1949

Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949).

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Les rapports de production en Russie

C. Castoriadis


III. Prolétariat et bureaucratie

D) La répartition du revenu national consommable

Il est manifestement impossible de procéder à une analyse rigoureuse du taux d'exploitation et du taux de la plus-value dans l'économie russe actuelle. Les statistiques concernant la structure des revenus et le niveau de vie des différentes caté­gories sociales, ou dont on pourrait indirectement déduire ces valeurs, ont cessé d'être publiées pour la plupart immé­diatement après le début de la période des plans, et toutes les données relatives sont systématiquement cachées par la bureaucratie aussi bien au prolétariat russe qu'à l'opinion mondiale. On peut moralement déduire déjà de ce fait que cette exploitation est au moins aussi lourde que dans les pays capitalistes. Mais on peut arriver à un calcul plus exact de ces valeurs, basé sur des données générales qui nous sont connues et que la bureaucratie ne peut pas cacher.

On peut, en effet, arriver à des résultats certains en se basant sur les données suivantes : d'une part le pourcentage de la population que constitue la bureaucratie, d'autre part le rapport de la moyenne des revenus bureaucratiques à la moyenne des revenus de la population travailleuse. Il est évident qu'un tel calcul ne peut être qu'approximatif, mais en tant que tel il est incontestable. Par ailleurs, les contestations ou protestations de la part des staliniens ou des cryptostaliniens sont irrecevables : qu'ils demandent d'abord la publication de statistiques vérifiées sur ce sujet à la bureaucratie russe. On pourra ensuite discuter avec eux.

En ce qui concerne d'abord le pourcentage de la population, formé par la bureaucratie, nous nous référons au calcul de Trotski dans La Révolution trahie [53]. Trotski donne des chiffres allant de 12 à 15 °% jusqu'à 20 % de l'ensemble de la population pour la bureaucratie (appareil étatique et adminis­tratif supérieur, couches dirigeantes des entreprises, techniciens et spécialistes, personnel dirigeant des kolkhoz, personnel du parti, stakhanovistes, activistes sans parti, etc.) Les chiffres de Trotski n'ont jamais été constestés jusqu'ici ; comme Trotski le fait remarquer, ils ont été calculés à l'avantage de la bureaucratie (c'est-à-dire en réduisant les proportions de cette dernière) pour éviter des discussions sur des points secon­daires. Nous retiendrons le résultat moyen de ces calculs, en admettant que la bureaucratie constitue approximativement 15 % de la population totale.

Quelle est la moyenne des revenus de la population tra­vailleuse ? D'après les statistiques officielles russes, le " salaire moyen annuel ", " constaté, comme l'observe Trotski [54], en réunissant les salaires du directeur du trust et de la balayeuse, était, en 1935, de 2 300 roubles et devait atteindre, en 1936, environ 2 500 roubles... Ce chiffre, des plus modestes, s'ame­nuise encore si l'on tient compte du fait que l'augmentation des salaires, en 1936, n'est qu'une compensation partielle pour la suppression des prix de faveur et de la gratuité de divers services. Le principal, en tout ceci, c'est encore que le chiffre de 2 500 roubles par an, soit 208 roubles par mois, n'est qu'une moyenne, c'est-à-dire une fiction arithmétique destinée à mas­quer la réalité d'une cruelle inégalité dans la rétribution du travail ". Passons sur cette infecte hypocrisie, consistant à publier des statistiques " du salaire moyen " (comme si dans un pays capitaliste, on publiait des statistiques concernant uniquement le revenu individuel moyen et on voulait ensuite juger la situation sociale de ce pays d'après ce revenu moyen ! ) et retenons ce chiffre de 200 roubles par mois. En réalité, le salaire minimum [55] n'est que de 110 à 115 roubles par mois.

Quid maintenant en ce qui concerne les revenus bureaucra­tiques ? Selon Bettelheim [56] " beaucoup de techniciens, d'in­génieurs, de directeurs d'usine, touchent de 2 000 à 3 000 rou­bles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers les moins payés... ". Parlant ensuite des " rémunérations plus élevées " encore, mais " plus rares ", il cite des revenus allant de 7 000 à 16 000 roubles par mois (160 fois le salaire de base !) que peuvent gagner facilement des cinéastes ou des écrivains en vogue. Sans aller jusqu'aux sommets de la bureaucratie poli­tique (président et vice-présidents du Conseil de l'Union et du Conseil des Nationalités, qui touchent 25 000 roubles par mois, 250 fois le salaire de base : ceci équivaudrait, en France, si le minimum de salaire est de 15 000 francs par mois, à 45 millions par an pour le Président de la République ou de la Chambre et, aux États-Unis, si le salaire minimum est de 150 dollars par mois, à 450 000 dollars par an pour le Président de la République. Celui-ci, ne recevant que 75 000 dollars par an, doit envier son collègue russe, qui a un revenu comparativement six fois supérieur au sien : quant à M. Vincent Auriol, qui ne reçoit que 6 millions de francs par an, c'est-à-dire 13 % de ce qui lui reviendrait si l'économie française était " collecti­visée ", " planifiée " et " rationalisée ", en un mot vraiment progressive, il fait dans l'histoire figure de parent pauvre), nous n'en retiendrons que la rémunération des députés " qui tou­chent 1 000 roubles par mois, plus 150 roubles par jour pendant la durée des sessions " [57]. Si l'on suppose dix jours de ses­sion par mois, ces chiffres donnent une somme de 2 500 roubles par mois, c'est-à-dire de 25 fois le salaire le plus bas et de 12 fois le " salaire moyen théorique ". D'après Trotski, les stakhanovistes moyens gagnent au moins 1 000 roubles par mois (c'est précisément pourquoi on les appelle " les mille ") et il y en a même qui gagnent plus de 2 000 roubles par mois [58], c'est-à-dire de 10 à plus de 20 fois le salaire minimum. L'en­semble de ces éléments est plus que confirmé par les données qu'on peut trouver chez Kravchenko ; des information de celui-ci, il résulte que les chiffres donnés plus haut sont extrême­ment modestes, et qu'il faudrait les doubler ou les tripler pour arriver à la vérité en ce qui concerne le salaire en argent. Sou­lignons, d'autre part, que nous ne tenons pas compte des avantages en nature ou indirects concédés aux bureaucrates en tant que tels (habitations, voiture, services, maisons de santé, coopératives d'achat bien fournies et meilleur marché) qui for­ment une part du revenu bureaucratique au moins aussi impor­tante que le revenu en argent.

On peut donc prendre comme base de calcul une différence de revenus moyens ouvriers et bureaucratiques de 1 à 10. Ce faisant, nous agirons en réalité en avocats de la bureaucratie, car nous prendrons le " salaire moyen " donné par les statis­tiques russes de 200 roubles, dans lequel entre, pour une pro­portion importante, le revenu bureaucratique, comme indice du salaire ouvrier, en 1936, et le chiffre de 2 000 roubles par mois (le chiffre le moins élevé cité par Bettelheim) comme moyenne des revenus bureaucratiques. En fait, nous aurions le droit de prendre comme salaire moyen ouvrier celui de 150 roubles par mois (c'est-à-dire la moyenne arithmétique entre le salaire minimum de 100 roubles et le " salaire moyen " contenant aussi les salaires bureaucratiques) et comme salaire moyen bureaucratique celui au moins de 4 500 roubles par mois, auquel on arrive si l'on ajoute au salaire " normal " des ingénieurs, directeurs d'usine et techniciens, indiqué par Bettelheim (de 2 000 à 3 000 roubles par mois) autant de ser­vices dont le bureaucrate profite en tant que tel, mais qui ne sont pas contenus dans le salaire en argent. Ceci nous donnerait une différence de 1 à 30 entre le salaire ouvrier moyen et le salaire bureaucratique moyen. Il est pratiquement certain que la différence est encore plus grande. Cependant, nous établirons notre calcul successivement sur ces deux bases, pour n'en retenir en définitive pour le reste de ce texte, que les chiffres les moins accablants pour la bureaucratie, c'est-à-dire ceux résul­tant de la base 1 à 10.

Si nous supposons donc que 15 % de la population ont un revenu 10 fois plus élevé en moyenne que les autres 85 %, le rapport entre les revenus totaux de ces deux couches de la population sera comme 15 X 10 : 85 X 1, ou 150 : 85. Le produit social consommable est donc réparti dans ce cas de la manière suivante : 63 % pour la bureaucratie, 37 % pour les travailleurs. Cela signifie que si la valeur des produits consom­mables est annuellement de 100 milliards de roubles, 63 milliards en sont consommés par la bureaucratie (formant 15 % de la population) et il reste 37 milliards de produits pour les autres 85 %.

Si maintenant nous voulons prendre une base de calcul plus réelle, celle de la proportion de 1 à 30 entre le revenu moyen ouvrier et le revenu moyen bureaucratique, nous en arrivons à des chiffres effarants. Le rapport entre les revenus totaux des deux couches de la population sera dans ce cas comme 15 X 30 : 85 X 1, ou 450 : 85. Le produit social consommable sera donc réparti, dans ce cas, dans les propor­tions de 84 % pour la bureaucratie et de 16 % pour les travail­leurs. Sur une valeur de production annuelle de 100 milliards de roubles, 84 milliards seront consommés par la bureaucratie et 16 milliards par les travailleurs. 15 % de la population consommeront les 85 % du produit consommable, et 85 % de la population disposeront des autres 15 % de ce produit. On conçoit donc que Trotski lui-même arrive à écrire [59] : " Par l'inégalité dans la rétribution du travail, l'U.R.S.S. a rejoint et largement dépassé les pays capitalistes ! " Encore faut-il dire qu'il ne s'agit pas là de " rétribution du travail " - mais sur ceci nous reviendrons plus loin.


Notes

[53] Pp. 137-145.

[54] La Révolution trahie, p. 126.

[55] Bettelheim, La Planification soviétique, p. 62.

[56] Ibid.

[57] La Planification soviétique, p. 62.

[58] La Révolution trahie, p. 127.

[59] La Révolution trahie, pp. 127-128.


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