1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 3

1941

 

3

 

Par une chance inespérée Georges avait, le soir même, trouvé une machine d'occasion à un prix abordable. La conscience inquiète, il avait fait le tour de tous les mécaniciens qu'il connaissait et ayant découvert ce qu'il fallait, il l'avait payé de son argent et chargé sur ses frêles épaules. Ce matin, pendant qu'il mettait la machine en état, sa femme, en allant au marché, était passée à la permanence annoncer la nouvelle, toute heureuse que son mari n'ait plus à lui adresser un muet reproche d'une faute imaginaire.

Sur le champ, les copains du comité de rayon s'étaient cotisés ; plus tard, au fur et à mesure que l'argent des souscriptions lancées dans les cellules rentrerait, ils seraient remboursés ; c'est du moins ce qui avait été décidé, mais ils n'y comptaient pas trop.

– Ils n'iront pas la chercher si loin.

– J'ai bien peur que le copain ne veuille pas la garder chez lui ; pour un premier jour, un dimanche encore, qu'est-ce qu'il s'est tapé comme boulot  !

A part Armandis, eux deux sont les seuls à connaître l'adresse du sympathisant chez lequel la machine est cachée. A présent ils montent chercher un dernier paquet de tracts. Plus que deux ou trois soirées de travail et toutes les usines du rayon auront leur distribution pour le 1er août.

Gabriel imite l'intonation d'une écolière récitant sa leçon :

– La joie du devoir accompli est la plus belle chose sur terre.

Le chemin de raccourci monte dur. Marchant ainsi côte à côte, jeunes mâles combatifs, l'esprit à l'aventure, ils auraient envie de chanter des chansons de défi et de fraternité ; mais ils ont beau chercher, ils ne trouvent que des scies lamentables.

Par moment, tout en bas, on entrevoit le Seine. Des petits pavillons de rentiers sont jetés un peu au hasard sur la pente. En passant devant une grille, Gabriel remarque :

– Elle n'est pas mal la bicoque  !

– Je n'aime pas les petites maisons, répond Lucien ; regarde, au lieu d'avoir là de grandes pelouses avec de belles perspectives qui descendent à la rivière, on ne voit que des toits. Des égoïsmes clôturés.

– Reste quand même qu'elle ferait bien notre affaire.

– Ah  ! oui alors  !

Ils rêvent d'une propriété bien discrète, d'immenses classeurs avec tous les renseignements politiques, des machines à imprimer dans un souterrain. De là ils organiseraient des équipes d'agitateurs et de distributeurs auxquels ils assureraient leur lendemain pour qu'ils n'aient pas peur de se donner à fond dans la lutte. La. bonne parole toucherait tout le monde et fatalement triompherait. Fatalement  ! tellement ils sont sûrs d'avoir raison, sûrs que leurs conceptions feraient le bonheur de tous.

Ils arrivent en haut du coteau ; les pavillons se resserrent et sont réduits à leur plus simple expression : quatre murs et un toit de tuiles rouges. La zone prolétarienne commence.

De maison en maison les postes de T. S. F. reprennent la même rengaine.

A l'extrémité du lotissement la bicoque du vieux Fernand pareille aux autres. Il avait dû trimer pour l'avoir.

Campé dans son petit carré de jardin, il regarde faire un homme en cotte bleue, dans la cour du garage voisin. Le garagiste de petite taille et d'allure peu soignée vient de terminer une opération de transvasement du contenu d'un tonneau dans une bonbonne en verre garnie d'osier ;

– Je te dis que celui qui veut, arrive toujours à s'élever, reprend-il d'un ton boursouflé de suffisance.

– Mais ceux qui n'ont pas la force, objecte en souriant le vieux Fernand. Il en a entendu de ces discussions, quand il était militant anarchiste  !

Tu peux tout de même pas t'occuper de tout le monde, c'est une question de " démerdage ". Regarde, moi . Eh bien je vais leur foutre de l'eau de pluie dans leurs accus, à la place d'eau distillée ; et ces messieurs, tout fins qu'ils sont, n'y verront que du feu. Faut savoir y faire, c'est la vie.

Voyant que ses vantardises n'étaient pas du goût de son voisin, il continue son monologue.

– Oh je sais bien, toi, avec tes idées  ! Eh bien, moi je n'en veux pas de ton système de grande usine pour tout le monde, j'aime ma liberté.

Le copain enlève sa pipe et posément lui répond :

– Quand la station Citroën du croisement sera terminée, tu ne diras peut-être plus ça.

Serrement de mains. Le garagiste les dévisage et hésite un peu à continuer la conversation. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien venir faire ici  ? Voilà déjà la troisième fois depuis ce matin qu'il observe ce va-et-vient de paquets. Un de ses compagnons l'appelle :

– Patron, on vous demande.

Le client tempête. De jour en jour on lui promet sa voiture et voilà qu'elle n'est encore pas prête. Il mange de l'argent. Fallait le lui dire avant, il serait allé ailleurs.

S'adressant à Lucien et Gabriel, le vieux Fernand indique d'un signe de tête la scène :

– Il nomme ça de la liberté  ! Venez, ma femme doit avoir fini sa vaisselle.

Une jeune fille, les ongles vernis, vient à leur rencontre. Fine et coquette, souriante, elle dit :

– Bonsoir, camarades.

Elle appuie sur " camarades .

– Ah  ! quand même  !

Ce matin elle disait toujours " messieurs ". Lucien l'a tellement taquinée que maintenant elle arrive à dire camarades. Elle enlève le pain et le vin qui restent sur la table. La mère vient y donner un coup de torchon.

– Vous prendrez bien une tasse de café  ?

Et avant qu'ils puissent faire des manières, elle dit à sa fille :

– Mets les tasses, Aline.

– C'est la dernière fois pour aujourd'hui, que nous venons vous embêter.

Lucien cherche à consoler cette brave femme ; elle doit en avoir assez de nettoyer tout après leur passage, brûler les tracts loupés, les clichés pleins d'encre et les chiffons auxquels ils s'essuient les mains souillées. Une machine d'occasion ça ne tourne jamais bien rond, et ils n'ont pas encore eu le temps de la mettre complètement au point.

– Vous savez, moi ça ne me gêne pas.

Elle aussi a travaillé en usine et son homme, maintenant assagi, fut un dur. Il a été arrêté dans bien des grèves. Elle comprend bien les choses, mais ce garagiste  ! Il a une si triste mentalité ; il serait bien capable de faire des histoires.

Craignant que sa femme se plaigne trop, le père intervient ; il parlera aux camarades quand le coup de presse sera passé ; ce n'est pas le moment de leur créer des difficultés supplémentaires.

Les copains se sont mis au travail. Pendant que l'un tourne la manivelle, l'autre trie les feuilles qui passent en double, puis fait des paquets bien égaux pour imprimer le verso avec un autre cliché.

– Et mademoiselle retournera-t-elle dans sa nouvelle place  ?

Lucien appuie, amicalement ironique, sur le mot "Mademoiselle". Gabriel ne dit rien, chaque fois qu'il approche une jeune fille il devient muet. Le père se rembrunit.

– Si j'avais été libre demain, je serais allé lui dire notre façon de penser, à ce bourgeois. C'est une honte. Faire appeler ma fille dans son bureau et la faire tourner pour voir si elle est réellement bien faite. Vous vous rendez compte  ? Ça s'imagine qu'on élève des gosses pour leur plaisir, qu'on fait un effort pour leur donner une instruction pour après en arriver là.

Un peu déclamatoire, il continue :

– De la question matérielle, je m'en suis toujours foutu, j'aurais pu être contremaître et gagner le double si j'avais voulu brider les autres. Du moment que j'avais ma croûte assurée ça me suffisait. Mais ce qui m'a fait souffrir c'est ma dignité piétinée. Devoir obéir à des crétins arrogants. Quelle misère. Mais ça alors ; c'est un comble. Je vous jure, si j'avais dix ans de moins, il me le paierait cher.

La colère du vieux Fernand trouve chez Lucien une étrange résonance. Ce matin, sur le chemin du retour il avait indigné Gabriel en lui disant :

– Je lui proposerai bien l'hospitalité de notre chambre, dommage que ce soit la fille d'un copain. Tu vois j'ai encore des préjugés.

C'était plutôt parce qu'il savait que l'accuei1 chaleureux leur était fait en tant que militants du parti. Autrement il n'aurait pas eu tant de scrupules pour répondre aux sourires d'Aline.

Mais pour un bourgeois, ce n'était pas la même chose ; il n'avait qu'à chasser parmi les poules de son milieu. Les femmes du peuple venaient à l'usine pour gagner leur pain, elles donnaient leur travail en échange ; c'était le contrat de la société actuelle ; déjà assez révoltant qu'il les exploite. Mais si, en plus de cela, le bourgeois abusait de sa situation pour extorquer des faveurs, sûr de l'impunité, alors Lucien avait envie de prendre le revolver. Malheureusement, bien souvent, les ouvrières elles-mêmes cavalaient après.

La jeune fille rit :

– Je ne savais même pas ce qu'il me voulait, j'ai tourné.

Elle lève un peu les bras et tourne comme un mannequin, puis d'un rire railleur fait voir ses dents éclatantes rehaussées par son rouge, si bien que Lucien, tout étonné, trouve qu'après tout le maquillage n'est pas si mal que ça.

– Un petit bonhomme tout moche, il en faisait des gros yeux.

– Il n'y a pas de quoi rire, gronde le père.

Craignant que son mari s'emporte, la mère intervient.

– Allons, ne tournez pas tout au tragique, vous êtes tous les mêmes, les hommes.

– En tout cas, je ne veux pas qu'elle retourne dans cette boîte.

– Partout ce sera la même chose ; d'ailleurs ta fille est assez grande pour se défendre, surtout qu'elle n'attend pas après son travail pour manger.

Femme énergique, elle a su les mettre au pas, ceux qui voulaient s'y frotter sans consentement.

– C'est pas cette petite jaunisse qui me fait. peur, appuie Aline.

On frappe. Le père va ouvrir. C'est Robert, le fils de la maison, qui arrive tout en nage.

– T'as encore fait le fou en vélo, réprimande tendrement la mère.

Les copains qui avaient poussé la porte du débarras ouvrent et reprennent les manivelles.

– On a été jusqu'à Rambouillet avec Gilbert et Lulu, s'exclame le garçon.

– Tu pourrais au moins être là pour le dîner, ronchonne le père, sans donner double travail à ta mère.

Mais celle-ci, tout en servant la soupe, prend la défense de son fils  :

– On dirait que tu n'as jamais été jeune. Laisse-le donc profiter des beaux jours, l'hiver sera assez long.

– Tu vois ce gaillard, reprend le père en s'adressant à Lucien, je voulais faire de lui un ingénieur, mais il ne veut pas aller à l'école, alors que j'aurais tant voulu y aller sans l'avoir jamais pu.

De sa voix claire, s'adressant également à Lucien, le garçon se défend ; on sent que dans cette maison la terreur paternelle est inconnue.

– Je ne veux pas devenir un bourgeois, et d'abord ils n'ont pas de sous pour m'envoyer à l'école et justement cette année je finis mon apprentissage comme ajusteur dans l'aviation. Maintenant que je pourrai gagner quelque chose, il veut m'envoyer à l'école. Et je ne veux pas lâcher les copains.

– T'as pas à te plaindre, répond Lucien au père, c'est ton éducation.

– Au moins il devrait s'intéresser à autre chose, reprend celui-ci à moitié consolé.

– Il préfère aller à la Cipale, taquine la sœur.

Le garçon lui fait une grimace. La mère, par crainte que Lucien n'appuie le père, s'insurge :

– Tu ne vas tout de même pas déjà abrutir ce gosse avec ta politique, il aura bien le temps de s'en mettre en revenant du régiment.

– Et dans notre coin il n'y a rien, s'excuse le gars tout en mangeant ses œufs coupés dans la salade.

Le tirage est terminé. Lucien et Gabriel ficellent les paquets de tracts pendant que le vieux tourne les boutons de son poste pour essayer d'accrocher Moscou. Mais l'atmosphère est hostile.

– On entend mieux quand il pleut, leur dit-i1 avec regret.

Robert s'est levé, a mis une pomme en poche, pris un morceau de fromage avec du pain :

– A bientôt les copains.

– Ne rentre pas trop tard, Robert, recommande la mère.

Il l'embrasse, cherche à bousculer en chahutant le père et la sœur, puis avant qu'ils puissent le saisir à eux deux, il file, vif comme un éeureui1.

– Alors, nous aussi, on se sauve.

Fernand et Lucien se regardent dans les yeux; le vieux est en proie à une crise de conscience.

– D'après toi, faut-il que je débraye le 1er août  ?

La mère sait que si les copains poussent son mari, il marchera. Pourtant cette grève générale échouera, une fois de plus il restera sans travail. Chaque fois que ça commençait à aller un peu mieux, un événement néfaste venait détruire leur bien-être familial.

Les copains sentent bien la situation ; dans une réunion ils auraient peut-être été intransigeants, mais ici le cœur leur manque.

– Tu verras ça à l'atelier, si les autres débrayent, évidemment, sinon tu leur expliqueras qu'à cause de leur recul, tu es forcé d'en faire autant.

Les adieux sont joyeux, et subitement ils comprennent que cette question de grève générale les avait tous plus ou moins oppressés.

Au garage on travaille toujours. Leur paquet sous le bras, ils descendent vers la vallée.

Gabriel, songeur :

– Quelle belle famille  !

– Oui, mais pour être militant, il ne faut pas se marier... C'est quelquefois dommage.

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