1939

Première partie de La Bureaucratisation du Monde, 1939.

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Le collectivisme bureaucratique

Bruno Rizzi

 


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Dans le camp d'Agramant

Parmi les rescapés et les exilés de la Troisième Internationale, il est une discorde aussi grande que celle qui était au camp d'Agramant. Trotski ne répond même plus à ses contradicteurs d'extrême-gauche, car, dit-il, « ils remplacent l'analyse scientifique par des glapissements perçants ». Scissions, expulsions, « fins de non recevoir », ordre de maintenir les discussions sur la ligne préétablie, tout cela ne sert pas, cependant, à étouffer la question. Celle-ci paraît à peine, mais elle paraît tout le temps, même si le cercle des membres se resserre et agit à la manière d'une hache qui s'abat périodiquement sur le tronc de la Quatrième Internationale, avant qu'il se soit renforcé.

Trotski répond aux camarades B. et C. - non mieux identifiés - par un article au titre : « Un Etat ni ouvrier, ni bourgeois ? »

Voilà la réponse, oiseuse pour un marxiste suivant à la lettre la pensée du Maître : « L'Etat bourgeois doit être balayé par la révolution prolétarienne et remplacé par l'Etat ouvrier. Il n'y a pas de milieu pour l'histoire. »

Il est vrai que Marx l'a toujours dit, de même qu'il a dit d'autres choses qui, depuis, ne se sont pas réalisées. Nous ne voulons pas lui en faire grief, au contraire nous croyons que son plus grand mérite, c'est d'avoir enseigné à étudier les faits sociaux et d'avoir fourni à l'homme d'étude, un moyen formidable pour l'interprétation de l'histoire. Il nous semble que les marxistes devraient examiner les faits contingents sous le jour de la méthode marxiste, et qu'ils ne devraient pas se réduire au contrôle pour établir si ces faits ont, chacun, leur correspondant dans une des cases du catalogue des prévisions du grand penseur ou de ses plus grands disciples. Le système est invétéré, et les marxistes, en faisant de la sorte, se transforment en jésuites qui, quand ils sont à sec d'arguments, vous inondent de citations de l'un ou l'autre saint, afin de contrecarrer votre opinion. Si l'on ose répondre que même ces béats pouvaient se tromper, le jésuite s'emporte et il vous dit tout court que vous doutez des divinations des saints, alors il est parfaitement inutile de prolonger la discussion. Vous n'êtes pas catholique, vous êtes au nombre des damnés, de même que votre esprit est damné, étant privé de la grâce !

Marx a été sanctifié en quelque sorte, et s'il vous arrive par votre raisonnement d'aboutir à des conclusions différentes que les prévisions du juif de Trèves, votre place est parmi les damnés, même si, dans vos études sur les faits sociaux d'aujourd'hui, vous vous êtes servi de la méthode marxiste de recherche.

Les camarades B. et C. affirment que l'U.R.S.S. a cessé d'être un Etat ouvrier « dans le sens traditionnel (?) donné à ce terme par le marxisme ». Ils nient qu'il représente soit un Etat bourgeois, soit un Etat prolétarien, et nous nous demandons, en passant, de quelle sorte d'Etat s'agit-il, en effet. Puis ces camarades admettent que la domination prolétarienne « peut trouver son expression dans un certain nombre de formes gouvernementales distinctes » pour proclamer ensuite que « le concept de dictature du prolétariat n'est pas, en premier lieu, une catégorie économique, mais surtout une catégorie politique. Toutes les formes, organes, institutions de la domination de classe du prolétariat sont maintenant détruites, ce qui veut dire que la domination de classe du prolétariat est détruite ».

Aussi y a-t-il beaucoup de confusion dans les idées de B. et C., une confusion propre à cet état d'esprit où les idées sont en train de se former.

Trotski fait place nette en déclarant que si la dictature du prolétariat est absolument une catégorie politique, la politique n'est que de l'économie concentrée et alors « le régime qui sauvegarde la propriété expropriée et nationalisée contre l'impérialisme est, indépendamment de ses formes politiques, la dictature du prolétariat ». C'est cela, ajoutons-nous, sauf que la bureaucratie ne représente pas une trouvant convenable la propriété expropriée et nationalisée.

Est-ce la nature d'un Etat peut être toujours jugée sans tenir compte de ses formes politiques ? Est-ce les formes de la propriété et les rapports de la production sont déjà tout à fait changés, lorsqu'un Etat s'affermit en mettant en déroute un autre ? Ce n'est pas là, au contraire, la tâche de la nouvelle classe dominante ? Est-ce que le gouvernement du Tiers-Etat en France ne s'appuya pas pendant quelques années sur une économie féodale ? Pendant ces périodes, l'économie concentrée ne peut pas évidemment représenter la politique, mais celle-ci est potentiellement concentrée dans la classe sociale, ayant en main les leviers de commande, et dans son programme qui est en train de se réaliser.

Trotski même admet que « pendant les premiers mois du régime soviétique, le prolétariat dominait sur une économie bourgeoise ». Cette admission n'est certainement pas faite pour appuyer notre thèse, mais dans le but d'illustrer un cas d'opposition de classe entre la forme politique et la réalité économique, afin d'en tirer que « la concentration du pouvoir dans les mains de la bureaucratie et même l'arrêt du développement des forces productives en eux-mêmes ne changent pas la nature de classe de la société et de son Etat ». Il s'agit de voir dans quel but, en Russie soviétique, la propriété expropriée et nationalisée est sauvegardée de l'impérialisme, supposé que cet impérialisme soit encore une force efficiente : voilà, à notre avis, le point principal. Qui nous assure qu'un envahisseur, quel qu'il soit, impérialiste ou non, transformerait la forme de la propriété en U.R.S.S.?

S'il est vrai que, les premiers mois du régime soviétique, le prolétariat dominait sur une économie bourgeoise et que maintenant il existe, inversement, un cas d'opposition de classe entre l'économie et l'Etat, eh bien ! est-ce la une bonne raison pour donner de la valeur à la thèse d'après laquelle la dictature du prolétariat est encore une réalité dans le pays des Soviets ? Enfin, l'opposition inverse ne devrait avoir aucune valeur. Décidément, c'est une manière étrange de raisonner ! Mais pourquoi le contraire n'est-il pas vrai ? Ou bien, s'il a existé un Etat prolétaire avec une économie bourgeoise, pourquoi ne pourrait-il pas exister aussi un Etat non prolétaire avec une économie nationalisée ? Peut-être n'admet-on pas cela seulement parce qu'on n'a jamais vu un phénomène de ce genre, ou parce que Marx ne l'a pas prévu ? Il nous semble que notre thèse est la plus logique, puisque tous les autres facteurs, servant à caractériser l'essence d'un Etat, ont été renversés au pays de Staline. Pas le moins du monde, pense Trotski, même la deuxième et inverse proposition doit aider à prouver sa thèse. (Remarquons que cette seconde proposition ne devrait pas s'être vérifiée dans un régime visant au socialisme, tandis que la première est compréhensible et claire pour tout le monde.)

Les premiers mois après la révolution d'Octobre, la dictature prolétarienne était un fait vrai, réel ; si tout le monde est d'accord sur ce point, même s'il n'y avait pas de propriété nationalisée, cela signifie que la dictature du prolétariat est en premier lieu une question de formes politiques et non de formes économiques, du moins pendant la phase de transition entre l'économie bourgeoise et l'économie socialiste.

D'après ce que nous connaissons, il en résulte que la dictature prolétarienne est la forme politique de la classe ouvrière pendant cette phase, celle de sa construction sociale. Mais lorsque cessent ses résultats propres, il est logique de penser que cette phase elle-même a cessé de vivre. Jusqu'au jour où elle devra disparaître dans le socialisme réalisé, les facteurs politiques auront à placer leur mot dans la classification des qualités du pouvoir. Aussi comme il est vrai, et tout le monde l'admet, que même par la nationalisation de la propriété, le socialisme, en U.R.S.S., n'est pas un fait accompli, de même il nous semble évident que la nationalisation de la propriété et l'économie planifiée ne sont pas des raisons suffisantes pour prouver l'existence de la dictature prolétarienne. Il faut aussi pour cela que le prolétariat ait le pouvoir en main, voilà une vérité de M. La Palice. Cette condition est si importante que si nous avons vu une véritable dictature prolétarienne, bien que l'économie fût encore bourgeoise, ou un Tiers-Etat régnant sur une économie féodale, nous n'avons pas encore vu que le cas contraire ait paru dans l'histoire. L'U.R.S.S. d'aujourd'hui est bien loin de nous convaincre. Il doit s'agir nécessairement d'une forme de société qui n'est ni capitaliste, ni socialiste, et d'un Etat qui n'est ni ouvrier ni bourgeois. Nous pensons encore que la dictature du prolétariat, après avoir réalisé la nationalisation de la propriété, doit poursuivre son chemin, en suivant le programme socialiste ; au contraire, chacun, et Trotski au premier rang, n'admet pas que ce chemin ait été ultérieurement suivi au pays des Soviets. Donc, de quelle dictature du prolétariat nous parle-t-o n ? De celle qui a agrandi l'Etat dans des proportions inouïes ? ou bien de la dictature qui fait tabula rasa des révolutionnaires et qui organise, avec le concours des assassins et des vendus, le sabotage de la révolution prolétarienne dans le monde ? Est-ce, peut-être, celle qui fait toujours plus profond le sillon marquant la différence entre les classes ?

« L'U.R.S.S. ne répond pas aux normes de l'Etat ouvrier que nous avons dégagé dans notre programme. L'histoire nous a présenté un procès de dégénérescence de l'Etat ouvrier », nous dit Trotski. Mais qu'est-ce qu'il nous reste, donc, après cette dégénérescence de l'Etat ouvrier et de la dictature du prolétariat ? « La nationalisation de la propriété et la planification de l'économie », répond Trotski. C'est très bien, mais dans quel but ? Est-ce qu'on tend à la réalisation du socialisme ? Non, évidemment, et Trotski même le nie. Et alors ? Alors, si la propriété nationalisée et l'économie planifiée restent, cela arrive parce qu'elles sont, toutes les deux, convenables au régime qui tient le pouvoir. Dans le fait, la bureaucratie soviétique n'a aucune raison pour éliminer ces innovations de la révolution d'Octobre, mais, au contraire, elle en a de politiques et de sociales pour les maintenir. Du point de vue politique, la bureaucratie soviétique dupe le prolétariat en lui racontant que la propriété nationalisée est à lui et, du point de vue social, elle ne peut aller contre le courant, c'est-à-dire contre le développement de la production. Même les propres Etats bourgeois passent toujours plus à la nationalisation de la propriété et à la planification de l'économie. En même temps, ils sapent le canon sacré de la propriété privée, et là où ce travail a été déjà accompli on devrait le détruire? Ne fût-ce pour cela, en Russie, une nouvelle transformation inverse de la propriété n'est pas à craindre.

Tous les faits nous prouvent qu'au pays de feu les Soviets la domination de la bureaucratie est effective. Cela dure depuis si longtemps qu'une nette différenciation des classes est acquise. Tous les actes politiques et sociaux sont particuliers à une classe dominante, qui se préoccupe de maintenir et affermir son pouvoir. Eh bien ! suivant Trotski, ce n'est pas « scientifique » de penser que la bureaucratie soviétique, monopolisatrice du gouvernement, peut représenter une nouvelle classe !

« Il ne s'agit pas d'une nouvelle bourgeoisie », on nous dit ; ou bien « elle ne l'est pas encore » et alors il ne s'agit pas d'une classe, mais d'un « commis » ! Bien que la tradition, même domestique, nous apprenne que beaucoup de « commis » finissent par devenir des maîtres, au camp d'Agramant on ne réussit pas à concevoir une nouvelle classe hors du prolétariat et de la bourgeoisie, n'importe si celle-ci est bien morte et si celui-là est d'ordinaire fustigé par un nouveau maître. Il doit s'agir, par force, d'un simple commis, presque d'un ordinaire bureaucrate qui, dans l'U.R.S.S., deviendrait le valet de l'impérialisme mondial, y compris, on le dirait du moins, de l'italo-nippo-allemand !

Nous ne pensons pas que le marxisme puisse conduire à de semblables non-sens. C'est toujours un vice des marxistes que le simplisme, même si le fond de la doctrine de leur maître est universel. Marx ne pouvait pas prévoir l'avènement de l'Etat totalitaire, dominé d'abord par une clique et puis par une couche sociale, laquelle devait ensuite s'affermir définitivement dans une classe. Mais les faits sont là à examiner, et les idées ne tombent pas du ciel. Même au camp d'Agramant, ces idées tombent comme de rares et gros flocons, véritables prodromes d'une neigée imminente.

Les marxistes, qui se posent en orthodoxes, ne se contentent pas d'examiner les faits marxistiquement, ils s'enquièrent de ce qui est dessous ! Ils ont découvert que celui qui raisonne comme nous est une victime d'un mirage, tandis qu'en réalité ce sont eux qui mettent le monde à l'envers, comme les philosophes idéalistes d'autrefois. Ils nous servent leur savoir sur des plats, garnis de dialectique marxiste, une dialectique que nous retenons fondée sue la lutte des classes, mais eux, les marxistes, ne s'aperçoivent pas que, dans tout le monde, une nouvelle classe est en train de se cristalliser. Voulant méconnaître et ignorer la classe bureaucratique au pouvoir, voici ce que nous dit Trotski, pour expliquer ce qui arrive maintenant aux pays des Soviets : « On peut dire avec pleine raison que le prolétariat dominant dans un seul pays, arriéré et isolé, reste malgré tout une classe opprimée. L'origine de l'oppression, c'est l'impérialisme mondial : le mécanisme de transmission de l'oppression, c'est la bureaucratie. »

Trotski, par son esprit et son art, sait donner de la réalité aux thèses les plus extravagantes et un observateur superficiel est facilement fasciné par la beauté de l'exposition de ce solide raisonneur. Quoi qu'il en soit, nous ne nous émouvons pas : le fait est que si le prolétariat international avait battu l'impérialisme, sorti chargé de crimes, du bain de sang de 1914 à 1918, maintenant nous aurions une république soviétique mondiale qui se développerait dans une direction socialiste. Jusqu'à un certain point nous pouvons, partant, soutenir nous aussi que l'origine de l'oppression vient de l'impérialisme ; mais la question la plus importante c'est d'établir si la bureaucratie soviétique ne représente pas autre chose que le mécanisme de transmission.

L'U.R.S.S, qu'assiège le capitalisme, est passée à une dégénérescence toujours plus profonde, tandis que le mécanisme de ce procès s'est concrétisé dans la bureaucratie soviétique. Or, quel est le produit social de ce recul ? Peut-être n'est-il pas représenté par la toute-puissance du « mécanisme de transmission » ? Peut-être ne s'agit-il pas de la défenestration du pouvoir prolétarien pour laisser la place à ce qu'on appelle l'agent de l'impérialisme ? Peut-on concevoir que ce valet d'un prétendu impérialisme défende les conqu6tes de la révolution d'Octobre ? Au contraire nous pensons que ce valet obéirait au nouveau maître et qu'il ferait un enterrement de troisième classe aux conquêtes révolutionnaires. En effet nous le voyons vider les Soviets de leur contenu de classe, enchaîner le prolétariat, détruire physiquement les marxistes et, enfin, faire des distinctions d'entre les impérialismes pour entrer dans la coterie des plus forts et plus vieux. Aussi le voyons-nous dans l'arène internationale, jouer des rôles qui lui ont suggérés, non pas afin de réintroduire le capitalisme chez lui, mais en échange de la protection qu'il reçoit pour son régime actuel d'esclavage. S'il devient un patriote et un belliciste, c'est seulement pour des raisons de conservation.

Trotski ne nie pas ces faits, mais il ajoute que le régime soviétique maintient la propriété nationalisée et qu'il la défend : « Tant que cette contradiction n'est pas passée du domaine de la répartition au domaine de la production, l'Etat reste ouvrier. » Il est inconcevable de penser, pour Trotski et tous les marxistes, à une société qui ne soit pas ou bourgeoise ou socialiste. Une nouvelle forme sociale, organisant la production sur une propriété nationalisée et une économie planifiée, ne peut être fondamentalement que prolétarienne, même si dans le domaine de la distribution les directives sont antisocialistes ! Pour notre compte, en Russie, le prolétariat n'a fait que changer de maître, après une courte période de pouvoir. L'Etat bureaucratique d'aujourd'hui maintient les formes d'une propriété collective et d'une économie planifiée seulement parce que ces formes s'accordent à sa nature, de même que l'Empire romain a absorbé la religion du Christ et du Dieu Unique, à la place des innombrables dieux païens, parce que cela lui convenait. Ces nouvelles formes économiques poussent partout sur la terre, premièrement dans les pays capitalistes faibles, moins résistants à la disparition générale du capitalisme. Si celui-ci a accompli sa tâche historique et que la révolution prolétarienne n'a pas remporté la victoire, il faudra bien que le monde poursuive son développement selon une nouvelle forme sociale, même si Marx n'a pas prévu cette forme et si Messieurs les marxistes ne l'ont pas remarquée !

Le « commis » qui, suivant Trotski, n'est que le mécanisme de transmission de l'impérialisme, domine en Russie depuis plus de vingt ans et il dirige un pays qui est un sixième des continents, avec une population de 180 millions d'habitants. Evidemment, le commis a des proportions alarmantes, de beaucoup plus grandes que celles de ses maîtres mêmes. Une domination de ce genre a besoin d'un « staff » qui, à l'échelle nationale, représente pour nous une classe. Pour la renforcer, cette classe pousse sa domination dans tous les domaines sociaux, et là où elle rencontre des résistances, passe outre en surmontant des montagnes de cadavres. Le régime bureaucratique en U.R.S.S. a, d'abord, sacrifié le parti communiste et la Troisième Internationale, puis l'Armée rouge même. Les besognes de cette grandeur ne peuvent pas être faites par des « cliques » ou des « staff » ou des « commis », mais seulement par des classes.


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