Jacques Droz
L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920
IV. Divisions idéologiques au sein de la Première Internationale
entre 1864 et 1870
1965
DIVISIONS IDEOLOGIQUES AU SEIN DE LA PREMIERE INTERNATIONALE ENTRE 1864 ET 1870
Dans l’ensemble, les principes qui ont été émis par le conseil général dans le préambule des statuts de la Première internationale, ont été acceptés par les différentes sections, en particulier lors du premier congrès de l’Internationale à Genève en 1866. Mais cette unanimité dissimule mal de profondes oppositions. Ces oppositions se sont présentées, dans l’histoire de l’Internationale, sous deux formes : d’une part opposition entre Marx et les proudhoniens, d’autre part opposition entre Marx et les bakouninistes, - bien qu’il ne faille pas donner à ces divers courants idéologiques des formes trop définies.
I. L’opposition entre marxistes et proudhoniens
La tendance proudhonienne au sein de l’Internationale est une tendance que l’on appelle souvent mutualiste. Elle est anti-collectiviste et anti-étatiste qui frise souvent l’anarchie. De nombreux chefs du mouvement ouvrier, et en particulier du mouvement ouvrier français, sont d’origine artisanale. Ils se contentent de demander des facilités de crédit, des marchés protégés, des coopératives de production. La plupart d’entre eux jugent les mots d’ordre du collectivisme dangereux, nuisibles, voire même absurdes. Ils désirent une évolution pacifique et progressive, rejetant toute espèce de mots d’ordre révolutionnaires. Fribourg qui, au sein de la section française de l’Internationale, représente le mieux cette tendance proudhonienne, voit dans l’Internationale " un instrument pour aider le prolétariat à conquérir pacifiquement, légalement et moralement, la place qui lui revient au soleil de la civilisation ". Ces proudhoniens éprouvent une très grande méfiance à l’égard des grèves, qu’ils estiment parfois inévitables, mais toujours indésirables. Ils réprouvent, d’autre part, toute espèce de législation sociale, toute intervention de l’Etat dans les rapports entre le capital et le travail. Bref l’exigence de la justice selon eux – une justice qu’ils envisagent selon le vocabulaire proudhonien - demande la disparition de l’Etat, de toute autorité étatique. Et ils estiment que le collectivisme communiste instaurerait, en l’exagérant, l’autorité de cet Etat. Ils préconisent par contre la création de coopératives de production, la création de ce qu’ils appellent des banques du peuple. Et le système politique qu’ils envisagent à la suite de Proudhon, est une fédération de communes et de coopératives.
A l’égard de ces proudhoniens, Marx éprouve bien entendu une très vive hostilité. Il parle dans sa correspondance du " sentimentalisme ", de la " phraséologie horrible " des socialistes français. Dans cette réprobation du proudhonisme il est soutenu par les trade-unionistes anglais. Cependant, si hostile qu’il fût aux proudhoniens, aux mutualistes, Marx estime qu’il ne faut pas les attaquer de front, qu’il faut faire à leur idéologie les plus larges concessions. Et sa politique sera, dans la mesure du possible, d’éviter toute espèce de discussions théoriques avec ses adversaires.
Le conflit entre marxistes et proudhoniens au sein de l’A.I.T. s’est manifesté pour la première fois lors de la conférence de l’Internationale qui s’est tenue à Londres en septembre 1865. Il avait été prévu pour cette année 1865 un congrès, mais faute de temps le congrès ne put pas être organisé. En 1865 il n’y eut qu’une conférence de l’Internationale, c'est-à-dire des secrétaires des différentes sections, où d’ailleurs ne furent représentés que des délégués anglais, français, belges et suisses. Or, à cette conférence de Londres, la discussion porta essentiellement sur le problème de la Russie, et le conseil général prévoyait le vote d’une résolution condamnant la Russie tsariste et préconisant, sur la base du principe des nationalités, la reconstitution de la Pologne. Or les délégués français d’inspiration proudhonienne se prononcèrent contre la proposition du conseil général. Et ceci, pour deux raisons. D’une part, parce qu’il s’agissait là d’une question politique, et les proudhoniens ne veulent pas participer à des débats de caractère politique. D’autre part, parce que cette proposition s’inspirait du principe des nationalités que Proudhon au cours de sa carrière avait constamment combattu ; à propos de l’unité italienne notamment (1859-1860), il avait écrit un certain nombre d’ouvrages dans lesquels il condamnait l’idée de nationalité. Pour ces deux raisons, par conséquent, les proudhoniens ont pris position très nettement, à Londres, contre la proposition du conseil général qu’ils ont fait échouer. Et cette opposition des proudhoniens à l’idée de nationalité allait d’ailleurs revenir constamment au cours des prochains congrès.
Le congrès de Genève, qui se tint en septembre 1866 et qui est le premier congrès de l’A.I.T., marque d’une façon évidente la prépondérance au sein de l’Internationale des éléments proudhoniens, et le ton des débats (1) est donné par la délégation française, en particulier par Tolain et Fribourg. Ces derniers défendirent le principe de l’émancipation ouvrière par la généralisation des mutualismes : il faut établir l’échange sur la base de la réciprocité, par l’organisation d’un système de crédit mutuel et gratuit, national puis international. Il ne s’agit pas de détruire la société existante, mais de l’aménager. Le point de vue proudhonien l’emporta en particulier à propos de la question des grèves, qui furent condamnées comme une méthode de combat brutale. Et les proudhoniens s’opposèrent à l’idée d’une règlementation des heures de travail par voie autoritaire, contre laquelle ils invoquèrent la liberté des contrats et des contractants. Sur un point cependant – et signe d’une évolution qui n’allait pas tarder à se produire – les proudhoniens furent mis en minorité. Ils auraient voulu que le droit d’être membre de l’A.I.T., ou tout au moins le droit de participer aux congrès de l’A.I.T., fût réservé aux travailleurs manuels, à l’exclusion de ceux que l’on appelle aujourd’hui les intellectuels et que l’on appelait alors les " ouvriers de la pensée ". Tolain fit valoir dans son discours qu’il ne s’agissait pas d’une haine systématique, mais que dans les conditions présentes les travailleurs devaient considérer comme leurs adversaires tous les membres des classes privilégiées, qu’ils tinssent leurs privilèges du capital ou qu’ils les tinssent d’un diplôme. Et Tolain déclara : " En présence de l’organisation sociale actuelle dans laquelle la classe ouvrière soutient une lutte sans trêve et sans merci contre la classe bourgeoise, il est utile, indispensable même, que tous les hommes qui sont chargés de représenter ces groupes ouvriers, soient des travailleurs ". Les ouvriers proudhoniens, en adoptant cette attitude, craignaient surtout que les milieux républicains missent la main sur le mouvement ouvrier. Or cette position ouvriériste des représentants français à l’A.I.T. fut jugée inacceptable, non seulement bien entendu par les membres du conseil général, mais encore par les délégués anglais. En Angleterre une collaboration s’était établie en effet entre les trade-unionistes et les intellectuels radicaux au sein de ce que l’on appelait la Ligue pour la Réforme (Reform League) qui d’ailleurs obtint l’année suivante la réforme électorale de 1867. La position anglaise anti-proudhonienne fut soutenue par les délégués suisses, si bien que les français sur ce point se trouvèrent en minorité.
Le congrès de Lausanne qui a eu lieu l’année suivante (septembre 1867), va voir s’affaiblir le point de vue proudhonien. Sur deux points essentiels, en effet, le congrès de Lausanne à propos de la question de la nationalisation des chemins de fer et en faveur de la propriété collective de la terre. Ce sont des idées qui sont encore lancées seulement, mais qui, à Lausanne, reçoivent un vaste écho. Et, deuxième point, le congrès déclara que la privation des libertés politiques était un obstacle à l’impulsion économique et sociale du prolétariat. Collectivisme d’une part, priorité de l’action politique de l’autre, sont affirmés cette fois en opposition avec les thèses mutualistes. Cependant on constate une désagrégation du front proudhonien, et ceci surtout sous l’action du délégué belge Cesar de Paepe, qui exerce une très grosse influence auprès des milieux belges et qui est devenu secrétaire correspondant de la fédération belge de l’Internationale. Or Cesar Paepe, jusqu’alors partisan de l’anarchisme proudhonien, évolue progressivement, du fait des grèves qui se déroulent alors, vers des solutions collectivistes. Il alla, en provoquant d’ailleurs l’indignation des proudhoniens, jusqu’à réclamer à Lausanne la collectivisation des terres. " Le sol, déclare-t-il, est la matière première de tous les produits, l’origine de toutes les richesses. Accorder à quelques hommes la propriété du sol, c’est donc rendre l’humanité tributaire de ces quelques hommes. Si ces hommes ne cultivent pas eux-mêmes la terre, pourquoi auraient-ils droit sur le travail d’autrui ? " D’autre part, au congrès de Lausanne, l’on assiste à une évolution des proudhoniens français eux-mêmes, qui correspond à celle qui a lieu au sein de la section française de l’Internationale. Les proudhoniens français deviennent de moins en moins irréductibles à l’égard d’une action politique et envisagent même maintenant une collaboration avec les républicains. C’est en effet pendant le congrès de Lausanne que se passe l’épisode suivant. Dans la ville toute proche de Genève se tient à ce moment-là un congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, de caractère pacifique, auquel assistent un très grand nombre d’intellectuels et d’hommes politiques républicains et radicaux, mais d’origine bourgeoise, comme pour la France Victor Hugo, pour l’Italie Garibaldi, pour l’Angleterre John Stuart Mill et John Bright. Or, malgré une certaine résistance de Marx, les membres de l’A.I.T. ont accepté personnellement de participer au congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté. Sans doute ont-ils présenté à cette Ligue certaines conditions. Mais il n’empêche que Tolain a personnellement participé aux travaux de cette Ligue. Il est évident que c’est là le signe de rapprochement entre les milieux français de l’A.I.T. et les milieux républicains.
Les deux congrès suivants, celui de Bruxelles (septembre 1868) et celui de Bâle (septembre 1869), vont marquer la victoire définitive du collectivisme sur le proudhonisme.
Au congrès de Bruxelles, la section belge conduite par Cesar de Paepe a fait prévaloir, en accord avec Marx, le principe de l’appropriation collective du sol, des mines et des chemins de fer, au grand scandale du dernier carré des proudhoniens français. Les belges ont fait triompher ce principe avec l’appui des délégués anglais et allemands. Paepe a déclaré au cours de la discussion : " La petite propriété morcelée est condamnée au nom de la science. Quant à la grande propriété industrielle, elle est condamnée au nom de la justice. Pour nous il n’y a donc point de milieu. La terre doit être la propriété des travailleurs ruraux associés, ou elle doit être la propriété de la société entière ". Et le congrès de Bruxelles a voté une résolution en faveur de la création de sociétés coopératives qui doivent être appelées à exploiter des richesses appartenant à l’Etat.
Le congrès de Bâle va plus loin encore. Par 54 voix contre 4 voix (qui sont celles de proudhoniens français) et 13 abstentions, le congrès déclara que la société a le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de la faire entrer dans la communauté. Il s’agit cette fois, donc, d’un texte voté à une énorme majorité et qui présente un caractère nettement collectiviste. L’importance du congrès de Bâle provient de ce qu’il représente, cette fois (et non plus comme les premiers congrès de l’Internationale), l’ensemble de la classe ouvrière européenne. Les socialistes allemands y ont été représentés par Liebknecht, les belges par Cesar de Paepe, l’Angleterre est représentée par l’un des leaders des trade-unions, Lucraft. Il y a même eu à ce congrès, pour la première fois, une délégation provenant des Etats-Unis, de la National Federation of Labour. Cependant, à ce congrès de Bâle, a fait son apparition, en tant que représentants de la section italienne de l’Internationale, la personnalité de Bakounine qui va dorénavant créer contre les marxistes une seconde forme d’opposition.
II. Ainsi, une fois l’opposition proudhonienne liquidée, c’est l’opposition bakouniniste ou anarchiste qui va jouer un rôle déterminant. En effet, au congrès de Bâle l’opposition s’est manifestée pour la première fois entre les partisans de Marx et les partisans de Bakounine. Bakounine a derrière lui, à cette époque, un long passé révolutionnaire. Fils d’un grand propriétaire terrien russe, il a très vite évolué vers une action révolutionnaire de caractère à la fois panslaviste et nihiliste. C’est à ce titre qu’il a participé aux révolutions de 1848, d’abord en Bohême lors de la réunion du congrès de Prague au printemps 1848, et lors de la construction des barricades de Dresde où il a lui-même combattu en juin 1849. Condamné à mort après cette insurrection, il a été livré au gouvernement russe qui l’emprisonna dans la forteresse Pierre et Paul et ensuite l’exila. En 1860, il réussit à s’évader de Sibérie, et à travers les Etats-Unis il vint s’établir en Europe. En 1864, il s’établit en Italie. Il est à ce moment-là converti sur le plan intellectuel à l’athéisme le plus total et à l’anarchisme. En Italie il a essayé d’utiliser les restes du mouvement mazzinien dont il combat d’ailleurs le caractère nationaliste et religieux. Mais il utilise les groupements mazzaniens pour constituer une société secrète, la Fraternité Internationale, qui rayonne assez rapidement sur d’autres pays que l’Italie. Pour asseoir son influence, il a essayé d’entrer en rapport avec la Ligue de la Paix et de la Liberté ; il aurait voulu ajouter au programme de cette Ligue des clauses économiques et sociales. Mais il n’obtient pas de ce côté le résultat souhaité. Et c’est alors, qu’après avoir échoué dans ses rapports avec la Ligue de la Paix et de la Liberté, il a fondé en septembre 1868, notamment avec les éléments italiens, espagnols et français (du sud de la France), l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste. Cette Alliance adopta un programme extrêmement édulcoré ; mais elle était doublée par des éléments plus restreints de la Fraternité Internationale, alliance secrète dont le programme consiste à conquérir l’A.I.T. à des vues anarchistes. Or l’Alliance Internationale va demander son adhésion à l’A.I.T. Le conseil général a donné à cette demande d’adhésion, sous l’influence de Marx, une réponse négative. Mais, une fois l’Alliance dissoute, il a autorisé les adhésions individuelles des diverses sections de l’alliance à l’A.I.T. Par conséquent l’Alliance n’est pas entrée en bloc dans l’Internationale ; les diverses sections ont pu adhérer individuellement à l’Internationale. C’est ainsi que, représentant des sections italiennes, Bakounine a pu participer en 1869 au congrès de Bâle.
Or, au congrès de Bâle, Bakounine a remporté un très important succès. Il a posé la question de la suppression complète de l’héritage. Ce point de vue fut combattu par les marxistes, notamment par Eccarius, qui traita la question de l’héritage de " vieillerie saint-simonienne ". Mais le point de vue de Bakounine l’emporta malgré tout par 32 voix contre 23 et 19 abstentions. C’est ce vote du congrès de Bâle en faveur de la position bakouniniste qui a provoqué la rupture définitive entre Marx et Bakounine. Bakounine écrira plus tard : " Au congrès de Bâle, nous avons remporté une victoire qu’on peut dire complète, non seulement sur les proudhoniens doctrinaires et pacifiques, mais également sur les communistes autoritaires de l’école de Marx. Voilà ce que Marx n’a jamais pu nous pardonner, et pourquoi, après ce congrès, lui et les siens ont commencé contre nous une guerre qui ne tend à rien moins qu’à notre démolition complète ".
Quelles étaient donc les divergences entre Marx et Bakounine ? Elles portent sur trois points essentiels.
1) Premièrement sur le but à atteindre, sur le sens même de la révolution. Bakounine préconise un collectivisme anarchiste et fédéraliste. Il ne veut qu’aucune limite soit établie à la liberté individuelle. Il ne veut pas, par conséquent, d’Etat et préconise un régime d’anarchie. " Tout exercice d’autorité corrompt et toute soumission à l’autorité avilit ", déclare-t-il. Il condamnait sans exception toutes les formes politiques existantes. Il estimait une république démocratique plus dangereuse même qu’une monarchie autocratique.
2) Le deuxième point de divergence (et c’est le principal) porte sur les moyens à employer. Bakounine repousse toute action politique de la classe ouvrière, notamment la participation aux élections, la lutte pour des réformes sociales. Ce sont là pour lui une trahison à l’égard de la révolution. Il refuse donc tout compromis avec le système existant et il compte sur l’insurrection généralisée des communes. C’est seulement au sein des groupements humains de petite importance que l’on peut, selon lui, trouver le respect du droit et de la justice humaine. Et surtout, pour amener cette action révolutionnaire, Bakounine ne fait pas confiance essentiellement aux paysans pauvres, aux ouvriers dont le développement industriel est encore primitif, et avant tout aux intellectuels déclassés. " Il faut pour conduire les masses des groupes bien formés de jeunes gens préparés au sabotage et à la grève, et qui n’ont absolument rien à perdre dans la destruction de la société ". Alors que Marx, pour réaliser la révolution, compte sur les grands Etats industriels modernes où s’est développé un prolétariat conscient de son sort et de ses destinées, Bakounine a, lui, les yeux fixés sur les pays économiquement peu développés, essentiellement en son temps la Russie et l’Italie. Voilà, par conséquent, sur les moyens d’atteindre les révolutions une conception totalement différente de celle de Marx.
3) Enfin, l’opposition porte sur l’organisation même de l’Internationale. Bakounine est absolument hostile à toute espèce de centralisation. Il combat l’importance grandissante que le conseil général a prise au sein de l’Internationale, et il préconise l’autonomie complète des sections. Le conseil général devrait être réduit, selon lui, à une espèce de bureau de statistiques. Bakounine veut faire préconiser dans l’organisation même de l’Internationale son point de vue fédéraliste.
En dehors de ces trois thèmes essentiels, il y a encore toute une série d’autres raisons de l’opposition entre Marx et Bakounine. Notamment les questions de politique extérieure. Bakounine était essentiellement germanophobe, tandis que Marx, lui, était russophobe. Bakounine en effet qui est déjà très sensible en tant que russe aux attaques constantes que Marx lance contre son pays, ne peut pas admettre, en vertu de son système, le point de vue de Marx, selon lequel l’unification politique et économique de l’Allemagne est un stade nécessaire pour obtenir la socialisation des moyens de production. Ces sentiments à l’égard des grands Etats opposent les deux hommes. Enfin, il faut bien entendu mettre en cause l’antipathie profonde que Marx éprouve à l’égard de Bakounine. Marx écrira après le congrès de Bâle : " Ce Russe veut évidemment devenir le dictateur du mouvement ouvrier. Qu’il prenne garde ! Sinon il sera excommunié ". L’historiographie marxiste a bien entendu donné tord à Bakounine. Et il est bien certain que Bakounine très inférieur à Marx par la puissance dialectique et par la clairvoyance intellectuelle. Mais, comme l’a montré récemment un historien de Bakounine (2), celui-ci donne l’impression souvent d’une figure plus humaine que celle de Marx.
Quelle est, dans ces conditions, l’influence de Bakounine dans les milieux de l’A.I.T. ? Cette influence s’exerce sur un très grand nombre de membres de l’Internationale, notamment à Paris sur Benoît Malon qui s’est cependant assez rapidement détourné du point de vue anarchiste. Mais cette influence s’exerce d’une façon plus profonde sur le leader Bastelica à Marseille, sur Richard à Lyon. Sur ce dernier Bakounine a assez de pouvoir pour lui imposer sa vue à Lyon le 28 septembre 1870 et provoquer un mouvement révolutionnaire qui tourna d’ailleurs court. Mais la conversion des français à l’anarchisme n’a jamais été totale. Au contraire, l’influence de Bakounine va s’exercer d’une façon certaine dans trois Etats en particulier : en Italie, en Espagne et en Suisse. Remarquons qu’il s’agit de pays qui sont encore médiocrement industrialisés : pour ce qui est de l’Italie et de l’Espagne, de pays sous développés, pour ce qui est de la Suisse, d’un pays dont le régime industriel est encore artisanal.
a) En Italie, les sections de l’Internationale vont très vite passer sous l’influence de Bakounine. Pendant longtemps, au cours des années soixante, le mouvement ouvrier italien est dans son ensemble sous l’influence de Mazzini qui considère le mouvement ouvrier dans son combat pour l’émancipation et l’unité de son pays. Mais l’influence de Mazzini est en décroissance dans les années soixante auprès des ouvriers italiens. Et surtout son influence s’est brisée à l’époque de la Commune que Mazzini a condamnée fortement, ainsi que l’A.I.T qu’il rendait responsable de cet acte de sauvagerie. Les milieux ouvriers italiens, se séparant progressivement de Mazzini, ont tendance à se rapprocher de Garibaldi qui avait offert ses services à la France en 1870, puis à la Commune en 1871. C’est dans un sens garibaldien que fut constitué à Bologne en 1871, un mouvement ouvrier de caractère anti-mazzinien, qui s’appelle Il Fascio Operaio (Le faisceau du Travail) et à la tête duquel se plaça rapidement Andrea Costa qui devait être plus tard le fondateur du parti ouvrier italien. Or Andrea Costa est un de ces nombreux italiens qui ont subi profondément l’influence de Bakounine, lequel a vécu en Italie de 1864 à 1866 et connu un certain nombre d’intellectuels, napolitains pour la plupart, qui sont écoeurés par la façon dont s’était réalisée, au cours des années soixante, l’unité de leur pays. Autour de Bakounine l’on rencontre un certain nombre de personnalités qui joueront un grand rôle dans le mouvement espagnol. C’est au sein de ces groupes que Bakounine fonde un premier mouvement et un premier journal, Giustizia e Liberta (Justice et Liberté). Puis il met sur pied avec les éléments italiens cette Fraternité Internationale qui constitue le noyau de son action, groupe secret qui irradiera de Naples et de la Sicile vers la Romagne et Milan, qui dispose d’un journal exerçant une assez grosse influence, l’Egalité. C’est en tant que représentant de la section de l’Internationale qui s’est constituée à Naples, que Bakounine a assisté au congrès de Bâle (1869). Cependant ce n’est qu’après 1871 que le mouvement bakouninien au sein de l’Internationale prend une très grande extension en Italie. Bakounine d’abord règle ses comptes avec Mazzini, en dirigeant contre lui, en 1871, un pamphlet d’une extrême violence La théologie politique de Mazzini et de l’Internationale. Puis, après avoir complètement liquidé le mazzinisme au sein du mouvement ouvrier italien, il fonde (toujours en 1871) une fédération italienne de l’Internationale, dans laquelle il voit pendant quelque temps le point de départ d’un renouveau européen de l’idée révolutionnaire. Et il n’est pas douteux qu’il exerce auprès de l’intelligence italienne une influence considérable. Les rares éléments marxistes en Italie se tournent progressivement vers lui. Ce fut le cas en particulier pour Carlo Cafiero, gros propriétaire de l’Apulie qui s’était converti au socialisme et en qui Marx et Engels avaient acquis une extrême confiance, mais qui progressivement, sous l’influence de Bakounine, se fait anarchiste.
Le mouvement de l’Internationale reflète donc en Italie les tendances révolutionnaires d’une nation qui n’a point encore de prolétariat industriel organisé. Ce mouvement se traduit par le désespoir brutal des masses rurales et des chômeurs des villes surpeuplées. Cette misère est exploitée par un certain nombre d’intellectuels qui n’ont d’ailleurs pas, comme les éléments des partis socialistes de l’Europe centrale et occidentale, de racines profondes dans la population. C’est là le sens du premier mouvement ouvrier italien sous le signe de l’Internationale.
b) En Espagne l’influence de Bakounine a été d’autant plus forte, qu’elle se trouve combinée avec les aspirations autonomistes de la Catalogne, qui n’a jamais supporté qu’impatiemment le joug de Madrid, combinée également avec l’hostilité profonde des catalans à l’égard de l’idée d’Etat, notion qui leur est imposée du dehors.
Profitant de la situation qui a été créée par la révolution de 1868 en Espagne, qui fait tomber le trône d’Isabelle, Bakounine envoya dans ce pays l’un de ses amis italiens, Giuseppe Fanelli, un ingénieur dont il avait fait la connaissance lors de son séjour à Naples et qui était un membre de l’Alliance Démocratique. Fanelli, une fois arrivé en Espagne, prit contact avec les très rares groupes socialistes existant dans la péninsule, et en particulier avec le madrilène Fernand Garrido, disciple de Fourrier. Fanelli prit également contact avec un certain nombre d’organismes syndicaux, en particulier à Barcelone. Et c’est ainsi que furent créées des sections de l’Internationale à Madrid, à Barcelone, d’où elles rayonnèrent en Andalousie.
Le baron de Lavelaye, qui visita l’Espagne en 1869, fut frappé par l’importance qu’avait déjà prise en Espagne l’Internationale sous l’influence de Bakounine, et il écrit : " Visitant l’Espagne, j’assistai à plusieurs séances de ces clubs socialistes. Elles avaient lieu ordinairement dans des églises enlevées au culte. Du haut de la chaire, les orateurs attaquaient tous ce qui y avait été exalté : Dieu, la religion, les prêtres, les riches. Beaucoup de femmes étaient assises à terre, travaillaient, nourrissaient leurs nouveaux nés, et écoutaient avec attention comme au sermon. C’était bien l’image de Quatre vingt-Treize ". Ce jugement marque l’hostilité de ces groupes de l’Internationale à la fois à l’Etat, à l’Eglise, aux classes fortunées. Le mouvement anarchiste grandit en Espagne plutôt parmi les intellectuels, les paysans, les artisans (cordonniers, typographes), que parmi les ouvriers de la grosse industrie de Barcelone. Un congrès des sections de l’Internationale se tint à Barcelone en juin 1870. C’est là que fut créée la fédération espagnole de l’Internationale qui groupait à ce moment-là 150 sociétés et disposait de deux journaux, à Madrid La Solidaridad (La Solidarité), et à Barcelone La Federacion (La Fédération). C’est au cours de ce congrès, que l’un de ses organisateurs, Farga y Pellicer, déclara : " Nous souhaitons voir finir le règne du capital, de l’Etat et de l’Eglise. Et sur leurs ruines nous voulons construire l’anarchie, libre fédération d’associations libres groupant des travailleurs libres ".
La position prépondérante prise par les éléments anarchistes au sein de l’Internationale en Espagne a, bien entendu, inquiété le Conseil Central à Londres. Et Marx et Engels essayèrent de réagir. C’est dans ces conditions qu’en 1860 ils ont envoyé en Espagne Paul Lafargue, gendre de Marx. Lafargue porta son action essentiellement sur la section madrilène avec laquelle il entra en rapport. Et il fonda à Madrid un journal de tendances marxistes La Emancipacion (L’Emancipation). Mais cette réaction marxiste pour essayer de ramener la fédération espagnole à l’Internationale, a finalement échoué. Et les internationalistes espagnols sont restés sous l’influence du bakouninisme.
Les anarchistes espagnols ont fini par se donner en décembre 1872, au congrès de Cordoue, une organisation extrêmement poussée, mais chose remarquable selon les vues bakouninistes, selon un schéma de décentralisation, les sections étant à peu près totalement indépendantes et considérant le Conseil Général de Londres comme un simple organisme de statistique que l’on informait sur les progrès de l’organisation. La cohésion au sein de la fédération espagnole était établie par des liens qui existaient entre les leaders eux-mêmes, qui se rencontraient régulièrement. La fédération espagnole de l’Internationale a participé d’une façon importante au mouvement cantonaliste qui s’est développé en 1873 en Espagne et qui est sorti de l’anarchie qui grandissait dans ce pays depuis 1868. Les communes se proclamaient volontiers libres et indépendantes. Profitant de ce mouvement cantonaliste, et d’ailleurs souvent le noyautant, les membres de l’Internationale ont participé à des insurrections sociales d’une extrême violence, comme par exemple celle qui eut lieu dans la ville d’Alcoy (entre Valence et Alicante), ville industrielle importante avec des fabriques de papier. Une grève générale y fut déclarée sous l’influence d’un instituteur, Albarracin, pour obtenir une journée de huit heures. La municipalité répondit en faisant tirer sur les grévistes. Après un combat de vingt heures, les grévistes d’Alco y restèrent maîtres du terrain. Les usines furent incendiées. Le maire, qui avait tenté de diriger la répression, fut décapité. La presse fit de ces événements un récit terrifiant : des gens avaient été précipités du haut des balcons, des femmes violées, des prêtres crucifiés, des personnes arrosées d’essence et brûlées vives. Ce qui est certain, c’est que l’insurrection d’Alcoy a provoqué une très vive réaction. Et à partir de 1874 les sections de l’Internationale doivent adopter une attitude clandestine.
Cependant ces sections ont continué à vivre, en particulier parmi les ouvriers agricoles en Andalousie, gardant à la fois les moeurs du banditisme et un certain caractère messianique. Dans les baraques des ouvriers agricoles, dans les chaumières isolées, l’on parlait de liberté, de propagande antireligieuse, de la venue d’un âge d’or. Cet état d’esprit s’est maintenu pendant longtemps, on le retrouvera à l’époque de la seconde Internationale en Andalousie (3).
c) Le troisième pays où l’influence bakouninienne a été considérable a été la Suisse. Les premières sections de l’Internationale en Suisse datent de l’origine du mouvement, c'est-à-dire de 1864. La cheville ouvrière de l’Internationale fut un émigré allemand, Jean-Philippe Becker, qui avait joué un très grand rôle dans la révolution de 1848, en tant que membre de la Ligue des communistes, puis avait servi sous Garibaldi en 1860. Révolutionnaire impénitent, il s’était établi à Genève, ville où il y avait de nombreux émigrés républicains et où l’idée de la sainte alliance des peuples était extrêmement vivante. Becker travailla à constituer des organisations ouvrières locales et invita ces organisations à adhérer à l’A.I.T. Des sections furent créées aussitôt à Genève, à Lausanne, à Vevey. Elles se développèrent plus rapidement dans la Suisse romande où elles ont formé la Fédération des sections romandes de l’Internationale, que dans la Suisse alémanique où pourtant des sections ont été constituées, et fort importantes, à Zürich et à Bâle, ainsi que dans les environs de ces deux villes.
Dans la Suisse romande la personnalité la plus considérable de l’Internationale a été le docteur Coullery qui, dans la ville de la Chaux de Fonds en plein Jura, dans un milieu d’horlogers c'est-à-dire d’artisans travaillant à domicile, avait formé une section importante de l’Internationale. Coullery n’était pas un anarchiste. Loin de là. Ce n’était même pas un socialiste. C’était un simple démocrate qui, dans l’esprit de 1848, s’intéressait aux problèmes sociaux, mais sans du tout songer à mettre en question le régime de la propriété. Depuis 1867, le docteur Coullery publiait à la Chaux de Fonds un journal important, La Voix de l’Avenir, qui exerçait une influence dans toute la Suisse romande. Or le docteur Coullery se vit très vite reprocher son attitude politique par les radicaux bourgeois, et notamment ses sentiments favorables au monde ouvrier. Et comme Coullery se trouvait en opposition avec les radicaux bourgeois, il fut soutenu par les éléments conservateurs qui s’appuyèrent électoralement sur lui contre les radicaux. Si bien que l’on voit se constituer au cours des élections cantonales de 1868, une coalition qui groupe, d’une part les conservateurs, de l’autre les partisans du docteur Coullery. Cette union électorale va provoquer de très vives réactions de la part d’un certain nombre de membres de l’Internationale, et en particulier de James Guillaume auteur d’un ouvrage qui constitue encore aujourd’hui la source la plus importante pour l’histoire de l’Internationale. James Guillaume fut d’abord instituteur au Locle, mais ses idées avancées l’avaient obligé de quitter l’enseignement et il était devenu typographe. Il exerçait dans les milieux ouvriers une influence considérable, doublée par celle qu’exerçait un ouvrier horloger de mêmes tendances, Schwitzguébel. Ce furent Guillaume et Schwitzguébel qui, protestant contre l’attitude de Coullery, apportèrent le mot d’ordre : " L’Internationale se tient en dehors de toute politique ". Et dans cette position apolitique de James Guillaume et de Schwitzguébel, on reconnaît bien entendu l’influence de Bakounine.
Bakounine, établi en Suisse depuis 1867, fait de constants voyages au Locle et à La Chaux de Fonds, et son influence grandit à travers James Guillaume sur le monde des ouvriers horlogers. La querelle devient de plus en plus vive. Guillaume, prenant parti pour Bakounine, finit par s’affilier à la société secrète de La Fraternité. Il s’ensuivit la rupture entre Coullery d’une part, et les anarchistes de l’autre, réunis autour de James Guillaume. Les partisans de ce dernier constituèrent finalement au congrès de La Chaux de Fonds, en avril 1870, une fédération autonome qui rompait avec la fédération romande et prit le nom de fédération jurassienne, d’inspiration bakouniniste.
L’influence bakouniniste n’a pas réussi à s’étendre à l’ensemble des sections suisses de l’Internationale. De fait, la ville de Genève lui demeurera fermée. Marx en effet déclencha en mars 1870 une très violente contre-offensive contre les bakouninistes. Il fit à ce moment-là circuler une communication confidentielle dans toutes les sections, dans laquelle il accusait Bakounine de vouloir transformer progressivement l’A.I.T. en un instrument entre ses propres mains. Marx fit agir auprès des genevois l’un de ses affiliés, le russe Nicolas Outine, qui réussit à maintenir l’importante section de Genève dans le sens marxiste. Le journal L’Egalité, qui était l’organe de l’A.I.T. en Suisse romande, demeura un organe marxiste. Il n’en reste pas moins que c’est de la fédération jurassienne, créée par James Guillaume en 1870, que devait sortir, comme on le verra, la révolte contre l’Internationale marxiste en 1871.
On voit par conséquent qu’à travers l’Italie, l’Espagne, la Suisse, l’influence bakouninienne pénètre dans des milieux considérables de l’Internationale.
Il faut enfin souligner que c’est sous l’aspect bakouninien que s’est exercée l’influence de l’Internationale en Russie, où d’ailleurs n’a jamais été constituée une section propre de l’Internationale, mais où l’intérêt porté par les milieux révolutionnaires et par un certain nombre d’ouvriers avancés à l’Internationale, fut extrêmement vif. La section des émigrés russes de Genève, dont l’organe était Le Journal du Peuple, est resté d’obédience marxiste. Mais, dans la plupart des cas, les révolutionnaires russes qui vivent dans l’émigration, sont d’obédience anarchiste bakouninienne. Les journaux populistes qui paraissent à cette époque dans l’émigration, comme par exemple : En Avant ! (Vpériod) et Le Travailleur (Rabotnik), donnent des événements de l’Internationale une vision favorable à l’anarchisme. C’est ainsi que l’on peut lire dans l’un de ces journaux : " Les membres de l’Internationale désirent voir la ruine de l’Etat, sous quelque forme qu’il se présente, et aspirent à remplacer cet Etat par l’union des fédérations libres, indépendantes les unes des autres ". Il faut signaler que cette influence bakouninienne au sein des milieux russes est encore accentuée par celle d’un autre révolutionnaire, Lavrov, qui vit, lui aussi, dans l’émigration, qui a même fait pendant un certain temps partie de la section française de l’Internationale des Batignolles. Il n’est pas douteux que ses idées développées par l’Internationale ont été en grande partie à l’origine de cette fameuse croisade du peuple, de ce mouvement des intellectuels russes qui sont allés vers les paysans et les ouvriers pour essayer de les conquérir sur place aux idées révolutionnaires.
Notes
1) Sur les débats du congrès de l’Internationale, cf. J. Freymond, La Première Internationale, Recueil de documents, 2 vol. qui donne in extenso les discours et les motions proposées.
2) A. Lehning. Cet auteur prépare sur Bakounine une grande oeuvre de synthèse, et a publié récemment un ouvrage sur Bakounine et l’Italie.
3) On trouvera des indications importantes sur ces événements dans le très beau livre de Brenan, Le Labyrinthe espagnol, 1962.