1973

Kamata Satoshi

Toyota, l'usine du désespoir

Journal d'un ouvrier saisonnier
Chapitre 4 : Le cycle « augmentation de la production, accidents, insatisfactions » (Décembre 1972)

1973

 



Vendredi 1er décembre. – Répétition d'un travail idiot.

Nous voilà en décembre ! Peu après midi il a neigé ; de la neige à moitié fondue. En rentrant, j'étais tout transi de froid. Paiement du bonus de fin d'année. On était tous assis sur nos bancs, essayant de lire le montant du bonus des copains. La moitié seulement était payée aujourd'hui. Comme pour la paye qui nous est retenue pendant vingt jours, la moitié du bonus est retenue jusqu'à la fin de l'année : autant de gagné pour l'entreprise ! En plus des intérêts que ça rapporte, est-ce que le fait de ne pas donner tout l'argent d'un coup n'est pas un moyen pour empêcher les « désertions » ?

Ou encore, le fait que le versement de la paye est laissé au bon plaisir de l'entreprise entraîne chez les ouvriers un vague sentiment de gratitude qui leur fait considérer leur salaire non comme un dû mais comme un cadeau. Nous, les saisonniers, on touchera un bonus de 10 000 yens, mais il sera payé en fin d'année seulement.

Mon rhume est presque guéri. Demain, après le travail, je prendrai tranquillement un bain.


Samedi 2 décembre. – Aujourd'hui aussi il a fait froid. Derrière la chaîne, il y a une porte qui s'ouvre pour laisser passer les chariots qui transportent les boîtes : l'air froid pénètre aussitôt et me fait claquer des dents. Cette usine est paraît-il une étuve en été et une glacière en hiver. Quand j'avais visité une usine de transistors, les femmes qui y travaillaient m'avaient dit qu'à cause de la température toujours constante, en été comme en hiver, elles en arrivaient à être malades. De toute façon, dans un cas comme dans l'autre, on se soucie peu de la santé des travailleurs.

En revenant avec Miura, un jeune temporaire de vingt ans qui vient de Tokushima, nous passons devant la chaîne d'assemblage des camions. Miura est sorti du lycée et a préparé l'entrée à l'université sans succès : il a alors travaillé dans une imprimerie pendant un certain temps.

Tout le long de la chaîne d'assemblage que nous longeons, il y a non seulement des chariots mais aussi des camions garés sur le côté, chargés de pièces, de cabines entières et de pneus ; c'est même dangereux de marcher à pied à côté.

Les châssis qui viennent de l'usine située de l'autre côté sont déposés sur une chaîne à côté de l'entrée, on y fixe les essieux alors que le moteur est déjà assemblé. On y ajoute les boîtes de vitesses assemblées de nos mains et le tout est dirigé vers la sortie. Cela fait penser à une reine qui serait entourée de jeunes travailleurs.

Nulle part ailleurs je n'ai vu de travail à la chaîne plus symbolique que celui-là : la fixation des pneus. Ce travail consiste seulement à installer trois pneus en une minute quarante secondes, et à répéter toujours la même chose. Le gars de ce poste reçoit un pneu qui arrive de derrière par un plan incliné, il l'approche du châssis en le faisant rouler à la main et, appuyant sur une pédale, il l'élève à la hauteur de l'essieu pour l'y fixer. Il introduit les six écrous et les bloque avec une clé électrique. L'essieu arrière s'approche déjà : il prend un autre pneu qu'il fait rouler jusqu'au châssis, puis un autre. Il fixe les deux ensemble et introduit les écrous. Avec une grosse clé électrique et en s'aidant de son bassin, il bloque les écrous. Ce travail terminé, un nouveau châssis arrive et le voilà de nouveau à faire rouler ses pneus. Quel travail idiot !

Ces ouvriers attroupés autour de ces gros châssis ! Ces mains aux mouvements à la fois fébriles et monotones ! C'est comme si un règlement sévère ne les autorisait à toucher à leur reine qu'une minute et quelques secondes. En quelques instants, ayant trouvé sa forme, reçu un peu d'essence, le camion disparaît du bout de la chaîne vers la ville.

Dans le journal de ce matin, conférence de presse du patron de Toyota : il prévoit pour l'an prochain une production de 2 3502000 véhicules, sot 15 % d'augmentation des ventes intérieures et 13 exportations. Avec le système des deux jours de congé par semaine, comment compte-t-il produire 250 000 véhicules par mois (le chiffre est un peu fort peut-être), mais c'est ce qu'il va nous obliger à produire ?


Dimanche 3 décembre… Comment on traite les morts du travail.

Yamamoto, un gars qui est entré en même temps que moi et qui habite au même étage, vient emprunter la machine à laver. C'est Miyamoto qui a trouvé cette machine déjà usagée pour 4 000 yens et il s'en sert avec Kudô, qui en a payé la moitié.

Yamamoto a été travailler aujourd'hui et il dit qu'à l'atelier ils ont parlé de l'accident mortel survenu à l'usine de Kamigo. La femme du gars qui a été tué est enceinte, paraît-il. Devant le cercueil exposé dans la maison, on a déposé une casquette toute neuve rayée d'une bande jaune et un certificat comme quoi l'accidenté est nommé au grade de chef d'équipe. Le gars avait 30 ans et il était sous-chef d'équipe. Il a été promu au rang supérieur.

Yamamoto se met à dire, acerbe : « Il n'est pourtant pas mort à la guerre ! À quoi y pensent les patrons ? » [1].

Sur le tableau d'affichage une déclaration du patron est punaisée : « J'ai le regret de vous informer qu'un grave accident du travail est survenu... », le mot accident mortel n'est même pas écrit. Il ne ressent donc aucune responsabilité dans l'accident ? Sur le même tableau il y a aussi une affiche du syndicat (car le syndicat ici n'a pas de tableau d'affichage réservé ; lié à la direction et porté par elle comme on porte un enfant, il se sert d'un coin du même tableau) :

« Nous prions pour le repos de l'âme de Nakaï Takéshi (trente ans), mort au travail à l'atelier de mécanique no 3 de l'usine de Kamigo, le 25 novembre, à 12 h 10. Sincères condoléances. »

Les condoléances sont peut-être exprimées, mais il n'y a pas un seul mot de reproche envers l'entreprise. Celle-ci, ainsi que le syndicat, semble considérer cet accident comme une faute d'inattention de la victime.

Dans l'atelier de Yamamoto aussi, récemment, il y a eu un accident : la mèche d'une perceuse s'est brisée et est allée se planter dans le cou d'un travailleur qui tournait le dos. La plupart des machines de l'usine principale qui sont en service depuis 1938 sont de vieux « tacots » qui occasionnent souvent des accidents.

Dans le journal Toyota un article sur « les changements dans la direction ». Le sous-directeur est promu président et sont nommés, comme directeurs-adjoints, MM. Yamamoto et Toyota Shôichirô, le fils aîné de Kiichirô, lui-même fils aîné du fondateur, M. Toyota Sakichi. Ainsi Toyota Shôichirô, qui descend en ligne directe du fondateur, semble être mis en réserve pour devenir le prochain président.

D'autre part, le journal hebdomadaire du syndicat fait mention d'une revendication discutée par le syndicat au cours de sa réunion du 28 novembre (réunion importante, car elle vient en deuxième lieu après la réunion générale annuelle) et présentée à la direction : à partir du 1eravril, système des deux jours de congé par semaine et demande d'établissement de la semaine des quarante heures.


Lundi 4 décembre. – Je suis du soir. La chaîne s'arrête à 11 h. Takéda, Fukuyama, Shimoyama, qui sont alignés à côté de moi, sautent de joie. Moi aussi naturellement. On est tous pareils, on n'aime pas les heures supplémentaires. Il paraît que, si on s'arrête à l'heure normale, c'est qu'il y a eu une erreur dans la programmation : il y aurait une centaine de boîtes en trop. Ainsi, pendant deux ou trois jours nous pourrons rentrer à l'heure normale.

Dans mon atelier, je n'ai pas vu un seul type qui ait la moindre bedaine. De même en allant aux bains du foyer, je me suis aperçu que, comparés aux travailleurs qu'on peut voir ailleurs, presque aucun des ouvriers de Toyota n'a d'embonpoint. On n'est même pas libre d'engraisser !


Mardi 5 décembre. Une discussions au « furo » (bain japonais).

Aujourd'hui, la chaîne s'arrête à 22 h 40. Mais malgré ça j'ai trouvé le temps long. Ensuite c'est du temps en heures supplémentaires : tout en enfilant calmement des rondelles en caoutchouc (travail calme comparé à la chaîne), je discute avec Miura et Ota de Tokushima, un gars d'une trentaine d'années qui était menuisier et qui a travaillé aussi sur les chantiers de la nouvelle ligne de chemin de fer « New Tôkaïdô » [2].

Kudô rentre vers 9 heures du matin ; il se met à rouspéter : « Ah, j'en ai marre ! La machine est tombée en panne, on m'a fait faire trois heures supplémentaires. » Mais il recommence à parler de titularisation : « Ici, c'est dur, mais où qu'on aille, le travail c'est toujours dur. Cependant en continuant ici, si je ne dépense pas mon argent dans les jeux, je pourrai me faire construire une maison... Un travail sûr, c'est bien ce qu'il y a de mieux ! » Il parle comme un vieux !

On va au furo tous les deux : comme c'est le matin, c'est plein de gars qui ont travaillé de nuit. Assis dans la piscine d'eau chaude, deux gars sont en train de discuter : l'un, maigre, la trentaine, a un accent du Kyushu, et l'autre, tête ronde et cheveux courts, la quarantaine, a un fort accent du Nord-Est, d'Aomori ou d'Akita.

Le gars du Nord : « Ici on nous fait travailler dix minutes en plus tous les jours. »

Les gars du Sud : « Ça oui, ils sont forts pour nous exploiter. – C'est le moins qu'on puisse dire ! – Quand j'étais chez Mazda à Hiroshima, la dernière heure de boulot était consacrée à nettoyer les outils. Mais ici c'est vraiment terrible !
– C'est le moins qu'on puisse dire. Moi j'en ai marre !
– Et encore dans ton atelier tu es verni ! Dans le mien, quelle chaleur ! Même avec deux gants enfilés l'un sur l'autre on se brûle. Mais chez Honda ils embauchent. De toute façon, ici, c'est vraiment des rapiats. »

Comme les autres gars, à côté, commençaient à prêter attention à leur conversation, les deux gars se sont dépêchés de partir.



En ce moment je ne vois plus Kinoshita, le gars qui est venu de Sado : ça faisait une semaine qu'il travaillait avec nous sur la chaîne, mais il n'a pas pu se faire à la vitesse et est parti dans un autre atelier. Comme ça fait trois ans qu'il vient chez Toyota, ça m'étonnerait qu'il prenne son compte !


Mercredi 6 décembre. – La chaîne s'arrête à 10 h 10. Travaux divers et on quitte le travail à 11 heures, l'heure prévue. Je rentre avec Iino qui habite le foyer voisin du mien. Il dit en une formule bien sentie : « Aujourd'hui, on peut enfin rentrer dans la même journée. » En face du foyer on mange un « ramen » (pâtes japonaises) au comptoir ambulant d'un marchand qui vient là à la recherche de clients. Iino me dit qu'il a mal à l'estomac, mais c'est pas étonnant, qu'est-ce qu'il mange vite !


Jeudi 7 décembre. – On est revenu de nouveau au régime des heures supplémentaires : travail à la chaîne jusqu'à minuit et demie. Ensuite, pendant une demi-heure, préparation des pièces pour le groupe du matin. En tout, deux heures supplémentaires.

En arrivant au travail, j'ai remarqué un fin tuyau en plastique muni d'un bec verseur qui pendait au-dessus de mon poste de travail. Le chef d'équipe me demande de verser un peu d'huile dans les rouages des boîtes RK et RY. C'est une opération de plus à effectuer. Pour ce genre de boîtes, après beaucoup d'efforts, j'y arrive déjà tout juste, et normalement c'est au contrôle qu'on verse l'huile. J'ai décidé de ne pas le faire quand le chef d'équipe ne sera pas à mon côté. Pourquoi ça ? Parce que c'est un truc qui a été inventé par un type à la recherche de bonnes idées à présenter.

D'après Iino, avec qui je suis rentré, la production totale de ce jour est de 785 boîtes : 345 boîtes pour le poste du matin et 440 pour celui du soir. La production ne fait qu'augmenter.

J'arrive dans ma chambre, Kudô est là en train de dormir. Il a donc manqué le travail. Il me dit : « Ça revient au même, puisque je vais travailler dimanche. » Il est rentré ce matin peu avant 10 heures. Il a donc travaillé de 8 heures du soit à 9 heures du matin : à cause d'une machine en panne, le gars du poste précédent avait usiné de mauvaises pièces. Il ajoute : « Augmentez la production, nous dit-on, mais avec des vieilles machines, c'est une connerie. Et moi, quand je rentre, je ne peux même pas manger, ils ne servent plus de repas ! » En disant cela, il mangeait du poisson en conserve et du pain qu'il avait acheté en revenant. « Je vais dormir jusqu'à 7 heures. » Il se couche et s'endort aussitôt. Quand arrive le soir, il a du mal à aller au boulot.


Vendredi 8 décembre. – Le soir, vers 9 heures, je demande au chef d'équipe qui passe près de moi jusqu'à) quelle heure on travaille aujourd'hui, il me répond : « Jusqu'à minuit environ, y a pas beaucoup de boulot. » Une fois le chef parti, je le répète à Fukuyama, mon voisin de droite, mais il me demande qui m'a dit ça et ne semble pas me croire. Je dis la même chose à Takéda, mon voisin de gauche, qui ne semble pas me croire non plus. Il pensent tous qu'on en a jusqu'à 1 heure du matin. Comme ils s'attendent à travailler longtemps, mais qu'il est agréable de finir plus tôt, ils essaient de se persuader eux-mêmes que ça finira tard.

La chaîne s'est arrêtée à minuit. Malgré ça, ils n'y croient pas encore : c'est qu'il arrive souvent que la chaîne s'arrête cinq ou dix secondes pour donner le temps à quelqu'un de rattraper son retard et se remette en marche aussitôt. Mais en voyant le courant coupé et le signal de l'arrêt, des soupirs s'élèvent : Aah !... Ooh !... C'est ce moment même que tout le monde attendait.

En écrivant ça, j'ai le poignet qui me fait mal. Cela devrait bien être reconnu comme maladie professionnelle, mais...



Samedi 9 décembre. –Repos. Dans la cour du foyer on bat le riz pour faire du « mochi » [3]. D'après Kudô, qui y est allé pour en manger, le candidat député Watanabé était là et a fait un petit discours. Notre voisin Miyamoto a pris 50 000 yens sur son bonus pour s'acheter deux haut-parleurs stéréo.

Dans le journal Toyota : production du mois de novembre, 193 034 véhicules, augmentation de 4,5 % par rapport à l'année dernière, c'est un record qui suit immédiatement celui du mois précédent qui était de 206 007 véhicules. La production de camionnettes (51 793) est en augmentation de 7,5 % par rapport à l'an dernier, ce qui est un succès, est-il écrit. C'est pour ça qu'on nous fait faire tant d'heures supplémentaires.

Le soir, on appelle un gars au haut-parleur pour un coup de téléphone qui vient de Hirosaki. Ça doit être un saisonnier récemment arrivé, car son nom n'est pas inscrit sur la liste que j'ai reçue lors de la réunion des gars originaires du même département que moi. J'aimerais bien le rencontrer et lui parler. Ça me rappelle l'enquête que j'ai faite à Aomori sur les saisonniers.

Dans le train, j'étais assis en face de deux paysannes âgées de quarante ans environ. Les deux femmes, avec un fort accent du Nord-Est, se plaignaient et se lamentaient : le mari de l'une des deux, parti à l'usine comme saisonnier, avait dépensé au cabaret tout l'argent mis de côté. Une fois rentré, il affirmait bien qu'il ne ferait plus jamais ça, mais les hommes sont les hommes et les plus malheureux ce sont bien les enfants qui souffrent de la longue absence du papa... Voilà ce qu'elles disaient.

Dans un tract que j'ai reçu d'un syndicat d'enseignants d'Ajigasawa, voici l'histoire qui y était racontée : « Eh bien ! toi non plus tu ne lis pas les lettres que t'envoie ta fille ? » MmeKasé, qui tenait à la main la lettre de sa fille Junko que je venais de lui remettre, ne faisait pas le geste de l'ouvrir. « Non, je la lirai cesoir, toute seule, tout en pleurant. » Mais en disant cela des larmes perlaient de ses yeux. Elle ne peut jamais lire d'une seule traite les lettres de sa fille. Elle les lit par bribes, tout en pleurant, dit-elle.

Voici aussi une poésie d'enfant intitulée « Ne pleure pas ! » :

« Tirant une pièce de 10 yens de sa tirelire, ma petite sœur demandait :« Papa et maman, où est-ce qu'ils s'en vont ?
– À Tokyo, c'est loin tu sais ! – Mais ils y vont en train.
C'est pour gagner de l'argent, sans argent on ne peut pas vivre. »

Ma petite sœur resta un moment silencieuse, puis, portant ses deux mains à ses yeux, se mit à pleurer. Elle pleura et pleura encore. Ses pleurs résonnaient dans la chambre vide et quand elle demanda : « Combien de sous il faudrait ? », c'est de mes yeux que les larmes coulèrent. » (Poésie communiquée par le Syndicat d'enseignants de Nishitsugaru.)

La séparation du père et du fils, des parents et de leurs enfants, à cause de ces départs pour gagner de l'argent en ville comme saisonniers, est un gros problème pour l'éducation et l'école.

Le soir, je téléphone à ma famille. Ma femme va devoir accoucher avant terme, me dit-elle.


Dimanche 10 décembre. – Élections législatives.

« Aujourd'hui, c'est jour de vote », telle est à 8 heures du matin la première salutation de la radio intérieure du foyer. Quand je descends pour prendre mon petit déjeuner dans le réfectoire du foyer voisin, des jeunes, apparemment des militants politiques, le drapeau rouge [4] en main, sont alignés devant la porte du foyer. Toutes les voitures qui sortent sont arrêtées une à une et il leur est dit : « N'oubliez pas de voter », et de même pour moi qui vais à pied.

Sur le tableau d'affichage du foyer il y a un papier ; « Votons tous unanimes. » Et sur celui de l'atelier il y a une affiche de Watanabé ; le programme des émissions de radio et de télé des candidats aux élections est certes affiché, mais celui de Watanabé est écrit en grosses lettres. D'après le journal d'aujourd'hui, les papiers officiels des candidats qui doivent être distribués personnellement à chacun des électeurs ont été découverts mis en tas dans le réfectoire du foyer et un des responsables des élections a élevé une protestation à ce sujet, mais c'est bien vrai, dans le réfectoire du foyer voisin, c'est la même chose.


Lundi 11 décembre. – « Continuant sur sa lancée, le groupe Toyota se maintient » (journal Chûnichi). Watanabé, l'ancien président du syndicat, est élu en deuxième position avec 101 229 voix.

Miyata, le candidat du même Parti socialiste démocrate, présenté par l'aciérie Shin Nittetsu [5] où il était secrétaire du syndicat (circonscription de Fukuoka), est élu, lui, à la dernière place. Cela voudrait-il dire que les ouvriers de Toyota sont politiquement en retard sur ceux de Shin Nittetsu ?

Il y a aussi un article sur le vote par anticipation [6] de la ville de Toyota : sur les 6 400 votants par anticipation la plupart sont des ouvriers travaillant dans l'automobile et bénéficiant soi-disant de deux jours de congé par semaine.

Ville de Toyota :


Suffrages exprimés :

111 584

Watanabé Takézô (socialiste démocrate) :

42 321 réélu

Urano Yukio (Parti libéral) :

36 246 élu

Ota Kazuo (socialiste) :

16 589 élu

Okubo Tadashi (communiste) :

6 488 non élu

Nagasaka Sadamu (sans appartenance) :

753 non élu

Il y a encore des offres d'emploi pour demander des saisonniers. D'un côté on bat des records de production comme le mois précédent par exemple, le deuxième dans l'histoire de Toyota pour la production mensuelle, et de l'autre côté c'est un travail complètement dingue avec un manque de main-d'œuvre !

Les cartes individuelles de deux nouveaux saisonniers (800 numéros après le mien) ont disparu du tableau : je ne les ai pas vus une seule fois depuis la semaine dernière. J'ai l'impression qu'ils se sont évanouis soudain. Miura m'a dit qu'il les avait vus une fois devant les vestiaires. Si je me souviens bien, ça fait donc six saisonniers et trois apprentis qui partent. Il ne reste que trois saisonniers. Si on ajoute les gars de l'autre poste, ça fait donc quinze ou seize types qui ont pris leur compte.


Lundi 11 décembre. – Je suis de nouveau allé voir Kudô dans son atelier. Dans un alignement de machines imposantes les ouvriers vont et viennent, apparaissent et disparaissent... À l'intérieur du bâtiment sombre les éclairs bleus-blancs de la soudure font tournoyer les poussières métalliques en suspension dans l'air. Vacarme, poussière, humidité. Dans l'atelier, des chaînes de transfert aériennes tournent sans bruit, transportant toutes sortes de pièces. Il y a trente-cinq ans c'était sans doute déjà le même spectacle. Les machines sont simplement plus vieilles, le bâtiment plus sombre et en tout cas l'environnement et les conditions de travail se sont dégradés, c'est sûr.

Quant à lui, sans changement, il était en train de virevolter dans le petit espace qui lui est attribué. Ses chaussures de sécurité résonnaient lourdement sur le sol. Assembler l'arbre de transmission, le faire tourner sur une équilibreuse, rajouter du poids en soudant un petit morceau de métal, donner un coup de poinçon, mettre de l'huile et de la peinture, soulever le tout et l'accrocher à la chaîne, tel était son travail. La vitesse avait doublé depuis que je l'avais vu la première fois. Il était heureux de me voir et de me donner quelques explications avec des gestes de la main et il eut tout juste le temps de me présenter à son voisin. Mais c'est tout, aujourd'hui, il ne faisait que courir et tourner. Comme dans un dessin animé !

J'ai essayé de soulever un arbre, mais des deux mains c'est tout juste si j'y arrivais. Lui, qui est petit, il lui faut le soulever un peu plus haut que les yeux pour l'accrocher à la chaîne. 900 arbres par jour ! J'avais pas le cœur à lui parler, rien qu'à le voir ça me faisait mal et je suis rentré. Sans exagérer il faisait bien le travail de trois types. Jusqu'à présent je n'ai jamais vu de travail aussi intense. Aujourd'hui sans doute il va rentrer encore après 8 heures avec une mauvaise mine et sans prendre de bain, s'écrouler sur son lit défait et s'endormir comme une masse. Avec un travail comme ça c'est normal que le samedi et le dimanche il ne fasse que dormir.


Mardi 12 décembre. – Les pièces commandent...

Je discutais de choses et d'autres avec Fukuyama en enfilant des rondelles de caoutchouc après l'arrêt de la chaîne. Je lui demande : « Si on n'atteint pas les normes, est-ce que ça retombe sur le contremaître et le chef d'atelier ? – Non, penses-tu, pas chez Toyota. C'est sur nous que ça retombe, puisqu'on nous fait travailler jusqu'à ce que le nombre de boîtes soit atteint... » Évidemment, c'est très clair !

Comme Iino se plaignait en disant que ça ne valait pas le coup de faire ce boulot je lui demande : « Et si on changeait de poste alternativement ? – Non, c'est du pareil au même, puisque c'est la même boîte qu'on construit. »

Même si par un système de rotation on changeait de poste tous les deux mois, en un an on aurait fait tous les postes, appris le travail, mais on se heurterait au même mur de la monotonie. Dans un atelier d'assemblage de boîtes de vitesses, du moment qu'on construit la boîte c'est toujours la même chose. Et ça sera toujours pareil tant qu'il s'agira d'un travail à la chaîne, aussi bien à l'atelier des moteurs qu'à celui des arbres de transmission ou même à l'atelier d'assemblage final.

On peut peut-être appeler ça un travail, mais on ne fabrique rien. C'est la machine qui fabrique, ou bien la chaîne. Quant au travailleur, on ne fait que le sucer, on lui fait restituer l'énergie qu'il a accumulée grâce au sommeil à l'ombre des rideaux opaques.

Une voiture est faite de 5 à 6 000 pièces différentes. Ce sont les pièces qui commandent l'organisation du travail : suivant les pièces, celui-ci est coupé en morceaux, réorganisé, fixé et maintenu dans un cadre très étroit. Puisque la voiture est la somme de toutes ces pièces, assemblées suivant un ordre fixé d'avance comme un jeu de construction, le travail imposé à l'ouvrier est dès lors réglé par ces différentes pièces. Tant que les pièces qui composent une boîte de vitesses nous seront imposées, quoi qu'on fasse on ne peut pas en sortir, il nous est interdit d'en sortir.

Tant que ce sera ainsi, même si on retarde la vitesse de la chaîne de cinq secondes, le travail en sera peut-être facilité d'autant, mais dès que l'ouvrier se sera habitué à cette nouvelle vitesse, on sera ramené à la situation précédente, ce n'est pas une solution.

Il paraît que pendant la guerre les boîtes étaient transportées dans des chariots et qu'on serrait les écrous un à un avec une clé à tube normale. C'était certainement plus artisanal, mais est-ce que c'était plus agréable ? Et même si le contenu du travail était plus large et si le niveau de production était laissé au jugement de l'équipe, de toute façon ce devait être pareil, ce sont des boîtes de vitesses qu'ils construisaient, ou plutôt qu'ils assemblaient suivant l'étroite limite fixée par les différentes pièces construites ailleurs par des machines. Finalement ça ne change rien : ce qui commande au travailleur, c'est la chaîne qui tourne impitoyablement, c'est « ce moyen de production inerte qui dirige et tire profit de l'homme qui travaille. C'est la toute-puissance du capital sur le travail » (Marx : Le Capital).

Je relève une inscription dans les WC : « La vie est un combat contre soi-même. » Jusqu'à présent je n'avais pas prêté attention à cette lapalissade. Mais, dans la tête du type qui a écrit ça, n'y a-t-il pas l'idée que sa vie lui a été extorquée par la chaîne ?

Mon poignet droit me fait mal.


Mercredi 13 décembre. – L'homme devenu machine-transfert.

Je suis allé voir Yamamoto dans son atelier. Il travaillait au milieu de vieilles machines poussiéreuses, les yeux protégés par des lunettes de sécurité. Il y a deux ou trois jours, quand je lui ai dit que j'irais le voir, comme je lui demandais où était son atelier, il m'a répondu tout gêné : « Oh ! tu sais, l'endroit où je travaille n'est pas tellement un endroit à visiter. »

Il était plein de poussière jaune et portait une chemise qui s'en allait en lambeaux ; en grimaçant il poussait de lourds blocs-cylindres semblables à des grosses pierres de taille sur une chaîne à rouleaux. Le corps tout courbé, poussant des bras et s'arc-boutant sur ses pieds, il ressemblait comme un frère à ces esclaves de l'ère romaine qui poussaient des meules ou tiraient des bateaux.

Dans un espace en forme de U, où étaient alignées des machines suivant un ordre déterminé, il poussait donc les blocs-cylindres bruts de fonderie et son travail consistait à les dégrossir. Dès qu'un bloc était terminé, il le sortait de la machine, le changeait de sens, le poussait sur les rouleaux et préparait une autre machine. Ayant introduit un nouveau bloc, mis le contact, pendant que la machine se mettait à tourner, sans avoir le temps de surveiller l'opération, il allait à la machine précédente pour retirer le bloc usiné, le poussait et l'introduisait dans une autre machine. Mettre le contact, aller à une autre machine, retirer le bloc, le faire glisser en le poussant et ainsi de suite... Pendant cet intervalle, il ajoutait encore un petit quelque chose à la main avec un marteau et un tournevis. Il était responsable de neuf machines et devait accomplir un rendement de 94 blocs-moteurs par jour. Finalement on l'a robotisé, il a été lui-même transformé en machine-transfert.


Jeudi 14 décembre. – Le chef d'équipe et Hashimoto étaient absents (Hashimoto est un gars du deuxième poste qui est venu dans notre équipe à la place de Hosoï, qui est allé dans la sienne. Il a trente-cinq ans et est originaire d'Amakusa (Kyushu). Il était dans le commerce avant, mais il a aussi l'expérience du travail en usine). On en était réduit à n'avoir aucun remplaçant, car le contremaître avait pris la place de Hashimoto. La chaîne s'est arrêtée de nombreuses fois, car il n'y avait personne pour venir réparer quand une machine marchait mal. À cause de ça la production a baissé de 50 boîtes.

Malgré tout, on bichait tous intérieurement à chaque fois que la chaîne s'arrêtait. Quand on est du matin et qu'il y a du retard, on s'en fout. En effet, le retard accumulé retombe en heures supplémentaires sur les gars du deuxième poste. Dès que la chaîne s'arrêtait on pouvait fumer une cigarette, aller aux wc., se promener par-ci par-là en blaguant, se détendre un bon coup. Mais aujourd'hui, comme le retard était trop important, on nous a fait travailler pendant une heure en double poste.


Vendredi 15 décembre. – À Mikami, qui m'invitait à la réunion amicale pour fêter le nouvel an [7], j'ai répondu que je participerai. Ça coûte 2 000 yens. Les titulaires, eux, ont déjà fêté l'année qui se termine, le mois dernier : ils avaient cotisé chaque mois et avec l'argent mis de côté ils sont allés à Kamikôchi.

Kudô rentre en râlant : « Pour nous, les temporaires, c'est pénible : on nous fait faire le travail le plus difficile. Le système de sécurité de l'équilibreuse de Hayashi (un titulaire), dès qu'on appuie le pied, répond bien, mais le mien est tout déréglé, il répond en retard. Aujourd'hui, j'ai fait passer trois arbres sans les mettre dans la machine. »



Samedi 16 décembre. – Chaque matin en me levant, j'ai les doigts durcis et recroquevillés. Je pars au travail tout en les massant. Le soir, j'étais en train de faire ma lessive quand Yamamoto est venu me voir. Il était de congé aujourd'hui. Il me dit que Saîtô, un copain de chambrée venu de Fukuoka qui voulait entrer dans l'armée, a pris son compte hier et est rentré au pays. Il avait encore une semaine à faire pour terminer son contrat et il aurait pu toucher une prime de 8 000 yens. Mais il en avait marre, il ne pouvait plus supporter son travail à la fonderie.

Et tous les deux on se met à critiquer Toyota. Il me dit qu'il ne cause jamais avec les titulaires. Les saisonniers méprisent les titulaires parce qu'ils font un travail dingue, et les titulaires font de même envers les saisonniers en les traitant de «pécores » (« dékaségi »).

En ce moment, Hashimoto est absent, sa femme ayant accouché, et on est tout juste le nombre voulu pour travailler. À la pause de midi les plaintes sont nombreuses : c'est sans doute parce que la fatigue s'est accumulée. Il paraît que dans notre équipe on est deux de moins par rapport à l'autre. Si la production augmente, alors qu'on est moins nombreux, c'est la cote du chef d'atelier qui monte, à cause de la réduction du prix de revient.

Il y a quelqu'un qui dit : « Les machines qui arrivent à notre atelier sont les vieilles bécanes dont les autres ateliers ne veulent plus ! » Un autre propose : « En augmentant notre équipe de quatre ou cinq types et en faisant chevaucher les deux postes, ou pourrait ne travailler que le jour, en augmentant un peu la vitesse de la chaîne. Ainsi les gars du deuxième poste n'auraient plus à travailler jusqu'à 2 ou 3 heures du matin. » C'est une idée à lui, mais, soumise en haut lieu, c'est sûr et certain qu'elle serait rejetée.

Les gars rouspètent toujours, mais ça ne va pas plus loin, ça en reste là. Personne ne pense à porter ça au syndicat. Tous semblent oublier qu'un syndicat est une organisation faite pour résoudre ce genre de problèmes.


Dimanche 17 décembre. – Plus de deux millions de véhicules par an.

Dans le journal Toyota du 15 décembre, un article intitulé « Le plafond des deux millions de véhicules sera crevé cette année ». « Cette production record est le résultat, en premier lieu, des efforts et de l'esprit d'invention des 42 000 employés de la firme, auxquels il faut ajouter ceux des entreprises filiales, des grossistes et des concessionnaires, ce qui fait un chiffre total de 200 000 personnes. C'est également le fruit de la confiance inébranlable des nombreux clients qui choisissent Toyota. C'est ainsi que, cette année encore, continuant sur sa lancée de l'an dernier, on s'attend à ce que la firme conserve la troisième place mondiale des constructeurs de voitures. »

Le soir, Yamamoto vient me rendre visite. Il termine son contrat le 25. Il était allé chez le coiffeur et son visage donnait une impression de fraîcheur. Une fois rentré au pays il compte passer son permis de conduire et son rêve d'un emploi peinard où il puisse travailler en cravate est tout près de se réaliser. Il dit en rigolant : « C'est fini, je ne reviendrai plus ici. » Il raconte que demain il ira à Nagoya acheter son billet pour le Kyûshû.

D'après lui, dans un atelier proche du sien, il y a eu un stagiaire qui s'est blessé au doigt avec une machine. Dans l'atelier de Kudô également c'est un temporaire du deuxième poste qui s'est blessé au doigt et dans mon atelier aussi un gars s'est fait couper un doigt. Mais, même si on met à part le cas de mon atelier, la réalité de ces accidents est plus ou moins cachée. Pour un accident mortel, c'est tout juste si on annonce qu'il y a eu un grave accident. Alors, évidemment, aucun mot d'excuse ou de sympathie pour un doigt coupé, un bras arraché ou un pied écrasé !



Lundi 18 décembre. – L'ouvrier et son manteau.

J'ai reçu mon bulletin de salaire. Avec trois jours d'absence pour maladie, voici mon salaire de base plus la prime de productivité : 49 212 yens. Heures supplémentaires et toutes primes comprises ça fait 69 030 yens. Salaire net : 66 000 yens. C'est vraiment pas lourd ! Malgré ça on est tous de bonne humeur. On dit bien que le salaire est maigre, mais, comme les heures supplémentaires et les primes pour travail de nuit sont importantes, les salaire net est bien plus intéressant que celui des entreprises environnantes. Iino, qui a vingt ans, se fait plus de 60 000 yens. Shimoyama, vingt-quatre ans, marié, un enfant, se fait 90 000 yens (salaire de base : 28 000 yens).

Ainsi, même si les heures sont nombreuses et le travail intense, comparée aux travailleurs du même âge des autres entreprises de la région, notre rémunération est un peu meilleure. Et cela, ça contribue encore à renforcer la dépendance vis-à-vis de Toyota.

Alors que d'habitude on ne pense qu'à s'arrêter et partir, lorsqu'arrive la paye et qu'on voit les chiffres, on en arrive à penser qu'on a bien bossé quand même. Quand on rentre chez soi avec cette paye, la vie qui se tisse grâce à cet argent a déjà commencé. Et le lendemain on repart au boulot en pensant aux traites et aux mensualités pour l'appartement, la stéréo, la télé en couleurs ou la voiture.

À partir du moment où on a franchi la porte de l'usine et qu'on a montré au gardien son laissez-passer, on devient un numéro. Exactement comme quand on dépose son manteau au vestiaire, on est amené à se dépouiller totalement de sa personnalité. Et quand on repasse la porte, après dix ou douze heures de travail, on peut enfin se retrouver, se revêtir de soi et en reprenant le chemin de la maison recouvrer sa dignité et son expression propre.

Mais, malgré ça, le travail dans une usine d'automobiles ressemble en tous points à un travail d'esclave, que ce soit mon travail d'assemblage des boîtes, celui du type qui monte ses pneus sur les châssis, de Kudô qui accroche ses arbres sur la chaîne ou de Yamamoto en train de pousser ses cylindres. Notre travail ressemble à celui de Sisyphe, ce roi de la mythologie grecque condamné à rouler un rocher qui retombe sans cesse. Quel péché avons-nous commis pour être condamnés à un labeur pareil ? Serions-nous punis, nous ouvriers, pour le simple fait de vouloir mener une vie normale ?

Kudô, lui, achète toutes sortes de choses comme pour se venger. Il montre dans l'acte même d'acheter une avidité fébrile; il a soigneusement rangé dans un placard fermé à clé la montre qu'il a achetée. Le commerce avec les ouvriers commence par la vente et finit par l'achat.

Aujourd'hui un jeune de moins de dix-huit ans vient d'arriver. Il souriait !


Mardi 19 décembre. – Encore un accident.

Quand arrive l'heure de commencer le boulot, tous ont les yeux fixés sur la pointeuse. C'est pour voir s'il reste des cartes ou pas. Aujourd'hui, deux cartes restent là sans être pointées, celles de Fukuyama et de Hashimoto, qui ne sont pas venus travailler. Comme il y a deux absents, le contremaître et le chef d'équipe prennent les places laissées vides dans la chaîne et il n'y a plus de remplaçant. On a 440 boîtes à faire, avec les deux équipes ça fait un total de 785. La chaîne tourne jusqu'à minuit et demi. À 11 heures on a eu une pause de cinq minutes pour aller aux toilettes, mais c'est exceptionnel.

Aujourd'hui on était tous fatigués et excités. Quand ça ne marchait pas comme je voulais pour fixer les couvercles, je frappais sur le sol pour dissiper ma colère. Mon voisin Takéda, d'habitude si tranquille, s'est mis à balancer de l'autre côté de la chaîne les boulons qui ne voulaient pas entrer. Chacun se défoulait à sa manière. On s'énerve vite dès qu'un pièce ne veut pas prendre sa place. Il y a aussi des moments où, sous le coup du désespoir, on se met à frapper de toutes ses forces avec le marteau ou bien à frapper du poing de rage.

Dès 10 heures du soir, je tombais de fatigue. À partir de minuit et demi et pendant une heure, on avait encore à préparer le travail du lendemain, mais je me suis arrêté au bout d'une demi-heure et je suis parti. Takéda aussi est rentré avec moi : « Faut être dingue ! » disait-il, et au bout d'un moment : « Ah ! si je gagnais à la loterie ! Simplement avec les bénéfices j'arriverais à manger, je choisirais un travail peinard et je pourrais ainsi aller faire de la montagne comme je voudrais. Voilà, c'est mon rêve. »

Ce matin, un chef d'équipe d'un atelier de la même branche que nous s'est fait couper l'annulaire droit au niveau de la première phalange. Le chef d'atelier nous disait : « L'accident qui est arrivé est bien malheureux et il n'y a rien à faire, mais faites bien attention, car c'est embêtant pour tout le monde. » Il n'a donc pas eu un mot sur la souffrance et les dommages subis par le gars.

Et tous de plaindre le chef de division chez qui s'est produit l'accident, car c'est lui qui n'a pas eu de chance. En effet, quand se produit un accident, le chef d'atelier ou le chef d'équipe ne se préoccupent que des mauvaises notes qui leur seront attribuées. Le chef d'équipe, en jetant un coup d'œil sur son brassard portant la mention « sécurité » [8], murmure que c'est pas encore aujourd'hui qu'il pourra l'enlever. Et à cause de cet accident, de nouveau pendant trois mois notre atelier va être classé parmi les ateliers à surveiller et on sera obligé d'assister à des réunions en dehors de heures de travail : il va sans dire que personne n'aime ça.

Pourtant, s'ils ont vraiment envie d'éviter les accidents, il suffirait de construire des machines avec des systèmes de sécurité suffisamment sûrs, ou bien de nous donner un rythme de travail qui nous laisse du temps pour souffler.

Ou bien, comme je l'ai lu dans une revue, si un accident se produit quelque part, qu'on établisse un système où les responsables soient pénalisés, par exemple en soustrayant du bonus 10 % au chef de division, 20 % au chef d'atelier, 30 % au contremaître et 40 % au cher d'équipe.


Mercredi 20 décembre. – D'après Kudô, qui est rentré ce matin, le blessé est le gars qui dans son atelier est chef d'équipe du deuxième poste. Ça s'est produit trente minutes avant le changement d'équipe. Pressé par le temps, il avait pris deux machines en charge et s'est fait prendre la main dans l'une d'elles. Il n'y a pas de doute, c'est le surcroît de travail qui est la cause de cet accident.

Le chef d'atelier disait que puisque le gars a été correct et s'est excusé sans se plaindre auprès du chef de division, il recevra intégralement son indemnité. On fait donc passer pour normal le fait que la victime ne se fâche pas et même s'excuse. Kudô me dit tout ça d'un air indifférent et il ajoute : « Bah... heureusement que c'est pas bien grave ! »

On nous a dit qu'il fallait produire aujourd'hui 461 boîtes. La chaîne a marché jusqu'à minuit 45. Rentré dans ma chambre, il est 2 h 30 quand je m'endors, et quand Kudô rentre, vers 8 h 30 le matin, ça me réveille. Finalement, quand je suis du soir, je n'ai que six heures de sommeil. Les ouvriers qui ont des enfants en bas âge doivent dormir encore moins.


Jeudi 21 décembre. – Publicité gratuite pour Toyota.

Travail à la chaîne jusqu'à 1 h moins 10 du matin. Puis dix minutes de travail d'approvisionnement et une demi-heure à enfiler des rondelles. Murayama et Yoshisaki s'en vont comme chaque jour en renfort à la chaîne d'assemblage général. Il est 2 ou 3 heures du matin quand je rentre.

C'est trop long un travail de cinq heures et demie sans arrêt à la chaîne (du dîner qui se terminer à 19 h 15 jusqu'à 1 h moins 10). Rien que ça, je le compare au travail fourni en toute une journée. Dès qu'on dépasse 22 heures, en effet, on travaille à l'énergie : c'est une épreuve d'endurance.

À l'heure de la pause, le visage tiré, on est tous affalés, la tête baissée. Après le repas du soir, Murayama, qui vient de vomir, s'est assis sur un banc, mal fichu et sommeille. On se met à dire :« Pourquoi la production augmente-t-elle autant ?– C'est parce qu'ils peuvent vendre ! – En ce moment, on est en train de construire des terrains sur la mer un peu partout, alors tu penses, des camions, y'en a besoin ! » [9].

Le contremaître nous distribue un prospectus intitulé « À toi qui vas rentrer au pays ». C'est un truc qui a été fait par le service du personnel. En voici le contenu :

« En mangeant le riz du nouvel an au pays natal, n'hésite pas à parler de Toyota avec tes parents et tes amis. Et n'oublie pas de leur montrer le « Guide pour entrer chez Toyota ». Ce sera ta manière de collaborer pour les relations publiques de l'entreprise auprès de tes amis : – Le gars, qu'est-ce qu'il fait en ce moment ? – Adresse-lui la parole, appelle-le à venir travailler avec toi. Fais faire pour lui une recommandation par des amis, des connaissances. – Même si le travail chez Toyota est dur parfois, le gars comprendra si c'est toi qui lui en parles.


Conditions à remplir :

– Élèves des écoles techniques qui terminent leurs études au printemps prochain, ou bien les personnes qui ont terminé le collège depuis moins de deux ans ;

– élèves sortant des écoles professionnelles ou qui vont sortir bientôt ;

– les membres de l'armée libérés du service, qui vont l'être ou le sont depuis moins de trois mois ;

– les apprentis, qui peuvent être âgés de seize à quarante-sept ans [10] ;

– les saisonniers, âgés de dix-huit à cinquante ans, qui peuvent venir travailler plus de trois mois. »



Et en bas du prospectus il y a un modèle de lettre de recommandation détachable.


Réactions des gars :

« Si on amène quelqu'un, est-ce qu'on recevra du pognon ? – Ouais, ils donnent 3 000 yens. – Ça va pas, ça va pas : recevoir 3 000 yens et se faire haïr toute la vie, pas d'accord ! – Ils font ça partout, mon vieux. – Si c'est vraiment ça, j'ai envie d'en parler aussi. – Puisqu'ils dépensent de l'argent pour un prospectus pareil, ça vaudrait le coup de faire une enquête auprès des employés. – Oui, c'est ça, ils feraient mieux de retenir ceux qui sont déjà entrés. »

Coupant la conversation, le travail a recommencé aussitôt. Murayama, arrivé à la chaîne, a recommencé à vomir, plié en deux. Il n'y a personne pour le remplacer. En plus, il est chef d'équipe adjoint.

« Je reconnais tout de suite un ouvrier de chez Toyota, rien qu'au visage : il est maigre, il a mauvaise mine, il a les yeux rougis », ai-je entendu.

J'ai pris l'habitude de rentrer avec un vieux coiffé d'une casquette de travail qui lui descend jusqu'aux oreilles et portant un poste à transistors suspendu à son épaule. Comme on se voyait souvent au réfectoire du foyer ou pour aller à l'usine, je lui ai adressé la parole. Il travaille dans l'atelier à côté du mien. Il m'a dit qu'il vient du Hokkaïdô. Il a été cinq ou six ans de suite gagner sa vie chez Nissan, mais cette année, comme on a refusé de l'embaucher parce qu'il avait de l'albumine, il est venu chez Toyota. Il me dit : « Je ne pensais pas que c'était aussi dur. C'est pire que chez Nissan, car le syndicat est vraiment pourri ici. Mais, finalement, c'est nous les ouvriers qui sommes les cons dans l'affaire. » Et il utilisait franchement le mot « ouvrier».

Kudô est de mauvaise humeur en ce moment. Il est tout renfrogné. Aussitôt rentré il ne fait que dormir et pourtant il dit qu'il manque de sommeil. Il ajoute que depuis un certain temps il se sent mal et s'est mis à prendre régulièrement les médicaments qu'on lui a donnés quand il était à l'hôpital. Est-ce que ça ne serait pas une aggravation de son état, suite à son accident de circulation ?


Vendredi 22 décembre. – « On est pourtant contre... »

Deux gars étant absents, on était juste le compte à la chaîne, jusqu'à 1 h moins 10 du matin. D'après Iino, la production d'hier était de 510 boîtes. Aujourd'hui ça devait être pareil. Sans qu'on s'en rende compte la production journalière est passée à 785, 140 de plus que lorsque je suis arrivé.

Cependant personne ne sait jusqu'à quelle heure on va nous faire travailler tel jour, ni combien de boîtes il faut assembler. On nous fait construire les boîtes tel que c'est indiqué par la bande magnétique de la salle de contrôle : cette bande signale ce qui sera utilisé par la chaîne d'assemblage général le lendemain et ce n'est que lorsque cette part de travail est accomplie que sonne pour nous l'heure de la fin du boulot.

On se rassemble et on se met à parler du changement de travail d'équipe. En effet, il y a un bruit qui court comme quoi à partir de l'an prochain le système des deux postes actuel serait transformé en deux postes, de jour et de nuit, mais aucune information officielle n'est encore arrivée. Le contremaître lui-même n'a reçu aucune information à ce sujet, dit-il.

Tous sont contre un tel système, mais ils disent aussi qu'il n'y a rien à faire si c'est un plan qui vient d'en haut. Et même s'il y a malaise à ce sujet, comme ce n'est qu'un bruit et que rien n'est sûr, on ne peut pas s'y opposer. D'ici peu, mais en douceur, on s'y résignera. C'est vraiment finaud comme tactique. Même un changement comme celui-là dans l'horaire de travail des ouvriers, le syndicat ne s'en occupe absolument pas. Il n'y a d'ailleurs pas un seul gars qui parle du syndicat. C'est comme s'il n'existait pas !

Ce matin à 4 heures, ma femme est allée toute seule à l'hôpital. Elle m'avait dit qu'elle accoucherait sûrement avant terme. Les questions familiales me préoccupent. Bien qu'il reste encore trois jours de travail avant la fin de l'année, j'ai décidé de rentrer à la maison.


Notes

1 Les « morts au champ d'honneur » étaient toujours promus au rang supérieur.

2 Train allant de Tokyo vers le sud, le plus rapide (plus de 200 km/h de moyenne) et le plus fréquenté du monde. La ligne va actuellement de Tokyo à Fukuoka, au cœur de l'île du Sud (1 200 km), mais son extension vers le nord est prévue. Les trains comportent 15 voitures de 100 places assises chacune et circulent avec une fréquence de quatre trains à l'heure dans chaque sens. Un train sur deux, appelé « éclair », ne s'arrête qu'aux villes de plus d'un million d'habitants et l'autre, dit « écho », ne s'arrête qu'aux villes de plus de 100 000 habitants (où il se laisse doubler par l'« éclair »). La ligne a été construite de toutes pièces, en tunnels, remblais, ou sur pilotis (aucun passage à niveau). Beaucoup de saisonniers ont participé aux travaux et actuellement, la « rationalisation » faisant son œuvre, beaucoup de lignes secondaires sont fermées, isolant davantage encore les campagnes.

3 « Mochi » : pâte de riz pilé, pour les jours de fête. On écrase le riz (un riz spécial) avec un gros maillet sur une souche d'arbre creusée à cet effet.

4 Le drapeau rouge au Japon n'est pas nécessairement l'emblème des communistes. Il est employé à chaque fois qu'il y a une grève ou une manifestation par tous les syndicats et les partis politiques de l'opposition.

5 Une grosse aciérie de Kitakyusyu (ville d'un million d'habitants au nord de l'île du Sud) où le système « kygyôgurumi » a aussi été employé.

6 Vote par anticipation : les électeurs empêchés de voter le jour normal du vote peuvent le faire la veille.

7 C'est le « shinnenkai », réunion amicale pour fêter la nouvelle année, mais il y a aussi le « bônenkai » (dont il est question un peu plus loin), pour oublier l'année qui vient de s'écouler. Dans toutes les entreprises sont organisées des sorties avec un bon repas où l'alcool coule à flots. Les chefs y participent et payent une bonne part des dépenses : ils en profitent pour écouter les « confidences » exprimées sous l'effet de l'alcool ; de toute façon c'est en même temps un bon moyen pour faire fondre pour un temps les insatisfactions accumulées.

8 Quand se produit un accident les chefs doivent pendant un certain temps garder au bras un brassard spécial attirant l'attention sur les mesures de sécurité à faire respecter. On emploie beaucoup le terme « sécurité », mais les vraies causes des accidents ne sont pas combattues si le profit en est amoindri.

9…..L'État et les grandes entreprises construisent des terrains sur la mer en rasant des montagnes pour récupérer les rochers et la terre. Cette politique vise à une réduction des prix du transport et à un éloignement de la pollution.

10 Sont appelés apprentis au Japon les débutants en période d'essai, avant leur titularisation.

 

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