1933 |
Source :La Critique Sociale 07f : Cdt. Lefebvre des Noëttes, L’Attelage |
Raymond Queneau
Revue des Livres : L’Attelage. Le Cheval de selle à travers les âges. Contribution à l’histoire de l’esclavage
Janvier 1933
Une première édition de cet ouvrage avait paru en 1924, sous le titre : La force motrice animale à travers les âges. Le sujet peut, au premier abord, paraître un peu spécial. Il ne vise cependant à rien moins qu’à bouleverser toutes les idées acquises sur l’évolution de la technique et à donner de l’esclavage une explication entièrement neuve - et strictement matérialiste. Et c’est là le grand intérêt de l’œuvre. M. Carcopino, membre de l’Institut, écrit naïvement dans sa préface : « La confirmation que (ces) travaux apportent à cette philosophie qu’on a appelée le matérialisme historique est trop éclatante et complète pour être acceptée sans résistance » (p. 4), et P. Conissin, dans un compte-rendu de la Revue des Études anciennes, remarque que « volontaire ou non, c’est un argument de premier ordre en faveur du matérialisme historique ». Voir également le long et intéressant compte-rendu de Ch. Picard dans la Revue Historique, sept.-oct. 1932, t. CLXX, p. 282-285.
Ainsi la seule contribution théorique importante qui aurait été faite en France à l’interprétation matérialiste de l’histoire, on la devrait à M. Lefebvre des Noëttes, officier d’artillerie en retraite. Voyons donc d’un peu près en quoi consiste cette contribution.
L’attelage dans l’antiquité diffère essentiellement de l’attelage moderne ; il a ceci de caractéristique qu’il n’utilise pas rationnellement la force motrice animale ; alors que les attelages actuels sont capables de traîner des charges de plus de quarante tonnes, les plus puissants chariots romains ne pouvaient transporter au maximum qu’une demi-tonne. La démonstration du Commandant Lefebvre des Noëttes est à cet égard concluante et s’appuie à la fois sur les représentations figurées, sur les textes - et sur l’expérience, car il a montré que le rendement de chevaux attelés à l’antique était de beaucoup inférieur à celui de chevaux attelés à la moderne.
Il en résulte que le transport des gros matériaux aussi bien en Égypte et en Assyrie qu’en Grèce et à Rome ne pouvait se faire au moyen de la force motrice animale (le bœuf ne pouvant être utilisé, en dehors du labour, en raison de la fragilité de ses sabots non ferrés). Le mode de traction employé était donc la force humaine. Il fallait des milliers d’esclaves pour transporter les obélisques, les colosses, les grosses pierres. C’est cette insuffisance de la traction animale qui, d’après le Commandant Lefebvre des Noëttes serait la raison principale de l’esclavage. La preuve la plus convaincante qu’il en donne, c’est en montrant que l’esclavage disparut lorsque la force motrice du cheval fut utilisée rationnellement.
L’esclavage était en décroissance dès le IIIème siècle ; on a donné plusieurs causes de cette disparition : la « paix romaine » et la suppression des guerres en est une (car les guerres sont une importante source d’esclaves, les prisonniers étant vendus comme tels) ; la transformation de l’esclavage (urbain) en servage (rural), afin d’attirer des travailleurs pour cultiver les terres désertées en est une autre. Le christianisme, par contre, ne joua qu’un rôle médiocre ; il légitimait l’institution de l’esclavage. Le Commandant Lefebvre des Noëttes donne des citations probantes à cet égard : « L’esclave doit obéir à son maître avec crainte et tremblement comme au Christ », dit Saint Paul, et Saint Jean Chrysostome : « L’esclave doit se résigner à son sort et en obéissant à son maître, il obéit à Dieu », etc.
Avec la chute de l’Empire Romain et le marasme économique qui s’ensuivit, la force motrice servile perdit une grande partie de son importance ; on ne construisait plus en pierre, mais en bois et, d’autre part, la création de grands domaines agricoles et le reflux de la population des villes vers la campagne accentuaient la transformation de l’esclavage en servage du colonat. Cependant, « le mouvement n’était pas continu et sous Charlemagne, on vit le nombre des esclaves augmenter sensiblement, à la suite des grandes ventes de prisonniers de guerre » (p. 187).
L’esclavage ne disparut définitivement qu’au Xème siècle. Or c’est précisément à cette époque que l’on voit apparaître l’attelage moderne ; il est figuré sur un manuscrit du début du Xème siècle. L’attelage antique est encore employé au XIème siècle ; mais au XIIème, l’attelage moderne a triomphé. Simultanément, et même un peu antérieurement (au milieu du IXème), on avait découvert la ferrure ; l’attelage en file date également de la même époque. Ainsi, à partir des XIème, XIIème siècles, les peuples de l’Occident se trouvèrent en possession d’un mode de transport infiniment plus puissant que celui qu’avait connu l’antiquité et permettant de transporter de lourdes charges sans infliger le travail forcé à l’homme. La civilisation qui se développa alors ne connut pas l’esclavage, parce qu’il n’était plus nécessaire.
Ainsi, l’histoire de l’Occident se partagerait « en deux périodes bien distinctes » :
« Avant le Xème siècle, la force motrice animale n’est pas encore conquise, l’homme est le seul moteur efficace, et tous les transports supérieurs à 500 kilos sont exécutés à bras.
« La pénurie des moyens de traction entrave le développement des moulins à eau pour la mouture du blé et le traitement des matières premières, maintient de ce fait l’industrie dans un état d’émiettement complet, pèse lourdement sur l’état social et entraîne l’institution du travail forcé.
« Après le Xème siècle, au contraire, le moteur animal entièrement conquis libère le moteur servile, donne un puissant essor aux transports sur terre, favorise l’emploi de la houille blanche et de ses applications mécaniques, transforme de ce fait l’industrie émiettée des anciens en une industrie condensée infiniment plus productive, et prépare l’avènement des grandes conquêtes modernes sur la nature » (p. 188).
Si l’esclavage réapparut au XVIème siècle en Amérique, c’est parce qu’il n’y avait ni chevaux, ni bœufs ; et ce n’est pas pour des raisons morales qu’il disparut au XIXème ; les Quakers d’Amérique du Nord, devenus possesseurs de nombreux chevaux et bœufs, en proclamèrent la suppression au milieu du XVIIIème siècle et commencèrent ce mouvement d’opinion contre la traite des noirs qui ne devait aboutir qu’une fois l’Amérique suffisamment pourvue de force motrice autre que la force humaine.
Dans les colonies de l’Afrique Centrale, où le cheval et le bœuf ne peuvent pas vivre, l’esclavage réapparut - et existe encore - « sous l’euphémisme de portage » (p. 181). Enfin le retard industriel de l’Orient proviendrait de ce qu’il ne connut jamais que l’attelage antique.
Telle est la thèse soutenue par le Commandant Lefebvre des Noëttes. Les bases en paraissent inattaquables : l’insuffisance de la traction animale dans l’antiquité est un fait, la découverte de l’attelage moderne au Xème siècle en est également un autre. Quant à l’interprétation de ces faits, remarquons que l’auteur ne prétend pas donner une explication globale de l’esclavage, mais une « contribution » à son histoire.
Il est naturellement superflu d’insister sur l’intérêt que cet ouvrage présente au point de vue marxiste, intérêt signalé par les historiens officiels eux-mêmes. « Argument de premier ordre en faveur du matérialisme historique », dit l’un d’eux. Aux matérialistes, donc, d’en profiter.
R. Queneau