Jacques Droz
L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920
I. Les groupements précurseurs de la Première Internationale
1965
LES GROUPES PRECURSEURS DE LA PREMIERE INTERNATIONALE
Le 28 septembre 1864, se tenait à Londres, à Saint-Martin’s Hall, une réunion publique à laquelle Karl Marx assistait silencieusement, réunion publique qui groupait, entre autres, un certain nombre de trade-unionistes anglais et une délégation d’ouvriers français, et dont le thème était l’aide qui pouvait être apportée à la malheureuse Pologne. C’est au cours de cette réunion qu’a été fondée la Première Internationale.
L’idée de la solidarité internationale des classes laborieuses, des classes exploitées, se trouve exposée, dès l’époque de la Révolution Française, d’une part en Angleterre dans les écrits de Thomas Paine et dans les manifestations des Sociétés qui s’était constituées à Londres et dans des villes de provinces anglaises, que l’on appelait les Corresponding Societies qui avaient pris position pour la Révolution Française considérée comme devant produire, en vertu du principe de l’égalité, l’émancipation des classes laborieuses. Et, d’autre part, cette idée se trouve exposée en France, en particulier dans les écrits de Gracchus Babeuf, qui préconisait la transformation de la révolution politique en révolution sociale, la guerre du pauvre contre le riche, du plébéien contre le praticien, et aussi dans les écrits de son disciple Buonarrotti sur la conspiration des Egaux.
Mais c’est dans trois groupements essentiels, au cours des années trente, quarante, cinquante, du 19ème siècle, qu’a pris corps l’idée de la Première Internationale.
I. Le premier, c’est la Ligue des Communistes. La première manifestation de l’Internationale a été la création d’un groupement, en 1836, qui s’appelle la Ligue des Justes (Bund der Gerechten). A vrai dire, il existait à Paris depuis très longtemps une Ligue des Proscrits qui groupait un certain nombre d’intellectuels et d’ouvriers allemands travaillant à Paris, en particulier dans le Faubourg Saint-Antoine. C’est au sein de cette Ligue des Proscrits, et avec des buts politiques définis, que s’est constituée la Ligue des Justes dont l’article 2 avait pour but la libération de la patrie allemande de la sujétion dans laquelle elle vivait, et, plus généralement, invitait les classes laborieuses de tous les pays à prendre conscience de la situation où elles se trouvaient. Cette Ligue des Justes, fondée par quelques artisans allemands qui connaissaient les idées socialistes en cours à cette époque en France, était en relation en particulier avec la Société des Saisons, société qui était animée par Barbès et Blanqui, et qui avait, à la fin des années trente, des buts révolutionnaires précis. Sous l’influence des idées de Buonarrotti, cette société préconisait l’idée de la prise du pouvoir par une espèce de coup de main qui conduirait à l’établissement de la dictature du prolétariat. Mais l’insurrection du 12 mai 1839, qui avait été organisée par cette Société des Saisons, aboutit à un échec total. Et la conséquence fut que les membres de la Ligue des Justes qui se trouvaient compromis dans l’insurrection, durent quitter Paris pour se réfugier en Angleterre. Parmi eux se trouvait une personnalité qui allait jouer un rôle de premier plan, Karl Schapper, qui était un ouvrier typographe. Ces Justes vinrent donc s’établir en exil à Londres, où ils fondèrent une association allemande d’éducation ouvrière (Deutsche Arbeiterbildùngssverein). Cette association d’ouvriers allemands prit rapidement, par suite de l’adjonction à elle d’ouvriers hollandais, hongrois et slaves, un caractère international, et elle adopta la devise " Tous les hommes sont frères ". En 1845, ce groupement comprenait cinq cents membres, avec un comité central qui était installé dans le quartier de Soho à Londres. C’est autour de ce groupement d’éducation ouvrière que se reconstitua, à Londres, la Ligue des Justes ayant à sa tête Karl Schapper et Joseph Moll. En fait il s’agissait déjà à cette époque d’une organisation internationale qui rayonnait sur le continent, qui avait des groupements en France, en Suisse, en Allemagne, en Hollande. La personnalité la plus considérable était Schapper, personnage extrêmement intéressant, autodidacte, qui avait participé au soulèvement de la Hesse en 1832, aux côtés de Büchner, puis à la campagne de Mazzini en Savoie, en 1834, pour la libération de l’Italie, et enfin en 1836 à la fondation de la Ligue des Justes.
Cependant, cette Ligue des Justes se trouvait en face de deux idéologies opposées. D’abord celle qui lui était présentée par Weitling socialiste d’origine allemande, qui avait joué un rôle considérable dans le mouvement révolutionnaire en France d’abord, puis en Suisse d’où il avait été expulsé et d’où il avait gagné Londres en 1844, développant une sorte de communisme chrétien reposant sur l’idée que Jésus était le premier des socialistes. Ce socialisme weitlingien a eu pendant quelque temps une certaine influence auprès de la Ligue des Justes. Mais finalement Schapper, le jugeant trop sentimental et utopique, se rapprocha d’un autre groupement idéologique, celui que représentaient Engels et Marx (Engels qui était en contact avec la Ligue des Justes depuis 1842 à Londres, et Marx qui prit contact avec ellle en 1845). Engels et Marx substituèrent leur idéologie progressivement, dans la Ligue des Justes, à celle de Weitling. Marx avait à ce moment là créé à Bruxelles des Comités de correspondance. Et c’est par l’intermédiaire de ces Comités de correspondance qu’il était rentré en rapport avec la Ligue des Justes et qu’il correspondait avec Schapper.
Joseph Moll invita Marx, au début de l’année 1847, à venir exposer ses idées au congrès de la Ligue des Justes qui devait se tenir à Londres en novembre 1847. Or, fait extrêmement significatif, au moment même où ce congrès devait avoir lieu, la Ligue des Justes avait changé son nom et avait adopté celui de Ligue des Communistes. Et c’est à cette Ligue des Communistes que Marx est donc venu parler en novembre 1847, devant un auditoire international comprenant des allemands, des belges, des français et des anglais. C’est au cours de ce congrès, qui comprenait 105 adhérents que l’on demanda à Marx de rédiger le Manifeste Communiste qui est en fait l’oeuvre commune d’Engels et de Marx, et qui rompit définitivement avec les idées messianiques de Weithling et fonda le communisme sur une vision d’histoire reposant sur le matérialisme historique et sur l’idée de la formule célèbre " Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ", qui devait se substituer comme devise à celle de la Ligue des Communistes " Tous les hommes sont frères ".
Une organisation centralisée fut alors donnée à la Ligue et des associations ouvrières dépendant de la Ligue devaient être fondées clandestinement et organisée par les soins de la Ligue dans différents pays du continent. Ces organisations de la Ligue n’ont pas survecu à la défaite révolutionnaire de 1848-1849. Mais si les associations établies ici et là ont disparu, la Ligue elle-même, dont le siège était à Londres, survécut à la révolution. Et le Comité Central de la Ligue se reconstitua à Londres en 1849. Marx, qui était venu habiter à Londres après la révolution (obligé de quitter l’Allemagne), avait quelque temps espéré que la révolution recommencerait rapidement, cette fois-ci en venant de France. Il reconnut bientôt que, par suite de la prospérité renaissante, il n’y avait plus d’espoir révolutionnaire pour le moment, et que par conséquent l’idée d’un nouveau soulèvement était une idée absurde. Dans la Neue Rheinishe Zeitung, Engels exprimant cet état d’esprit – à savoir qu’il fallait accepter l’idée que pendant un temps indéterminé tout espoir révolutionnaire était interdit – écrivait : " En présence de cette prospérité générale où les forces de la production de la société bourgeoise s’épanouiront avec toute la luxurieuse somme possible dans le cadre bourgeois, il ne saurait être question d’une véritable révolution ".
Mais cette prise de position qui était celle d’Engels et de Marx, fut combattue par un certain nombre de membres de la Ligue, en particulier par des émigrés vivant à Londres, Karl Schapper, et Willich qui était un ancien officier prussien qui était passé du côté de la révolution. Selon Schapper et Willich, on pouvait au contraire espérer une reprise de l’agitation révolutionnaire. Et dans un esprit encore blanquiste ils déclaraient que, pour remettre la révolution en train, il suffisait d’une poignée d’hommes résolus. Dans cette vision Schapper et Willich étaient soutenus par le groupe des émigrés très nombreux, venus de tous les pays d’Europe, qui habitaient à ce moment à Londres, allemands, italiens, français, polonais, hongrois. L’un d’entre eux, le poète allemand Gottfried Kinkel, parlait même d’émettre en Amérique un emprunt révolutionnaire.
Cette attitude était considérée par Marx comme absurde. Il parlait de ses ennemis comme des " alchimistes de la révolution ". Mais le résultat, ce fut une rupture dans la Ligue des Communistes. La Centrale de la Ligue, d’inspiration marxiste, s’établit à Cologne, tandis que les éléments anglais et étrangers, autour de Willich et de Schapper, continuaient à demeurer à Londres où ils constituaient une ligue opposée. Cependant, même la Ligue dont le centre était établi à Cologne, devait très rapidement disparaître. En effet le gouvernement prussien fut extrêmement inquiet des menées de cette Ligue. En particulier il y avait un certain nombre de centres d’action (Cologne, Francfort, Berlin) où cette Ligue avait réussi à constituer des cellules relativement importantes. Un certain nombre des membres de la Ligue, trahis par leurs camarades, furent transférés devant les assises de Cologne en octobre 1852, et accusés d’avoir comploté contre la sûreté de l’Etat. Bien que l’accusation ne reposât absolument sur rien, qu’elle ait été démolie au cours du procès, que l’on ait pu faire la preuve que la police avait fabriqué des faux (la démonstration en a été reprise par Marx dans son ouvrage Révélations sur le procès des communistes à Cologne), malgré cela, et du fait de la pression gouvernementale, les jurés prononcèrent des peines sévères à l’égard de cinq des membres qui avaient été traduits devant le tribunal, peines de prison souvent lourdes. Le gouvernement prussien sortit moralement affaibli de ce procès. Mais le procès signifiait la fin de la Ligue des Communistes qui prononça elle-même sa dissolution.
II. Le second groupement, c’est ce que l’on appelle les Fraternal Democrats. Cette société des Fraternal Democrats s’est constituée à Londres, sous l’influence des milieux chartistes anglais, et s’est recrutée dans les milieux de l’émigration politique vivant dans la capitale anglaise. Pour comprendre d’ailleurs son histoire, il faut tenir compte des divisions et des oppositions qui existaient alors au sein du mouvement chartiste.
En 1845 s’était formée une société intitulée en anglais Democratic Friends of all Nations, les Amis Démocrates de toutes les Nations, qui était dirigée par un personnage ayant joué un très grand rôle dans le mouvement chartiste, Lovett, qui avait été d’ailleurs l’un des signataires de la Charte du peuple. Mais Lovett était, au sein du parti des chartistes, un partisan de ce que l’on appelait la force morale, c’est à dire qu’il faisait appel aux sentiments humanitaires de la bourgeoisie, à l’idée de la réconciliation des classes, et qu’il était hostile à une action violente. Or cette position de Lovett et des Amis Démocrates de toutes les Nations déplut à un certain nombre d’émigrés vivant en Angleterre, qui se mirent en rapport avec des personnalités plus radicales au sein du mouvement chartiste. Il s’agit surtout de Harney et de Bronterre O’Brien. Harney, partisan au contraire de la force physique, c'est-à-dire de l’action violente, était depuis longtemps le rédacteur d’un journal qui avait, dans les milieux ouvriers anglais, beaucoup de lecteurs, Poon Ma’s Guardian (le Défenseur de l’Homme Pauvre), dans lequel écrivait James Bronterre O’Brien dont les idées socialistes, s’étaient développées dans la tradition jacobine française, dans l’esprit des conceptions de Robespierre et de Babeuf. Harney et Bronterre O’Brien avaient joué un très grand rôle dans la fondation de ce que l’on appelait la London democratic Society (Association Démocratique de Londres), qui était l’expression de la gauche dans le mouvement chartiste, et dont l’organe était le journal The Northern Star, (" l’Etoile du Nord ") auquel collaborait depuis très longtemps Frédéric Engels.
Ce fut donc Harney qui, poussé par les éléments émigrés en Angleterre, fonda en 1846 la Société des Fraternal Democrats dont The Northern Star devint le principal organe de propagande, et dans laquelle se développa l’idée de la solidarité internationale des travailleurs. Les Fraternal Democrats reçurent une organisation assez sévère, en décembre 1847, avec un système qui ressemblait à celui qui sera adopté par la Première Internationale plus tard, en 1864, ayant à sa tête un Conseil central, des Sections Nationales, ces Sections Nationales représentées au sein du Conseil central par des secrétaires correspondants, il faut citer Harney pour l’Angleterre, Karl Schapper pour l’Allemagne, et pour la France un socialiste émigré Jean Michelot.
Les questions relatives au mouvement révolutionnaire à l’étranger ont joué un très grand rôle dans la vie des Fraternal Democrats. Et pour la propagande en Pologne, en particulier, a été créé un Comité Démocratique pour la régénération de la Pologne. La résurrection de la Pologne était l’un des éléments qui tenait à coeur à ces Fraternal Democrats. A Bruxelles les Fraternal Democrats entretenaient des relations avec l’Association Démocratique. Cette association était alors dirigée par Marx qui vint parler à Londres, en novembre 1847, à l’occasion d’une commémoration de l’insurrection polonaise de 1830. A cette occasion, Marx salua les travailleurs anglais comme les instruments de la libération du prolétariat.
Cependant cette organisation des Fraternal Democrats fut durement éprouvée par les événements de 1848. La crise de 1848 pour l’Angleterre s’est produite le 10 avril, par une manifestation qui fut organisée pour présenter aux Communes tout un programme de revendications, - manifestation qui aboutit à un fiasco complet. Par suite de la législation votée alors par les Communes, législation de caractère réactionnaire et qui laissait tous pouvoirs au gouvernement pour extrader les étrangers dangereux, les Fraternal Democrats durent modifier leurs statuts. Harney essaya bien pendant quelques temps de maintenir l’idée de la solidarité internationale du prolétariat dans les articles qu’il publiait dans le Northern Star. Encore, à l’automne 1851, les Fraternal Democrats organisèrent une manifestation en l’honneur de Kossuth, l’émigré hongrois, le héros de la révolution hongroise, qui était venu en Angleterre. Mais le nombre des adhérents allait en décroissant, et le mouvement des Fraternal Democrats s’éteignit en 1852.
III. Et nous voici maintenant devant le troisième de ces mouvements qu’on appelle l’Association Internationale (1)
La disparition des Fraternal Democrats, en 1852, avait séparé deux hommes qui jusqu’alors avaient lutté côte à côte. Il s’agit de Harney qui, totalement découragé après les événements de 1848, se retira progressivement de la politique et émigra aux Etats-Unis, où on le retrouva d’ailleurs comme membre de la Première Internationale, et de Jones, qui, bien qu’appartenant à une famille de l’aristocratie anglaise (il était lié à la famille des Derby), s’était donné tout entier à la cause du chartisme pour laquelle il purgea, en 1848, une longue peine de prison, mais qui avait maintenu sa volonté de lutte et qui allait être à l’origine, en 1854-55, d’un renouveau des idées internationales ouvrières.
L’occasion de ce renouveau, ce fut la guerre de Crimée, qui provoqua en Angleterre, beaucoup plus que l’on ne se l’imagine d’ordinaire, une intense émotion, parce qu’elle mettait les peuples d’occident en opposition avec la Russie, considérée, surtout depuis la révolution de 1848, en Europe comme l’ennemie principale de la classe ouvrière. Jones, dans le Peoples Paper (le Journal du Peuple), qu’il avait fondé en 1852, prit extrêmement fortement position pour l’alliance de l’Angleterre avec la Turquie contre la Russie. Mais la question qui se posait pour ces socialistes anglais, c’était celle de l’alliance avec la France napoléonienne, la France de Napoléon III à qui, bien entendu, les démocrates et les socialistes anglais ne pouvaient pas pardonner le coup d’Etat. Lorsque, à l’automne 1854, le bruit se répandit à Londres que Napoléon III allait se rendre en Angleterre pour sceller l’alliance, se constitua, sous l’impulsion de Jones, un Comité International, qui devait protester contre la venue de l’empereur des Français et en même temps préparer un accueil enthousiaste au révolutionnaire français Barbès qui avait été récemment amnistié. D’où le nom que prit ce Comité : Comité de réception (pour Barbès) et de protestation (contre Napoléon III). Il y eut le 27 février 1855 une manifestation importante à Londres, à Saint Martin’s Hall, au cours de laquelle parlèrent toute une série d’émigrés : le socialiste russe Herzen, le chartiste Holyoacke, et au cours de laquelle on lut des lettres de Barbès et de Victor Hugo (qui était à ce moment là à Jersey). Il fut, au cours de ce meeting de Saint Martin’s Hall, déclaré inadmissible toute alliance avec les souverains réactionnaires, et on suggéra la constitution d’une alliance des peuples. Jones démontra, au cours de cette séance qu’il présidait, que " les peuples opprimés ne constituaient qu’un seul peuple et que la lutte qu’ils auraient à mener n’était pas seulement nationale, mais sociale ".
A côté de ce Comité International, fonctionnait à Londres une assez puissante organisation d’émigrés politiques. C’est ce qu’on appelait la Commune révolutionnaire. Cette Commune révolutionnaire avait été fondée après le coup d’Etat, à Londres, par un député français ayant appartenu à la gauche de la Constituante et de la Législative, Félix Piat. Elle comprenait des éléments républicains, des éléments socialistes (c'est-à-dire, à l’époque, proudhoniens) et des éléments blanquistes. Son organe était le journal L’Homme, que Victor Hugo rédigeait en grande partie de Jersey. La Commune révolutionnaire tenait fréquemment des réunions avec le Comité International, comme par exemple la réunion du 22 septembre 1855. Pourquoi le 22 septembre ? C’était à l’occasion de la création en France de la Première République. Et à cette séance fut lue une lettre ouverte de Victor Hugo qui protestait énergiquement contre l’alliance franco-anglaise. Le Comité International, de son côté, avait pris position à différentes reprises en faveur de Victor Hugo lorsque celui-ci avait été menacé d’expulsion de Jersey et que l’on avait même écarté de lui ses principaux collaborateurs. Finalement, en août 1856, le Comité International, la Commune révolutionnaire et un certain nombre d’associations d’émigrés, en particulier des émigrés allemands et polonais, décidèrent de former une Association Internationale dont le but était de constituer une république universelle démocratique et sociale, et qui devait réunir un congrès chaque année. Cette Association Internationale publiait un bulletin, sous la direction d’un français émigré à Londres, Talandier. Ce bulletin fut traduit en différentes langues et eu un rayonnement jusqu’aux Etats-Unis où un ami de Marx, Sorge, avait fondé à New York un groupement communiste qui était lié intimement avec l’Association et qui comprenait des ouvriers d’origine allemande travaillant dans cette ville.
L’on sait à vrai dire, depuis sa fondation, assez peu de choses sur l’Association Internationale. Cependant on sait qu’elle a rédigé deux manifestes. L’un, en 1858, a été lancé contre Mazzini dont l’Association combattait les compromissions avec l’idéologie bourgeoise et à qui il reprochait son hostilité à l’idée de révolution sociale : " Ces soi-disant démocrates qui veulent reconstruire l’édifice social avec les rouages pourris du vieux monde, s’imaginent que le mot république a une puissance mystérieuse pour opérer sur l’esprit des masses. Ils s’imaginent que le peuple ne sait pas distinguer le vrai du faux, le juste de l’injustice, la substance de l’ombre. Mais le peuple comprend fort bien qu’il ne suffit pas qu’une nation ait adopté une forme de gouvernement républicain pour être libre. Nous déclarons donc d’une manière précise et formelle que la bourgeoisie ignore, ou feint d’ignorer, nos droits sociaux et qu’elle veut se servir de la démocratie, comme elle l’a fait dans toutes les révolutions, pour satisfaire ses intérêts personnels. S’unir avec la bourgeoisie, serait à la fois abandonner la justice et méconnaître nos droits ". Ce texte fait apparaître l’hostilité des éléments ouvriers à l’égard des tendances purement nationales d’un très grand nombre des émigrés qui vivaient à Londres. Et ceci est important pour la compréhension des conflits qui s’opèreront dans la Première Internationale. Dans le second manifeste, lancé au printemps 1859 et à l’occasion de la guerre austro-française en Lombardie, l’Association déclara se désintéresser de ses questions dynastiques. Mais ces déclarations ont, bien entendu, soulevé des malaises, surtout dans les milieux de l’émigration. Elles ont provoqué la rupture de l’Association dont on n’entend plus parler à partir de 1859.
Ce qu’il faut retenir par conséquent de cet ensemble, c’est l’échec de ces groupements internationaux, échec qui est dû essentiellement à la confusion dans ces mouvements entre des manifestations sociales révolutionnaires de la classe ouvrière, et d’autre part l’action essentiellement nationale des émigrés politiques. C’est d’ailleurs cette confusion qui a provoqué la méfiance de Marx à l’égard des derniers de ces mouvements et qui explique pourquoi, en 1864, il hésita longtemps avant d’adhérer au mouvement de la Première Internationale.
Note
(1) cf. A. LEHNING, the International Association (International Review of Social History, t. III, 1938).