1844 |
Source : numéro 2
(troisième année) du Bulletin communiste, 12 janvier
1922, avec d'autres lettres, précédées de l'introduction
suivante de la traductrice Alix
Guillain : |
Si jamais il fut un temps grand et intéressant pour le penseur, c'est bien le nôtre. Oui le nôtre, car il est infiniment plus grand que tous les autres. A notre époque, les contradictions dans toutes les sphères, religieuse, politique, et sociale ont atteint leur point culminant, la phase la plus aiguë et en même temps on voit déjà apparaître la solution de toutes ces contradictions, comme il est naturel lorsqu'elles ont atteint leur maximum d'extension et d'intensité. Déjà une main géante s'apprête à trancher ce nœud gordien... Mais, me diras-tu, si le présent offre tant de charmes et a tant d'attraits pour toi, pourquoi donc ce mécontentement amer ? C'est ici que nous touchons la différence spécifique, au rien qui crée un abîme. Tant que je contemple le présent et ses institutions uniquement comme objet de la pensée, ils ne m'offrent en effet qu'un intérêt et qu'un plaisir des plus profonds et des mieux fondés. J'envisage alors le présent, comme je contemple la torpeur des peuples de l'Inde, les déformations des Juifs, et l'esprit positif et hostile à toute poésie des Romains. Oui, mon temps m'offre même davantage, puisque ce qu'il contient a plus de profondeur. Mais cet intérêt, il ne l'offre qu'en tant qu'objet de la pensée. La pensée est froide, elle est impersonnelle. Mais, les institutions du présent ne peuvent pas être purement et simplement des objets de la pensée, et cela précisément parce qu'elles sont encore du présent. C'est ma destinée d'exister en elles, d'y exister par tous les fibres de mon être, de vivre en elles. Mais alors ce n'est pas seulement la pensée qui est mise en jeu, c'est le cerveau, le cœur, le sentiment, la chair, le sang, l'homme tout entier. Ces actualités sont profondes et grosses d'idées, mais les aimer, aimer, non, grand Dieu je ne le puis ! Elles ne peuvent rendre heureux, elles ne peuvent contenter celui qui y vit.
...Pour voir notre époque en rosé, il faut ne l'envisager que comme l'objet d'une pensée, d'une pensée qui n'a d'autre intérêt que de rechercher partout la raison1 dans tout es que l'esprit a créé. Mais du moment qu'on y vit, tout change ; vous voyez alors se dresser devant vous tout ce qui s'y trouve de morbide et de hideux, le manque de cœur, le vide de l'esprit, toute la détresse humaine ! Et tout prêt que je sois à ne pas voir dans toutes ces difformités des faits inexplicables et absurdes, tout disposé que je sois à y voir l'aboutissement logique d'une idée qui a sa raison d'être dans l'histoire humaine, elles n'en sont pas moins — peu importe si je peux expliquer le fait ou non — offensantes et blessantes par leur existence.
C'est aussi pourquoi je ne peux trouver de plaisir dans les difformités, les monstruosités de notre vie sociale, c'est pourquoi je ne peux même pas y demeurer, et je m'isole et cherche mon plaisir, mon repos autre part.
Note