1931

 

Pierre Nikiforov

la Grève

Organisation d'un syndicat clandestin. Préparation à la grève.
Premier Mai.

1931

Organisation d'un syndicat clandestin. Préparation à la grève. Premier Mai. Arrestation.

La victoire « sans effusion de sang » obtenue avec la journée de 9 heures, enthousiasma non seulement les jeunes, mais éveilla aussi les anciens. Les vieux se mirent à prêter une oreille plus attentive aux questions politiques. Mon auto­rité augmenta également de beaucoup parmi toute la population de la flottille. Mes causeries politiques acquéraient un caractère à demi-légal de masse, mais je n'en continuais pas moins à exprimer mes idées avec modération. Je crois que c'est justement mon assurance qui en imposait aux vieux. Toutes les causeries avaient lieu pen­dant le casse-croûte et, parfois., le soir.

L'état d'esprit créé par la victoire me donna l'idée de l'organisation d'un syndicat clandestin. Cette idée reçut un accueil favorable de la part des ouvriers. L'organisation d'un syndicat légal était, à l'époque, impossible ; de plus, je ne tenais pas beaucoup moi-même à la légalisation. Je tenais compte de ce que je ne pourrais pas travailler pendant longtemps et que, d'une manière ou d'une autre, les gendarmes se mêleraient de l'affaire. Je craignis qu'un syndicat légalisé ne restât sans direction convenable et tombât entre les mains des réactionnaires qui, à ce moment, s'étaient comme évaporés.

Ayant consacré quelques réunions à la ques­tion des buts et des tâches des syndicats, nous nous réunîmes en une séance constitutive formée des camarades les plus sûrs. Nous élûmes un comité de direction auquel nous confiâmes le soin d'élaborer les statuts de notre syndicat, de fabriquer un cachet et d'acquérir tout ce qui était nécessaire pour un syndicat clandestin.

Malgré nos méthodes de conspiration, 50 ou­vriers adhérèrent au syndicat. Des fonds assez importants, près de 100 roubles, furent réunis, que nous ne savions en somme pas à quoi dépen­ser. De cette façon, le syndicat commença à fonc­tionner. Mais, comme chaque syndicat doit faire quelque chose, il est naturel que nous nous mîmes à réfléchir sur les moyens de recommander le nôtre à la classe ouvrière. Les membres de notre syndicat posèrent cette question avec insistance devant moi.

Il faut dire que, de pair avec le système d'enrôlement des ouvriers avec tous leurs ascendants et descendants, il existait dans la flottille toute une échelle compliquée de salaires. Lorsque je fis le calcul du salaire d'un ouvrier de catégorie inférieure, je trouvais qu'il ne gagnait en tout et pour tout que 18 roubles au plus par mois. De plus, les conditions du travail lui-même étaient excessivement dures et antihygiéniques ; même les chauffeurs qui accomplissaient un tra­vail de bagnards n'avaient ni costumes, ni gants de travail ; il n'existait aucune organisation sani­taire et médicale.

Voilà les questions qui devaient, en premier lieu, fixer l'attention de notre jeune syndicat. A l'une de nos réunions, je fis un rapport détaillé sur la situation économique des ouvriers de la flottille et j'indiquais que l'amélioration économi­que de leur situation ne pouvait être que le résul­tat d'une lutté organisée.

La réunion chargea la direction du syndicat de se mettre en secret à l'étude détaillée de la situation économique des ouvriers de la flottille et d'élaborer un plan de lutte pour l'application des mesures qui seraient élaborées par la direc­tion du syndicat.

Juste à cette époque, les marins de la flotte volontaire d'Odessa se mirent en grève.

Notre syndicat répondit à cette grève par l'or­ganisation d'une collecte parmi les ouvriers. 400 roubles furent envoyés aux grévistes.

Les ouvriers de la flottille se répartissaient en groupes professionnels de la manière suivante :

Premier groupe : métallurgistes, tourneurs et mécanos.

Deuxième groupe : mécaniciens aux machines, aides-mécaniciens, chauffeurs et hommes prépo­sés au huilage des machines.

Troisième groupe : hommes préposés aux péni­ches et aux pompes ;

Quatrième groupe : matelots.

Les groupes comptant le plus d'hommes et dont l'état d'esprit était le plus révolutionnaire étaient les deux derniers et, lors de notre pre­mier combat, ils avaient joué un rôle décisif. Les deux premiers groupes étaient peu nombreux et faisaient montre d'une certaine retenue. Tant que la flottille hivernait pour les réparations, les deux derniers groupes pouvaient toujours avoir une influence décisive sur la lutte. Mais lorsqu'elle était en mer, ce rôle passait aux premiers grou­pes ; l'issue de la lutte dépendait entièrement d'eux, car l'âme de la flottille : les machines, était entre leurs mains.

Après une inspection minutieuse de nos for­ces, il fut établi qu'en cas de grève les métallur­gistes et les chauffeurs devraient être à l'avant-garde de celle-ci et nous décidâmes de les pré­parer sérieusement.

Il est caractéristique que dès que les ouvriers se mirent à parler du syndicat qui avait été orga­nisé, les métallurgistes se réveillèrent, ayant compris que c'était une organisation véritable­ment ouvrière qui était née Ils se mirent à frap­per avec insistance aux portes du syndicat et exigèrent, sans mots inutiles, leur adhésion. Au­tant il avait été difficile de les faire entrer dans la vie politique, autant il fut facile de les faire adhérer à notre syndicat. Au bout d'un mois, les trois quarts des métallurgistes et des chauffeurs faisaient déjà partie de notre organisation.

Lorsque j'informai le comité du Parti de l'organisation d'un syndicat clandestin, je fus assez froidement reçu : « C'est du blanquisme ! qu'est-ce que ce syndicat clandestin ? que va-t-il faire et comment pourra-t-il défendre les intérêts des ouvriers ? » Voilà ce que j'entendis de toutes parts. Je répondis que notre syndicat était plus une organisation politique de combat qu'une union professionnelle.

L'on me reprocha alors de ne pas m'être mis auparavant d'accord avec le comité.

 Et, lorsque je déclarai qu'il était possible qu'une grève éclatât au mois de mai dans la flot­tille et que notre syndicat était en train d'élabo­rer un programme de revendications, cela causa une agitation extrême :

Un événement semblable à Kertch était une chose extraordinaire.

— Le diable l'emporte, il nous informe de ces choses pour la forme seulement. Pourquoi toutes ces choses se passent-t-elles en dehors du comité ?

— Comment, en dehors du comité ? Mais je vous fais justement mon rapport pour ne pas laisser de côté le comité. Vous m'aviez confié le soin de travailler dans la flottille et j'y travaille, vous le voyez bien.

— Il faut débattre la question de l'opportu­nité d'une grève et savoir si les ouvriers y sont suffisamment préparés.

— Le syndicat lui-même pose la question de la grève et il faut croire qu'elle aura lieu.

Après de longues palabres, il me fut déclaré que le comité ne prendrait pas la responsabilité d'une non réussite.

Je sortis du comité assez peiné. Même les. ou­vriers membres du comité ne m'avaient pas sou­tenu. J'étais seul et je résolus de continuer, seul, à suivre ma voie jusqu'au bout.

N'ayant pas encore pratiqué la lutte fraction­nelle, je ne me sentais guère assuré après une telle réception du comité du Parti ; je craignais de dévier du juste chemin. Néanmoins, il n'y avait rien à faire, il fallait continuer.

La direction du syndicat, ayant préparé les matériaux de l'enquête, fit son rapport à l'assem­blée générale et prépara également une liste des revendications à présenter pour l'amélioration des conditions de travail des ouvriers. Cette liste contenait 32 paragraphes qui englobaient toutes les revendications matérielles et professionnel­les des ouvriers. Le syndicat ratifia cette liste, décida de la présenter le 5 mai à l'administra­tion et de préparer les ouvriers à la grève.

Pour le Premier Mai, il avait été décidé d'ap­peler les ouvriers à faire la grève d'un jour et de vérifier par cette grève le degré de préparation des ouvriers à la lutte. Nous résolûmes de sou­mettre préalablement notre liste de revendica­tions aux ouvriers non syndiqués.

Trois jours avant le Premier Mai, je réunis la jeunesse et lui dis de commencer à faire de l'agi­tation parmi les ouvriers en faveur de la grève du Premier Mai.

Les jeunes se mirent énergiquement, mais sans prendre assez de précautions, au travail. L'admi­nistration s'inquiéta de leur agitation et organisa à ce sujet une conférence présidée par le chef du port. Cette conférence résolut de décider une certaine partie des ouvriers à ne pas abandonner le travail et de mettre le préfet de la ville au cou­rant des événements qui se préparaient. A la veille du Premier Mai, des affiches de l'organisation du Parti et un appel du syndicat, hectogra­phié par moi, furent distribués à bord de tous les bateaux.

Nous avions résolu de ne pas organiser de mee­ting le soir et de le tenir le matin, dès qu'aurait commencé le travail.

Le matin du Premier Mai, tous les ouvriers montèrent à bord et certains d'entre eux se mirent même au travail ; quant aux membres du syndi­cat, ils fumaient paisiblement sur le pont. A 9 heures, la sirène du Victor Choumski se mit à hurler, soutenue par les sifflets des autres bateaux. L'administration, effrayée, s'affaira. Les ouvriers descendirent à terre aux cris de : « Au meeting ! au meeting ! » Ceux qui tentaient de res­ter à travailler furent chassés de force sur le quai. A terre, un meeting fut organisé. Quelques ouvriers et moi fîmes de courtes allocutions et, ensuite, tout le monde décida d'aller débaucher les ouvriers des ateliers, des moulins et les débar­deurs. Toute notre masse se divisa en groupes et partit, chacun vers une destination donnée. Je pris une dizaine d'ouvriers et me dirigeai vers les moulins. Les ouvriers de l'un d'eux se joigni­rent rapidement à nous. A un autre endroit, il nous fallut organiser un meeting.

Ce meeting fut réuni à l'étage supérieur du moulin. Bientôt la police accompagnée d'une pa­trouille militaire arriva et nous cerna. Les agents voulurent monter, mais les ouvriers se mirent à leur jeter sur la tête des sacs de son et descendirent plusieurs flics de l'escalier. La police battit en retraite et se mit à attendre, en bas, la fin du meeting.

Lorsque le meeting fut terminé, les ouvriers décidèrent d'abandonner le travail et, en même temps, exigèrent une augmentation de salaire.

Deux équipes d'ouvriers travaillaient 12 heures par jour chacune au moulin.

J'avais avec moi le matelot Michel, qui s'était échappé du croiseur Otchakov. C'était un grand gars d'une force colossale. Il avait décidé de m'ac­compagner aux moulins. Lorsque nous descendî­mes, nous fûmes aussitôt arrêtés et envoyés au commissariat, escortés par la patrouille.

Au commissariat, nous fûmes interrogés par l'inspecteur Gvozdev. Après. un court interrogatoire, l'inspecteur ordonna de libérer Michel et de m'enfermer dans une cellule.

Le soir, je fus de nouveau convoqué par Gvozdev. Il m'invita à m'asseoir et ordonna qu'on apporte le thé.

— Eh ! bien, Malakanov, nous savons que vous appartenez au Parti social-démocrate, c'est bien ainsi, n'est-ce pas ?

Je regardai Gvozdev, mais ne lui répondis rien.

— Nous n'avons rien contre les social-démo­crates, parce que vous n'êtes pas pour l'assassi­nat des fonctionnaires et que vous limitez votre travail à la propagande.

J'écoutais les sentences judicieuses de l'inspec­teur et continuais à me taire, attendant le mo­ment où il se mettrait à parler son vrai langage, le langage du policier.

Je dis que nous n'aurions absolument rien contre vous, si vous ne troubliez pas la vie publi­que de notre ville... Nous estimons que votre con­duite d'aujourd'hui est une atteinte à l'ordre pu­blic : débaucher les ouvriers des moulins, les ate­liers obligés de cesser le travail en ville, tout cela nous oblige à porter notre attention sur vous.

Ici, l'inspecteur prit une feuille de papier et continua :

— J'ai reçu l'ordre du préfet de vous enjoindre de quitter la ville dans les 24 heures.

— Je ne partirai pas, fis-je d'un ton bref.

— Nous vous ordonnons quand même de quit­ter la ville.

— Je travaille et ne m'en irai pas.

— Cela ne me regarde pas, répliqua l'inspec­teur, s'irritant. Si vous ne partez pas vous-même, nous vous expulserons. J'estime que le préfet a fait montre de beaucoup de condescendance à votre égard.

Il me donna l'ordre à signer et ajouta ces mots :

— Je vous conseille d'obéir à l'ordre du préfet.

Il ne m'avait pas offert de thé, bien qu'il y eut deux verres sur la table.

Je résolus de ne pas partir avant d'avoir accom­pli ma tâche.

La grève du Premier Mai fut couronnée de suc­cès. Nos groupes de jeunes s'étaient dispersés par toute la ville et avaient fait arrêter le tra­vail de tous les artisans, des menuisiers, des ateliers de fabrication de canots, barques, etc. Ils avaient fait quitter le travail aux ouvrières des manufactures de tabac Messaksoudi. Les usines de constructions mécaniques faisaient grève d'une manière organisée.

Beaucoup parmi les jeunes ne furent pas aussi heureux que nous : une quinzaine d'hommes furent amenés devant l'inspecteur Holbach du Ier arrondissement, qui leur fit subir un interrogatoire en règle et ne les libéra, le lendemain, que sur l'ordre du préfet.

Un meeting en plein air fut organisé, la nuit, dans les entrepôts éloignés de la ville ; plus de 1.000 personnes répondirent à notre appel ; mais la police ayant eu vent de notre réunion décida de la disperser.

Des détachements de police, sous le commandement de l'inspecteur Holbach, se dirigèrent vers la montagne. Nos francs-tireurs et une partie des matelots armés s'étaient habilement disposés en cercle autour de notre réunion.

La police mena l'offensive de trois côtés, fran­chit, sans la remarquer, la première barrière de francs-tireurs cachés dans les rochers et, dès qu'elle atteignit la seconde ligne de francs-tireurs, ceux-ci la reçurent par un feu nourri. Les poli­ciers s'orientant mal dans l'obscurité, pris de pa­nique, s'enfuirent. Les francs-tireurs sortirent de leurs abris en criant : « Hourra ! » et augmentè­rent encore la panique en tirant des coups de revolver. En se sauvant, les policiers se heurtè­rent aux barrières de francs-tireurs dissimulés et ceux-ci se mirent à mitrailler la police en fuite. Plusieurs policiers furent désarmés ; nous confis­quâmes le revolver et le sabre du sous-inspecteur. Le sabre fut aussitôt brisé. La police subit une défaite complète et le meeting réussit entière­ment. La moitié des ouvriers de la flottille étaient là ; il y avait également beaucoup d'anciens. Les débardeurs avaient bien travaillé, eux aussi.

A la fin de la réunion, nous décidâmes de des­cendre en corps en ville. Les francs-tireurs étaient partis par des chemins connus d'eux seuls. Nous descendîmes en tourbillon sur la large perspective Vorontzov. La police nous attendait, pen­sant nous attaquer, mais, voyant la foule énorme qui descendait, elle n'osa pas le faire et se mit à regarder en silence, étonnée, le torrent bruyant qui passait devant elle. L'hésitation de la police s'expliquait, non par le nombre des manifestants, mais surtout parce que la masse était constituée presque entièrement par des ouvriers avec les­quels il était dangereux de prendre contact. Le succès du Premier Mai fut énorme et l'organisation de Kertch en fut fière.

 Le lendemain, la direction du syndicat se réunit pour examiner le rapport sur la préparation de la grève.

La direction présenta la liste des membres du comité de grève, ainsi que la liste des délégués qui devaient figurer légalement comme étant les diri­geants de la grève, remettre le cahier de revendi­cations à l'administration et mener au nom du comité tous les pourparlers avec celle-ci. Il fut décidé de garder le secret, même devant les ouvriers, sur la composition du comité de grève, la composition de celui-ci ne devant être connue que de la direction du syndicat. Nos revendica­tions politiques étaient : la fête du Premier Mai et la journée de 8 heures. Nous discutâmes long­temps s'il fallait exiger la convocation de l'As­semblée constituante, mais résolûmes de présen­ter, pour la première fois, le moins possible d'exi­gences immédiatement irréalisables.

Le Premier Mai et la journée de 8 heures étaient des questions ayant une importance poli­tique de principe, c'est pourquoi nous estimions que ces points seraient suffisants pour donner un sens politique à notre programme économi­que. Parmi nos autres revendications, nous avions présenté : la création d'un comité ouvrier qui au­rait le droit de contrôler le renvoi des ouvriers, et l'augmentation des salaires de 30 à 40 %. Nous élûmes pour les pourparlers une délégation composée d'anciens, parmi les plus fermes et les plus tenaces. Je fus compris dans la délégation afin de soutenir, en cas de besoin, les délégués pendant les pourparlers. Un groupe spécial de francs-tireurs, composé de jeunes, fut créé pour surveil­ler la police et opérer la liaison avec la troupe. A la tête de ce groupe nous plaçâmes Michel en le chargeant de ne pas laisser la jeunesse s'em­baller.

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