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Jacques Droz
L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920
XVII. Les conférences de Zimmerwald et de Kienthal
1965
LES CONFERENCES DE ZIMMERWALD ET DE KIENTHAL
Un nouveau chapitre de l’histoire de l’Internationale en temps de guerre s’ouvre avec les conférences de Zimmerwald et de Kienthal.
La première réaction contre l’attitude patriotique adoptée par les partis socialistes, c'est-à-dire contre la politique de l’Union sacrée, est venue d’un certain nombre de socialistes appartenant à des pays neutres. Ces éléments socialistes se sont seulement montrés hostile à l’égard d’une intervention éventuelle de leur propre patrie dans la guerre (en Italie on a même envisagé une grève générale au cas où les obligations de la Triplice seraient tenues), mais se sont proposé de réunir les partis socialistes des différents pays dans des conférences destinées à définir les éléments d’une politique socialiste commune et les conditions d’une paix de compromis. Des invitations à cette fin furent lancées par des socialistes scandinaves et hollandais, en vue d’une réunion qui se tiendrait à Copenhague en février 1915. Mais les socialistes français et belges firent aussitôt savoir qu’ils ne pourraient s’associer à une telle conférence, qu’ils jugeaient inadmissible de s’asseoir à la même table que les socialistes allemands, tant que ceux-ci n’auraient pas désavoué l’invasion de la Belgique. Ce point de vue fut adopté à ce moment là par la totalité des socialistes français et belges. Et un certain nombre de socialistes anglais, Belfort Bax en particulier, ont adopté une attitude analogue. En fait, lorsque la conférence de Copenhague se réunit en février 1915, seuls les représentants des trois partis scandinaves, du parti socialiste hollandais et du bund (organisme socialiste israëlite), y assistaient. L’unique mesure qui fut prise à Copenhague fut le transfert du secrétariat de l’Internationale, de Bruxelles (alors occupée par les troupes allemandes) à la Haye, et l’introduction dans l’exécutif de trois personnalités hollandaises, Van Kol (que l’on a déjà rencontré à propos des questions coloniales), Troelstra et Albarda. En dehors de cette organisation nouvelle de l’exécutif, la conférence de Copenhague se contenta de rappeler aux socialistes de tous les pays que les buts de guerre devaient comporter le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, l’arbitrage obligatoire et le désarmement général. Voeux pieux, mais, en février 1915, sans aucune portée.
La violence des oppositions nationales au sein des partis socialistes apparaît aux réunions socialistes interalliées qui eurent lieu au début de l’année 1915. Il y eut alors deux réunions, l’une, des partis socialistes de l’Entente, l’autre, des partis socialistes des empires centraux. La première se tint à Londres en février 1915. Là, une motion franco-belge, soutenue par Vaillant, fit savoir, malgré quelques réticences venues de certains éléments britanniques, que les socialistes étaient décidés à combattre jusqu’à la victoire pour obtenir la libération de la Belgique, la reconstitution de la Pologne, et, d’une façon générale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de l’Alsace-Lorraine jusqu’aux Balkans : tels étaient donc les buts de guerre que se proposaient les socialistes de l’Entente.Dans un état d’esprit voisin, les socialistes d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie, se réunirent à Vienne en avril 1915, sous la présidence de Victor Adler, et firent valoir qu’ils étaient eux aussi favorables au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (à vrai dire, dans le texte même qui fut rédigé, il n’était question ni de la Belgique, ni de la Serbie, ni de l’Alsace-Lorraine), et que pour cette noble cause ils étaient disposés à lutter jusqu’à la victoire. En somme, les partis socialistes, de part et d’autre, adoptaient les buts de guerre des classes dirigeantes.
A la conférence de Londres, cependant, une opposition s’est manifestée, représentée essentiellement par un certain nombre de membres de l’Independent Labour Party, c'est-à-dire du parti travailliste anglais, par Merrheim, membre du syndicat des métaux, du côté français, et enfin, du côté russe, par Maiski qui lut une déclaration des socialistes russes invitant les pays à rompre avec la politique de l’Union sacrée. A l’occasion de cette réunion de Londres, un des amis de Lénine, Litvinov, lut un mémorandum de ce dernier qui exigeait le retrait des ministres socialistes des cabinets dans lesquels ils étaient entrés. Mais il ne s’agissait là que d’une opposition comprenant quelques individus, et non pas de tendances générales au sein des partis socialistes de l’Entente.
Cependant, l’on voit progressivement se développer un courant, très faible à l’origine, qui rassembla dans les pays belligérants ou neutres des hommes ou des groupes que l’impuissance de l’Internationale n’avait pas convaincus de la vanité de l’internationalisme. On voit apparaître des sentiments de ce genre chez certains syndicalistes français, précisément dans l’entourage de Merrheim, de Monatte, de Rosmer, dans les milieux de la revue syndicaliste La Vie Ouvrière, et chez certains socialistes. En Allemagne également apparaissent des groupes socialistes qui, plus ou moins nettement, se prononcent – on le verra – contre le vote des crédits de guerre. Encore faut-il que ces diverses personnalités puissent se rencontrer. C’est ici qu’entre en jeu l’action d’un certain nombre de socialistes iltaliens (l’Italie était encore neutre) et suisses qui, réunis en une conférence à Lugano, dès la fin de septembre 1914, établissent des relations avec les milieux qu’ils supposent pouvoir souhaiter la reconstitution d’une Internationale. Mandaté par le congrès de Lugano, un socialiste italien, Morgari (secrétaire de la fraction socialiste au Parlement italien), se rendit dans les pays de l’Entente pour essayer de reconstituer le Bureau de l’Internationale. Mais, au cours de ce voyage, Morgari se heurta à l’opposition formelle des socialistes français et belges, qui déclarèrent qu’aucune conférence de l’Internationale ne pouvait être envisagée avant la défaite totale du militarisme allemand. Alors Morgari, prenant contact avec le socialiste suisse Grimm et avec Angelica Balabanova (une Russe réfugiée en Suisse), organisa une rencontre internationale en vue de l’établisssement de la paix, à laquelle seraient invités, non pas les leaders des différents partis, mais tous ceux qui combattaient le principe de l’Union sacrée et souhaitaient le rétablissement de l’action de l’Internationale contre la guerre. Ce sont ces différentes démarches qui sont à l’origine de la conférence de Zimmerwald, en Suisse (Zimmerwald est à quelques kilomètres de Berne) entre le 5 et le 8 septembre 1915.
Mais entre temps, et avant même que la conférence se réunît, était intervenu Lénine qui, surpris par la guerre en territoire autrichien, avait pu, grâce à une intervention de Victor Adler, se faire donner un passeport et se rendre en Suisse où il avait publié ses fameuses Thèses sur la Guerre. Dans cet ouvrage, il avait condamné d’une façon formelle les partisans de l’Union sacrée, " traîtres à la social-démocratie ", et expliqué cette trahison par le développement dans les partis socialistes de ce qu’il appelait une " aristocratie ouvrière " corrompue par les avantages de la classe dominante ; il invitait les masses à se désolidariser de leurs chefs et à " transformer la guerre impérialiste étrangère en guerre civile ". En somme, Lénine souhaitait détacher des partis socialistes, les ailes gauches de ces partis, et constituer avec ces dernières une Troisième Internationale qui se substituerait à la Seconde reconnue comme défunte. Il essaya alors d’entrer en rapport épistolaire avec un certain nombre de socialistes de tous les pays, mais sans grand succès. Et, sans grand succès également, il essaya d’agir sur le congrès de Zimmerwald lui-même.
La conférence de Zimmerwald avait été organisée par le leader socialiste suisse, Robert Grimm. Elle groupa 38 délégués – très inégalement représentatifs – appartenant à onze pays, et parmi lesquels il y avait un grand nombre de réfugiés politiques, en particulier russes et polonais. Les délégués furent d’accord pour condamner la politique de l’Union sacrée et pour regretter la participation de socialistes à des cabinets d’Union sacrée. Mais, sauf en ce qui concerne cette condamnation platonique, les zimmerwaldiens vont se diviser en deux groupes. Il se constitue ce qu’on appelle " la gauche zimmerwaldienne ", qui prévoit la restauration d’une nouvelle Internationale, qui admet par conséquent – avec des nuances assez marquées d’ailleurs – le principe des idées de Lénine ; cette gauche zimmerwaldienne n’est constituée que par 7 participants. Au contraire, " la droite zimmerwaldienne ", qui comprend le plus grand nombre des membres de la conférence préconise, elle, la reprise des relations internationales dans le cadre de la Deuxième Internationale, de façon que les partis socialistes puissent jouer le rôle de médiateur ; il fallait que les partis socialistes des différents Etats belligérants puissent se présenter comme détenant la solution (une solution de compromis) pour établir la paix. C’est ce point de vue qui fut adopté par la majorité de la conférence de Zimmerwald, en particulier par les délégués français (deux syndicalistes : Merrheim et Bergeron) et par les délégués allemands qui représentaient à ce moment là les éléments les plus avancés du parti socialiste : Ledebour et Haase. Finalement, pour éviter la rupture de la conférence, Lénine, qui était présent, se rallia, pour des raisons tactiques, à une solution de compromis, qui préconisait la constitution d’une Commission Sociale Internationale (la C.S.I.) dont le secrétaire devait être Angelica Balabanova et dont le rôle était de hâter la convocation d’un nouveau congrès de l’Internationale. A vrai dire, cette solution de compromis ne dissimulait pas une opposition réelle entre la droite et la gauche zimmerwaldiennes, qui allait se perpétuer pendant longtemps parmi les éléments les plus dynamiques du socialisme européen. Il faut ajouter que la conférence de Zimmerwald n’ébranla pas le moins du monde la position des socialistes dans les différents pays qui s’étaient ralliés à l’Union sacrée. Et Huysmans (qui jouait le rôle de secrétaire dans l’ancienne Internationale) voit dans les membres de la réunion de Zimmerwald des " francs-tireurs sans troupe ".
Cette dualité qui s’est manifestée à Zimmerwald, allait se répéter lors de la conférence qui se tint quelques mois plus tard, en avril 1916, à Kienthal. Cette conférence comprenait 44 délégués ; de France étaient venus un certain nombre de députés socialistes dont le plus influent était Brizon, et quelques syndicalistes de gauche. Lénine y défendit une fois de plus son programme ; il montra la nécessité d’amener la troupe à tourner les armes contre le monde bourgeois, et il souligna que le combat devait être d’abord conduit contre les sociaux-démocrates chauvins en vue de l’éclatement de l’Internationale ; transformation de la guerre étrangère en guerre civile, création d’une nouvelle Internationale, c’était la reprise des thèmes de la gauche zimmerwaldienne. Mais, encore une fois, Lénine resta dans la minorité ; il ne réussit guère à convaincre que 12 délégués. La discussion, d’après le récit d’Angelica Balabanovna, fut extrêmement confuse. Toutefois, on finit par s’entendre sur un texte de compromis qui représentait, par rapport à la conférence de Zimmerwald, un léger progrès de l’influence léniniste. Cette fois-ci, il ne fut pas question non plus de la disparition de la Seconde Internationale, comme l’aurait souhaité Lénine ; néanmoins, la conférence reconnaissait l’échec total du Comité Exécutif de la Seconde Internationale, et stigmatisait sa complicité dans la politique de l’union sacrée.
Quelles ont été, dans les différents pays belligérants, les conséquences des conférences de Zimmerwald et de Kienthal pour l’évolution des partis socialistes européens ?
En Angleterre, l’appel zimmerwaldien à la rupture de la politique d’Union sacrée fut entendu par certaines fractions peu importantes du Labour Party, en particulier par l’Independent Labour Party qui, dès le début de la guerre, avait pris position contre l’Union sacrée, mais n’alla pas jusqu’à se séparer sur cette question de l’ensemble du parti travailliste. De même, la position zimmerwaldienne fut accueillie avec faveur par le British Social Party (le B.S.P.), qui se rallia, partiellement du moins, aux conceptions zimmerwaldiennes. En particulier, John Mac Lean considérait la guerre comme " une entreprise capitaliste " dont tous les peuples sont également responsables. Et les membres du B.S.P. prirent une position extrêmement hostile au groupe de Hyndman, qui au contraire considérait la guerre comme justifiée à titre de combat contre le militarisme prussien. Mais le B.S.P. ne représentait que quelques éléments intellectuels sans grande influence.
En France, la réaction à Zimmerwald s’est fait sentir au cours de l’année 1915. Il s’est constitué, vers la fin de cette année, un Comité pour la Reprise des Relations Internationales (le C.R.R.I.) qui comprenait un certain nombre d’éléments syndicalistes, en particulier Merrheim. Rosmer, Monatte, Loriot, et quelques socialistes pacifistes. Le but que poursuit le C.R.R.I., est le renversement de la majorité favorable à l’Union sacrée dans les grandes formations ouvrières. Ce n’est pas seulement dans les milieux syndicaux que l’on assiste à une évolution de l’opinion, c’est dans le parti socialiste lui-même. L’origine de l’opposition à la politique de l’Union sacrée est venue de la Fédération de la Haute-Vienne, où les traditions guesdistes étaient fortement implantées, où militaient Paul Faure et des personnalités ayant une audiance assez considérable dans le parti socialiste : Pressemanne et Betoulle (ce dernier a été durant 40 ans maire de Limoges). La Fédération de la Haute-Vienne sera le point de départ de ceux qu’on appelle dans le parti socialiste, les " minoritaires ". Ceux-ci opposent à l’union sacrée un certain nombre d’arguments : pour ce qui est du passé, ils suspectent l’action du président de la République, Poincaré, et contestent la thèse de la responsabilité unilatérale de l’Allemagne ; pour le présent, ils s’opposent à ce qu’ils appellent le " bourrage de crâne " et souhaitent une reprise des relations socialistes dans tous les pays, ainsi que l’organisation d’une paix sans vainqueurs, ni vaincus. Un certain nombre de Fédérations socialistes se joignent à celle de la Haute-Vienne, celle de l’Isère et celle du Rhône notamment. Jean Longuet, petit-fils de Marx, et alors député de Sceaux, prit la direction du groupe minoritaire dont l’organe est Le Populaire de Paris, tandis que L’Humanité est l’organe de la position majoritaire. A la Chambre, cette tendance est représentée essentielllement par Brizon qui déclara, à l’occasion de la défénition des buts de guerre franco-russes : " Nous refusons de voir nos soldats tomber pour donner Constantinople aux Russes ". Cependant, les minoritaires sont décidés à ne pas pousser l’opposition jusqu’à mettre en question l’unité du parti. C’est pourquoi ils restent en général très en deçà des positions zimmerwaldienne. Jamais les minoritaires, s’ils souhaitent une paix de compromis, n’ont mis en cause la nécessité de la défense nationale.
En Allemagne, les choses se présentent d’une façon plus complexe. Et l’on va voir se développer dans ce pays, sous l’influence des théories zimmerwaldiennes, deux oppositions à la social-démocratie majoritaire, qu’il faut étudier séparément bien qu’elles soient très liées l’une à l’autre.
C’est tout d’abord, à l’extrême-gauche, le mouvement spartakiste. Il apparut en effet très vite que le vote des crédits de guerre, obtenu le 4 août à l’unanimité des voix, n’avait été accepté qu’à contre-coeur par un certain nombre de députés. La preuve en est que le 4 août au soir avait eu lieu une réunion, chez Rosa Luxembourg, où s’était manifestée aussitôt une opinion contre la poursuite de la politique de guerre. La tête de l’opposition a été prise par Karl Liebknecht, qui décida, le 3 décembre 1914, lorsque le gouvernement eut à demander de nouveaux crédits de guerre, de voter contre. A ceux qui invoquaient la peur du tsarisme et la libération de la Russie, il répondit que l’Allemagne, type même de l’Etat arriéré, n’avait absolument rien à envier à la Russie. Le vote de Liebknecht fut alors unique, et les députés qui représentaient les éléments de gauche du parti, se refusèrent à se joindre à lui par souci de la discipline. Cependant, le 20 mars 1915, un nouveau député, Ruhle, refusa également de voter le budget. Liebknecht commença alors, au cours de l’année 1915, une très active propagande, soutenant que le combat devait être mené contre la guerre elle-même. " L’ennemi principal, écrivait-il, est dans notre pays ". Le mouvement prit forme lorsque Rosa Luxembourg et Frantz Mehring (l’historien extrêmement remarquable de la social-démocratie allemande) publièrent, en mars 1915, la revue Die Internationale (L’Internationale), - qui n’eut d’ailleurs que trois numéros. Le 1er janvier 1916, eut lieu la première conférence nationale du groupe, où furent rédigés, sur la proposition de Rosa Luxembourg (qui était alors en prison), un certain nombre de principes directeurs : " Les prolétaires n’ont qu’une patrie, l’Internationale " ; " Tout appel au devoir patriotique n’est qu’un moyen de tromper le prolétariat ". C’est au cours de cette séance, qu’a été prise la décision de créer une publication clandestine, Les Lettres Politiques, dont les articles étaient signés par un certain Spartacus, qui n’était autre que Karl Liebknecht lui-même. Liebknecht avait été exclu en janvier 1916 du parti. Mais il avait pu organiser, bien qu’il portât à ce moment là l’uniforme militaire, une grande manifestation, le 1er mai 1916, sur la Potsdamerplatz à Berlin, ce qui entraîna d’ailleurs son arrestation et sa condamnation à deux ans de prison.
Tandis que se manifeste cette forme d’opposition spartakiste, apparaît dans la sociale-démocratie allemande une autre tendance, non pas d’extrême-gauche, mais de gauche. C’est la thèse de ceux qui ne veulent pas aller jusqu’à l’élaboration de la guerre civile, mais qui, comme les socialistes minoritaires français, ne sont disposés à soutenir le gouvernement que dans la mesure où celui-ci mène une guerre défensive. Ils ne veulent pas s’associer à une politique d’annexion, et préconisent une paix de compromis. C’est dans cet esprit que, le 30 mai 1915, trente députés se sont abstenus lors du vote des crédits militaires. Et en juin 1915, un appel dirigé par Haase et portant, outre sa signature, celles de Kautsky et de Bernstein (celui-ci était passé à un pacifisme militant), dénonçait le caractère que commençait à revêtir la guerre. Dans ce document, qui avait pour titre Les Exigences de l’Heure, ces sociaux-démocrates constataient que leur parti devenait un rouage de la machine de guerre allemande. En décembre 1915, vingt membres de cette gauche du parti décidèrent, non plus de s’abstenir, mais, cette fois, de refuser les crédits militaires. Ces députés tiennent cependant à bien marquer qu’ils n’ont pas de rapport avec Liebknecht ; ils déclarent que la position favorable de l’Allemagne lui fait alors un devoir de proposer une paix sans annexion, qui sera négociée par compromis. D’ailleurs, pas plus que les socialistes majoritaires ne désiraient la dissolution de leur parti, les sociaux-démocrates de gauche ne souhaitaient la rupture du parti social-démocrate. Mais celle-ci apparut inévitable à partir du moment où les autorités civiles pressèrent les sociaux-démocrates de se débarrasser des éléments douteux du point de vue national qu’ils abritaient dans leur sein. Et, en mars 1916, Haase et ses amis ayant à nouveau combattu l’Union sacrée, furent expulsés, par 58 voix contre 13, de la fraction social-démocrate du Reichstag. Ils furent ainsi amenés à constituer un groupe à part qui prit le nom d’Arbeitsgemeinschaft (communauté de travail) et fut présidé par Haase. Ce groupe avait comme organe principal la revue Neue Zeit (Temps Nouveaux), alors que le Vorwärts (En Avant) demeurait l’organe de la sociale-démocratie. C’est de ce groupe que devait sortir, après exclusion totale de l’opposition, le Parti Social-Démocrate Indépendant (U.S.P.D.), en avril 1917.
On voit donc qu’en Allemagne également, sous l’influence des événements de Zimmerwald, il y eut la formation d’une opposition qui s’est manifestée sous deux formes différentes.
Parmi les sociaux-démocrates autrichiens qui, dans leur immense majorité, suivirent la politique de l’Union sacrée, le seul qui ait exprimé une opinion divergente, fut Fritz Adler (fils de Victor Adler), l’un des secrétaires du parti. Dans une lettre adressée à la conférence de Zimmerwald, il mit en doute le fait qu’en luttant contre le tsarisme, on servît vraiment la cause de la démocratie. Son point de vue fut adopté à cette époque par une infime minorité de socialistes autrichiens, parmi lesquels on retiendra le nom d’une femme Terese Schlesinger. Or, Fritz Adler allait très rapidement se rendre célèbre en assassinant en octobre 1916, pour marquer son opposition à la guerre, le président du conseil autrichien, Stürghk. Le discours qu’il prononça devant le tribunal qui le condamna à mort (il ne fut d’ailleurs pas exécuté), réveilla sans doute dans sa léthargie la sociale-démocratie autrichienne.
En conclusion, il faut bien noter que chez tous ceux qui, à cette époque, sont soumis, de loin ou de près, à l’influence du mouvement zimmerwaldien, on voit apparaître essentiellement un esprit socialiste pacifiste beaucoup plus qu’un esprit révolutionnaire. Il faut noter que même les partisans de Liebknecht à Zimmerwald (Liebknecht était représenté à Zimmerwald par deux personnalités qui le touchaient de très près, Meyer et B. Talheimer) ont refusé de suivre Lénine et ont voté avec la droite zimmerwaldienne. Seul, de tous les Allemands présents à Zimmerwald, Borchart, qui dirigeait un groupe de socialistes internationalistes, a voté dans le sens de la gauche zimmerwaldienne. Mais le parti de Borchart n’avait d’adeptes que dans la ville de Brême ; cest-à-dire qu’il n’avait aucune espèce d’audience en Allemagne. En fait, l’idée de Lénine, de transformer la guerre étrangère en guerre civile et de constituer une Troisième Internationale, n’avait, dans les premières années de la guerre (jusqu’en 1916), séduit qu’une très faible minorité de révolutionnaires. Cette position de Lénine n’est suivie qu’en Russie par un certain nombre de bolcheviks, par quelques individus isolés d’ailleurs, mais extrêmement peu nombreux. Lénine – sa correspondance le prouve – avait, au début de l’année 1917, c’est-à-dire à la veille de la révolution russe, parfaitement conscience de son échec. C’est la révolution russe, en 1917, qui allait provoquer une transformation des esprits, des prises de position nouvelles au sein des partis socialistes ; elle allait entraîner certains esprits à l’idée de la dissolution de la Seconde Internationale et de la formation d’une Troisième Internationale. Mais dans les trois premières années de la guerre, il faut dire que ce point de vue n’était pas encore celui des socialistes européens.