très nette de se séparer ? Comment l'Internationale Communiste aurait-elle provoqué dans ces partis des scissions si elle n'avait trouvé à l'intérieur de ces partis les consentements actifs ou tacites sans lesquels il eût été impossible de réaliser effectivement les scissions ?
En France, par exemple, il est hors de doute que la scission s'est accomplie dans l'approbation générale, quelles que soient les manifestations hypocrites qui l'aient accompagnée. La gauche voulait la scission parce qu'elle savait que le Parti contenait des éléments absolument réfractaires aux conceptions révolutionnaires et qu'il était impossible d'entraîner dans l'action. La droite voulait la scission parce qu'elle se savait minorité et que l'orgueil de son état-major ne pouvait supporter la subordination des parlementaires et des politiciens de carrière à un Comité directeur formé de militants révolutionnaires. On pourrait encore ratiociner sur l'emplacement de la ligne de scission que d'aucuns eussent préférée plus à droite, d'autres plus à gauche, mais le fait essentiel, la résolution de scission, est un fait acquis. Le Comité de la IIIe Internationale a dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, à savoir que l'incompatibilité des idées qui s'affrontaient dans le Parti créait une impossibilité de collaboration dont la scission était la conséquence inévitable. Le Comité de Résistance, renforcé de la majeure partie des forces actives du Comité de Reconstruction, organisait de son côté la scission en fait tout en prodiguant les manifestations « unitaires » verbales. Enfin, les professionnels de la pleurnicherie qui parlaient « d'épuration », comme si le mot « épuration » était pudique et le terme « scission » obscène, n'ignoraient pas que toute épuration, c'est-à-dire toute exclusion pour parler moins sournoisement, devait provoquer la solidarité de tout un groupe, et qu'en dépit de la variété des procédures, l'issue du conflit ne pouvait être qu'un déchirement de l'organisation. Avec ou sans le concours de l'Internationale Communiste, la rupture était inéluctable.
En Belgique, la majorité réformiste a expulsé la gauche qui devenait une force. En Suisse et en Espagne, la volonté de scission animait les deux camps, à tel point qu'en Espagne il y eut deux scissions, l'une avant l'intervention de l'Internationale Communiste, celle des Jeunesses, l'autre après le 2e Congrès mondial, et il fallut l'intervention de l'Internationale pour faire disparaître ultérieurement l'une des divisions. En Suisse, il s'était créé, bien avant l'intervention de « Moscou » un Parti communiste, qui fusionna plus tard avec la gauche du Parti socialiste.
En Italie et aux Etats-Unis, où la division existait déjà, il s'en est produit une autre avec l'intervention de l'Internationale Communiste. Mais en quoi les divisions accomplies avec l'aide de l'Internationale Communiste seraient-elles plus criminelles que les divisions accomplies sans cette aide ? Voilà ce qu'il faudrait nous expliquer, ce dont on se garde bien. Il serait plus honnête de constater simplement que les divisions ont toujours existé dans l'organisation politique du prolétariat, avant et après la fondation de l'Internationale Communiste. Il serait même assez honnête de reconnaître que l'Internationale Communiste a exercé une influence unificatrice partout où l'intérêt du prolétariat l'exigeait, ce que nos ennemis oublient systématiquement de mentionner.
En Allemagne, où il existait trois partis lors de la fondation de l'Internationale Communiste, il s'est produit depuis trois nouvelles scissions : celle de Halle, où les communistes ont certes pris une grande part de responsabilité, mais qui n'a pas créé un parti de plus en Allemagne puisque la scission a été suivie immédiatement d'une fusion ; celle du Parti communiste ouvrier, qui s'est accomplie malgré l'Internationale Communiste et que celle-ci s'est longuement efforcée de réparer ; celle enfin du groupe Levi, qui n'a pas créé un parti de plus puisque ce groupe a fusionné avec le Parti social-démocrate indépendant, comme la logique l'ordonnait, l'action unificatrice de l'Internationale Communiste s'est exercée en Allemagne à la fois parmi les éléments anarchisants du K. P. D. et parmi les éléments modérés de l'U. S. P., et il n'a pas dépendu de nous que l'unité révolutionnaire se réalisât.
En Tchécoslovaquie, le communisme a réalisé ce tour de force de fondre cinq partis nationaux en un seul parti unifié. En Angleterre, le communisme a unifié plusieurs partis et groupes en un seul Parti communiste. En Pologne, le communisme a réalisé la fusion du Parti social-démocrate (P. S. D.), du Parti polonais socialiste (P. P. S.) de gauche et d'une partie du Bund. Aux Etats-Unis, en Belgique et en Espagne, l'Internationale Communiste a exigé la jonction des deux Partis communistes qui s'étaient formés dans ces pays. C'est encore le communisme qui travaille à la disparition des partis nationaux juifs (Bund et Poalésion), c'est-à-dire à leur absorption par les Partis communistes existants.
Enfin, il n'y a que l'Internationale Communiste et l'Internationale Syndicale Rouge qui travaillent réellement, effectivement, non en paroles, mais avec des actes, à la disparition des syndicats formés selon les races et les nationalités, à la création de syndicats uniques groupant les salariés sans distinction de langage, de couleur et d'origine. Et faut-il rappeler les campagnes des deux Internationales révolutionnaires contre la scission dans les groupements professionnels, pour l'unité à tout prix de l'organisation économique du prolétariat ?
La cause est entendue. La partie éclairée du prolétariat sait la raison des scissions. Elle sait que les scissions politiques sont la conséquence fatale des désaccords politiques des représentants du prolétariat, les uns étant restés fidèles à l'idée communiste et révolutionnaire, les autres l'ayant abandonnée pour devenir les agents conscients ou inconscients de la bourgeoisie impérialiste. Elle sait que les scissions syndicales sont le fait des réformistes, et d'eux seuls, qui veulent soustraire les masses au contact de l'élite révolutionnaire.
Elle sait que les ennemis des communistes, qui imputent à ceux-ci les divisons ouvrières, sont divisés entre eux, et que par conséquent les divisions ont d'autres causes que l'action des communistes. Elle sait que les deux Internationales politiques réformistes sont incapables de s'unir, ni de faire fusionner par exemple leurs groupements russes adhérents, ou les deux partis social-démocrates allemands, ou encore les deux partis socialistes français. Elle sait que si la Social-démocratie allemande, modèle d'unité et d'organisation (sinon de force) avant la guerre, a été brisée par la guerre et la révolution en quatre parties et plus, c'est qu'aucune unité ne pouvait résister aux désaccords théoriques et pratiques que les événements ont accusés depuis 1914. Pourquoi nous avons fait la scission ? Mais, Soutif, parce qu'il fallait avant tout, à l'heure de l'ébranlement du monde capitaliste, réaliser une tâche historique de différentiation politique, acquérir notre indépendance de communistes, créer partout des partis communistes. Cette tâche historique réalisée, notre indépendance acquise, les partis communistes fondés, nous avons d'autres œuvres à aborder. La première et principale est de rendre au prolétariat la notion de son unité de classe qu'il a perdue à la suite des trahisons répétées de ses chefs, génératrices des divisions. C'est pour accomplir cette tâche que l'Internationale Communiste a lancé le mot d'ordre du front unique dans la lutte pour les revendications immédiates, mot d'ordre dont l'écho déjà partout se répercute et secoue l'apathie des masses. Et c'est parce que nous avons fait la scission, c'est parce que nous avons formé des partis communistes, que nous sommes capables de lancer un tel mot d'ordre, forts de notre organisation distincte, de notre indépendance.
Moscou, 10 mars.