Jacques Droz
L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920
XV. La Deuxième Internationale et le problème de la guerre
1965
LA DEUXIEME INTERNATIONALE ET LE PROBLEME DE LA GUERRE
Le problème de la guerre est essentiel pour la Deuxième Internationale, il constitue en quelque sorte le point nodal où les conflits de tendances prennent leurs véritables dimensions. A l’approche des événements de 1914, l’Internationale est tellement préoccupée par la menace de guerre, qu’elle a essayé de faire du Bureau de Bruxelles et du secrétariat que préside Huysmans, un organisme destiné à surveiller le conflit et à convoquer, si besoin est, l’Internationale en congrès lorsque le danger deviendra imminent.
Cependant, jusqu’en 1904 environ, le problème de la guerre a été discuté dans les congrès de l’Internationale d’une façon presque académique, car on n’avait pas, jusqu’alors, le sentiment qu’une menace existât véritablement. Les thèmes développés sont sans cesse les mêmes, à savoir que la guerre est la conséquence dela situation économique et que le triomphe du socialisme signifiera la fin des périodes belliqueuses. Abolir les classes, c’est supprimer la guerre. Dans la pratique, dit-on, il importe que les socialistes mènent la lutte pour la suppression des armées permanentes et en faveur du désarmement. Il faut qu’ils donnent leur appui aux associations dont l’objet est le maintien de la paix universelle.
Cependant, dès les premiers congrès, apparaissent un certain nombre de divergences sur le problème de la guerre. C’est ainsi que, faisant bande à part au congrès de Bruxelles en 1891, l’anarchiste hollandais Domena Nieuwenhuis a souligné la nécessité d’une mobilisation de la classe ouvrière en cas de guerre ; son point de vue a été combattu alors par Liebknecht qui l’a fait écarter. Au congrès de Zürich, en 1893, le délégué russe Plekhanov fait valoir contre la grève générale, que, pour être valable, il faudrait qu’elle soit menée simultanément sur les deux fronts, qu’elle est impossible, en fait, à organiser dans les Etats absolutistes et arriérés comme la Russie, que, par conséquent, elle défavoriserait, en cas de guerre les puissances dont la culture politique et intellectuelle était plus avancée. Cet argument a été par la suite très souvent repris.
Quoi qu’il en soit – et sans qu’il soit possible d’entrer ici dans tous les détails -, ce n’est guère qu’au congrès d’Amsterdam, en 1904, que les délégués parlèrent de l’éventualité de la guerre, et ceci sous l’influence de la guerre russo-japonaise qui venait d’éclater. Les délégués des deux pays belligérants, Plekhanov et Katayama, au milieu de l’enthousiasme général, se serrèrent cordialement la main et s’embrassèrent – et ceci pendant que leurs compatriotes s’entr’égorgeaient. Ce fut un incident mémorable, mais sans lendemain, de la vie de l’Internationale.
A vrai dire, dès cette époque, le problème de la guerre était lié étroitement au problème de l’antimilitarisme. Or, ce dernier problème se pose d’une façon extrêmement différente dans les divers pays membres de l’Internationale.
En Allemagne, à part un certain nombre de sociaux-impérialistes qui défendent la politique du gouvernement allemand, la sociale-démocratie a placé parmi ses idéaux la lutte pour la paix ; elle condamne absolument la guerre comme une conséquence du monde capitaliste. Il n’empêche que la sociale-démocratie allemande est extrêmement réservée à l’égard de la propagande antimilitariste. Dans le parti social-démocrate allemand, l’antimilitarisme n’est guère préconisé que par l’extrême gauche du parti, en particulier par Karl Liebknecht, fis de Guillaume Liebknecht et auteur d’un ouvrage Militarisme et Antimilitarisme (1907). Dans cet ouvrage Karl Liebknecht déclare que le développement de la propagande antimilitariste parmi le contingent dans les casernes, est un devoir de la sociale-démocratie ; mais il reconnaît aussitôt que les Allemands sont dans l’ensemble peu sensibles à cette propagande, et qu’il faut par conséquent, pour ne pas choquer le sentiment général, se maintenir dans les limites de la stricte légalité. On voit comment l’antimilitariste Karl Liebknecht qui jouera un rôle considérable dans le sens défaitiste pendant la guerre de 1914-1918, se montre extrêmement réservé sur ce point. La même position est adoptée à la même époque par le socialiste bavarois Kurt Eisner, qui jouera, lui aussi, un grand rôle dans le mouvement révolutionnaire allemand pendant la guerre.
Les choses se présentent de façon très différente en France, où on peut distinguer trois positions à l’égard de l’antimilitarisme. La position extrême est représentée par Hervé, instituteur dans l’Yonne –révoqué d’ailleurs à cause de ses idées pacifistes -, qui défend la thèse de la grève générale des travailleurs, l’insurrection des réservistes, dans le même esprit que Nieuwenhuis les avait encouragées quelques années plus tôt. Hervé a développé ses idées dans son livre Leur Patrie (1906). Il repousse toute distinction entre une guerre offensive et une guerre défensive ; il veut transformer la guerre étrangère en guerre civile. Et reprenant les formules de Marx (que d’ailleurs il ne comprend pas parfaitement), il déclare que le prolétariat n’a pas de patrie. On connaît un certain nombre de formules qu’il a employées : " Nos compatriotes, ce ne sont pas les bourgeois en France ". " Notre patrie,, c’est notre classe ". A vrai dire, cette position extrémiste d’Hervé a très peu d’action dans les masses. Rosmer, qui adoptera une position très antimilitariste pendant la guerre de 1914-1918, qualifie l’antimilitarisme d’Hervé de " démagogie " et d’ " aventurisme ". Hervé a cependant créé un journal, La Guerre Sociale , dans lequel ses idées sont exposées ; et il faut bien reconnaître qu’un certain nombre d’anarcho-syndicalistes sont assez proches du point de vue qui est le sien. A l’extrême opposé d’Hervé se trouve Guesde, soutenu par la Fédération Socialiste du Nord, qui se refuse absolument à miser sur une insurrection tardive et problématique du prolétariat : la lutte doit être menée d’abord contre le capitalisme qui est la source véritable de la guerre ; et Guesde condamne l’antimilitarisme comme " détournant la classe ouvrière de sa lutte essentielle ". La grève militaire est pour lui une chimère. Il importe que les socialistes réclament seulement sur le plan politique la réduction progressive du service et des crédits militaires. Entre ces deux positions extrêmes, se situe Jaurès qui reconnaît, comme Guesde, le lien existant entre le militarisme et l’impérialisme, et qui, d’autre part, repousse absolument la négation hervéiste de l’idée de patrie. On connaît sa formule : " Un peu d’internationalisme nous éloigne de la patrie, beaucoup nous en rapproche ". Jaurès pense d’ailleurs que le socialisme doit se réaliser d’abord dans le cadre national, et que finalement le prolétariat sera rallié dans l’Etat socialiste à l’idée de nation. Par contre, Jaurès compte sur le Bureau Socialiste International pour prévenir et empêcher la guerre " par tous les moyens à sa disposition, depuis l’intervention parlementaire, l’agitation politique, les manifestations populaires, jusqu’à la grève générale et l’insurrection ". Jaurès estime donc que la classe ouvrière, si elle est unie sur le plan international, peut, en ayant recours à la révolte armée faire reculer la guerre.
Ce point de vue a été présenté au nom de la Fédération de la Seine par Jaurès et Vaillant aux deux congrès du parti socialiste, à Limoges en 1906 et à Nancy en 1907. Il est intéressant de voir comment les mandats se répartissent au congrès de Nancy par exemple. La proposition Jaurès-Vaillant recueille 251 mandats, alors que la motion Guesde en recueille 123 et la motion Hervé 41. En tous les cas, il fut décidé à ce congrès que la résolution serait présentée quelques mois plus tard, lors du congrès de l’Internationale prévu pour le mois d’août 1907 à Stuttgart. Et, de fait, le congrès de Stuttgart, qui constitua en quelque sorte le point culminant de l’histoire de la Seconde Internationale, a posé le problème de la grève générale appliquée à l’idée de la guerre ; mais cette discussion a fait apparaître, comme on va le voir, des positions extrêmement opposées.
En effet, déjà, au cours d’un débat au Reichstag qui avait précédé de très peu la réunion du congrès de Stuttgart, le problème de l’antimilitarisme avait été assez curieusement soulevé. Un député social-démocrate, Noske, qui avait une influence considérable dans le parti et devait la conserver longtemps, avait affirmé que les sociaux-démocrates en cas de guerre feraient leur devoir " avec autant de détermination qu’un citoyen appartenant au côté droit de cette Chambre ". Le propos de Noske avait été aussitôt relevé par le ministre prussien de la guerre, Von Einem. Celui-ci, avec d’ailleurs une pointe d’ironie, avait mis ce propos en contradiction avec de nombreuses autres déclarations antipatriotiques des leaders socialistes, et avait invité Noske à " nettoyer le parti social-démocrate des éléments qui n’étaient pas foncièrement allemands ". On voit que ce débat au Reichstag laissait présager une position assez hostile de la sociale-démocratie allemande à l’idée de l’antimilitarisme.
Au congrès de Stuttgart les discussions ont été dominées par trois propositions principales faites au sujet des moyens de lutter contre la guerre. Deux étaient d’origine française : l’une présentée par Gustave Hervé et l’autre par Vaillant et Jaurès dans l’esprit exposé plus haut. A ces propositions françaises s’opposait une résolution présentée par la délégation allemande, qui, si elle déclarait nécessaire de lutter contre les armements, omettait intentionnellement, à l’encontre des projets français, l’énumération des moyens pratiques pour empêcher la guerre. L’opposition de ces deux tendances a entraîné des débats extrêmement pénibles. Le leader allemand Bebel, qui défendit la proposition de la social-démocratie, tenta d’abord de démontrer que le gouvernement allemand ne souhaitait pas la guerre, ensuite qu’une action en faveur de la grève générale était un appel à la désertion qui serait en fin de compte désastreux pour la social-démocratie allemande, parce qu’elle entraînerait une répression gouvernementale, la ruine et l’anéantissement du parti (cette argumentation a déjà été rencontrée lorsqu’a été examinée la position allemande à l’égard du problème de la grève générale). Bebel ajoutait que les Allemands ne voulaient être liés à aucun moyen d’action défini " qui ne nous donne pas la liberté de décision et qui supprimerait les conditions d’existence de notre parti. Il appartient à chaque pays de conserver sa liberté entière de faire, en cas de guerre, ce qui lui paraît le plus efficace ". Bebel ajoutait cet autre argument : dans la misère générale et en présence du recul de l’économie qui accompagneraient la déclaration de guerre, l’appel à la grève générale était absolument dépourvu de sens. Un autre socialiste allemand, Vollmar, très proche des idées révisionnistes, défendit la social-démocratie allemande de tout chauvinisme, mais traita d’utopie un internationalisme outrancier. Il déclara : " L’idée de supprimer la guerre par la grève militaire ou par une mesure semblable me semble aussi folle que celle de supprimer le capitalisme par la grève générale ". Bien entendu, ces propos des leaders allemands ont suscité à Stuttgart de très violentes réactions, en particulier de la part des socialistes français. Hervé alla jusqu’à dire : " Votre discipline est une discipline de mort. Si la social-démocratie n’a rien d’autre que Bebel, je crains que notre internationalisme ne soit qu’une duperie pour le prolétariat ". Et il déclara que, si l’on suivait la formule des socialistes allemands, le mot de Marx : " Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! " se transformerait en : " Prolétaires de tous les pays, massacrez-vous ! " Jaurès, lui, tout en défendant l’idée de nation, se montra également sévère pour la social-démocratie allemande et pour son refus d’étudier les moyens pratiques d’une lutte contre la guerre.
Finalement, après ces douloureux débats, le congrès se mit d’accord à l’unanimité sur un texte de compromis, élaboré par Rosa Luxembourg qui représentait au congrès les socialistes polonais. Ce texte, tout en impliquant que la guerre devait tourner en combat contre l’ordre social existant (transformation de la guerre étrangère en guerre civile), n’envisageait cependant pas la grève générale, ne faisait aucune allusion à l’insurrection et à la désertion, et ne prévoyait pas, par conséquent, de moyen direct de lutte contre la guerre ; ce qui était donner satisfaction à la déclaration allemande. La déclaration finale, en effet, était ainsi rédigée : " Si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir de la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour leurs représentants dans les Parlements avec l’aide du Bureau International, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraissent appropriés et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et de la situation générale. Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement, et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter et soulever les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ". Cette résolution, vigoureuse dans les termes, mais qui, encore une fois, ne faisait allusion à aucun moyen précis, fut cependant votée à l’unanimité dans un enthousiasme délirant ; et elle parut résoudre la contradiction entre les positions de la délégation française et de la délégation allemande. A vrai dire, et Jaurès s’en était parfaitement rendu compte, la résolution laissait dans l’ombre les moyens de la lutte contre la guerre. Dans un discours qu’il prononça peu de temps après à VauxHall, à Paris, Jaurès tenta de lui donner une signification précise en dénonçant comme l’agresseur, c'est-à-dire celui contre lequel le devoir des prolétaires était de se retourner, le gouvernement qui refuserait l’arbitrage international. Cette idée a été longuement et plusieurs fois défendue par Jaurès, mais à titre privé.
Plus encore que le congrès de Stuttgart, celui de Copenhague, qui eut lieu trois ans plus tard, en 1910, devait montrer les fissures de l’Internationale sur le problème de la guerre. Ici, ce ne sont pas tant les oppositions entre les socialistes allemands et français qui font leur apparition, que celles entre les socialistes anglais et allemands ; et ce-ci, à propos de la rivalité navale anglo-allemande qui bat alors son plein et de la construction des nouveaux navires de guerre, les fameux Dreadnought. Au congrès de Copenhague, la seule résolution positive ayant trait au problème de la guerre fut votée sur la proposition du délégué autrichien, Karl Renner ; elle invitait les parlementaires à entreprendre une action plus énergique contre le vote des budgets militaires et en faveur de la réunion des tribunaux d’arbitrage internationaux pour la solution des conflits. Mais les divergences apparurent une nouvelle fois sur la façon de s’opposer à la guerre, et cette fois-ci entre Anglais et Allemands. Le représentant anglais, Keir Hardie, soutenu par le délégué de la France, Vaillant, affirma la nécessité, en cas de menace de guerre, de déclencher aussitôt la grève dans trois types d’industries : les industries d’armement, les mines et les transports. Cette prise de position fut combattue par le représentant de l’Allemagne, Ledebour, soutenu par le délégué italien, Morgari, qui déclara qu’une telle grève constituerait un suicide de leur parti ; Il faut d’ailleurs remarquer que la position de Keir Hardie fut affaiblie par les interventions de son compatriote Hyndman qui, dans un langage extrêmement violent, se lança dans une attaque contre la politique allemande et justifia la politique d’armement poursuivie alors par l’Angleterre ; si bien que la résolution Keir Hardie-Vaillant fut finalement repoussée par 119 voix contre 58, et ce rejet contribua à aigrir les relations au sein des partis socialistes. Toutefois, il fut décidé, au congrès de Copenhague, que l’affaire serait examinée dans toute son ampleur par le Bureau Socialiste International et reprise trois ans plus tard au congrès prévu pour 1913 à Vienne (et qui n’aura, on va le voir dans un instant, jamais lieu).
Cependant, le péril de guerre se fait de plus en plus menaçant. L’Italie a déclaré la guerre à la Turquie, non sans provoquer d’ailleurs de très graves remous au sein du parti socialiste italien. Un certain nombre de socialistes italiens, comme Bissolati et Bonomi, se sont rangés dans le camp des patriotes et convertis à ce que l’on appelle le
" tripolisme " ; ils ont été exclus du parti lors du congrès de Reggio d’Emilie, sous l’influence des éléments de gauche du parti, parmi lesquels Mussolini qui fait alors ses premières interventions importantes au sein du socialisme italien et a pris la direction du journal L’Avanti. Il y eut même une tentative de grève générale en septembre 1911, contre la guerre italo-tripolitaine ; mais elle ne parvint pas à fléchir la volonté du gouvernement. Plus grave encore est, en octobre 1912, le début de la guerre balkanique qui oppose les pays chrétiens des Balkans à la Turquie, et menace de devenir une guerre européenne.
C’est à la suite de ces différentes explosions belliqueuses, que le Bureau Socialiste International se réunit à Bruxelles, le 28 octobre 1912, et décida de convoquer un congrès extraordinaire devançant celui de Vienne, et qui se tînt à Bâle les 24 et 25 novembre 1912. A ce congrès était mis à l’ordre du jour le seul point suivant : la situation internationale et l’entente pour une action contre la guerre. Il s’agissait donc de faire la démonstration de la puissance du prolétariat mondial en faveur de la paix. Le congrès de Bâle s’ouvrit en présence de 555 délégués et sous la présidence du Belge Anseele. Mais, en fait, il y eut plus de 555 délégués : dans cette ville qui est un centre important de relations, de voies ferrées, un très grand nombre de sympathisants à l’Internationale vinrent de Suisse, d’Allemagne, d’Alsace ; ils se déplacèrent en cortège à travers la ville pour se rendre à la cathédrale (qui, assez curieusement, avait été mise par le clergé protestant au service de l’Internationale), tandis que les cloches sonnaient à toute volée et que les orgues de la cathédrale faisaient entendre la Messe de Bach et l’Hymne à la Joie de Beethoven. Le discours le plus considérable fut prononcé par Jaurès dans la chaire de la cathédrale de Bâle. S’inspirant du Chant de la Cloche de Schiller, il dressa un hymne à la paix qui, pour ceux qui l’entendirent, fut inoubliable. " Nous avons été reçus dans cette église, dit-il, au son des cloches, ce qui m’a paru soudain comme un appel à la réconciliation. Je me rappelle l’inscription que Schiller a gravée sur la cloche symbolique : vivos voco, mortuos plango, fulgura frango. Vivos voce j’appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon ; mortuos plango, je pleure les morts innombrables couchés là-bas, vers l’Orient, et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords " (allusion aux combats de la guerre balkanique) ; " fulgura frango, je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées. Oui, j’ai entendu cette parole d’espérance. Mais cela ne suffit pas. Pour empêcher la guerre, il faudra toute l’action concordante du prolétariat mondial ".
Les jours suivants, le congrès se poursuivit dans la ville de Bâle. Il avait été remarquablement préparé par le Bureau Socialiste International, qui avait écrit un long Mémoire dans lequel il ne se contentait pas de formules de condamnation de la guerre, mais exposait un programme concret d’action. Ce programme avait été rédigé essentiellement par l’Autrichien Adler, le Français Jaurès et l’Anglais Keir Hardie. Il prévoyait l’organisation d’une Fédération Démocratique des Peuples balkaniques, qui ne devait exclure d’ailleurs aucun peuple, en particulier les Turcs et les Albanais, et qui devait s’opposer aux hostilités qui dressaient les nations les unes contre les autres. La théorie de la Fédération balkanique avait été mise au point par le délégué bulgare, Sakasov ; elle constituait la solution envisagée par l’Internationale au problème balkanique. D’autre part, le B.S.I. insistait sur la nécessité pour les socialistes de la double monarchie austro-hongroise, de s’opposer à toute espèce d’intervention autrichienne qui aurait pour but l’asservissement de la Serbie. De plus, le B.S.I. réfutait la thèse de la Russie qui se présentait comme la protectrice des peuples slaves ; il réfutait la doctrine panslaviste et invitait les socialistes russes à renverser le régime tsariste. Enfin, les socialistes allemands, français, anglais, qui n’étaient pas directement impliqués dans le conflit, devaient intervenir auprès de leurs gouvernements pour que ceux-ci se tiennent à l’écart des guerres balkaniques. En conclusion, le Manifeste du B.S.I. rappelait aux gouvernements que le déclenchement d’une guerre mondiale provoquerait nécessairement le soulèvement de la classe ouvrière. Et la résolution se terminait par cette formule : " Le prolétariat est conscient d’être en ce moment le porteur de l’avenir de l’humanité ".
Des discours ont été prononcés par les représentants de multiples délégations, qui mirent la guerre hors la loi. Ce fut à cette occasion, il faut le noter, que Bebel prononça son dernier discours ; il devait mourir peu après. Cependant, les moyens précis de lutte contre la guerre ne furent évoqués qu’épisodiquement, en particulier par Keir Hardie et Vaillant qui parlèrent de la grève générale, d’une insurrection de la classe ouvrière. Mais rien de précis ne fut envisagé. On se contenta, en fait, de mandater le B.S.I. pour suivre les événements avec vigilance et maintenir, quoiqu’il advienne, des relations entre les prolétaires de tous les pays. Et les observateurs les plus perspicaces du congrès de Bâle, après avoir été bouleversés par l’enthousiasme régnant, ont reconnu en fin de compte que le congrès n’avait pris aucune décision engageant l’avenir. Victor Adler, le délégué autrichien, exprimait son pessimisme en déclarant : " Il ne dépend pas de nous, en fin de compte, que la guerre ait lieu ou pas ".
A vrai dire, dans les dernières années qui précédèrent la guerre de 1914, il y a un malaise profond au sein de l’Internationale, qui provient essentiellement des inquiétudes que donne l’attitude de la sociale-démocratie allemande. Il y a certes eu une multiplication de manifestation de rapprochement entre socialistes allemands et français, comme par exemple en mars 1913 la signature d’un Manifeste commun contre l’accumulation des armements. Mais, de plus en plus, un doute se manifeste sur ce que sera l’attitude de la sociale-démocratie allemande en cas de guerre. A cet égard la discussion qui se développe entre Andler et Jaurès est tout à fait significative. Andler, professeur à la Sorbonne et l’un des spécialistes les plus remarquables des questions germaniques, a déclaré à plusieurs reprises que la social-démocratie, en cas de guerre, ne se séparerait pas de la dynastie des Hohenzollern et qu’elle voterait les crédits militaires. Jaurès, confiant au contraire de la social-démocratie allemande, a reproché à Andler, dans l’Humanité en particulier, en mars 1913, d’être " le grand fournisseur de poison qu’on colporte contre les socialistes ", et même d’utiliser contre les socialistes allemands des textes tronqués ou truqués. Lucien Herr, le bibliothécaire de l’Ecole Normale, qui était lié avec l’un et l’autre, essaya de s’entremettre. Mais il n’a pas pu empêcher Andler de quitter le parti socialiste français et de poursuivre son agitation dans le sens indiqué plus haut. Mais Jaurès était-il lui-même si persuadé d’avoir raison ? En apparence, il ne se départait pas de son optimisme dont il pensait qu’il devait entraîner l’enthousiasme des masses contre la guerre, si celle-ci venait à éclater. En fait, dans les conversations privées, Jaurès pense, et il le dit, que le socialisme international n’est pas suffisamment armé pour faire face à la menace de guerre. Et c’est précisément cette crainte qui va se révéler vraie dans la crise de juillet 1914.