Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949). |
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Les rapports de production en Russie
Le résultat de vingt années de discussion sur la " question russe " a été de jeter un voile épais de mystère autour de la notion de rapports de production en général. Ceux qui ont essayé de combattre la conception qui donnait la Russie comme un " Etat ouvrier " et son économie comme une économie plus ou moins socialiste, l'ont en général fait en partant de manifestations superstructurelles : caractère contre-révolutionnaire de la politique stalinienne, totalitarisme policier du régime. Sur le plan économique on n'a mis en avant, d'habitude, que les monstrueuses inégalités des revenus. Tous ces points, qui, convenablement développés, pouvaient conduire à une révision radicale de la conception courante sur le régime russe, étaient considérés indépendamment du reste en eux-mêmes, ou érigés en critères autonomes et définitifs. C'est ce qui a permis à Trotski de triompher dans ces interminables discussions, en concédant tout ce qu'on voudrait, mais pour poser en définitive la question : et les rapports de production ? Sont-ils redevenus capitalistes ? Quand ? Y a-t-il des capitalistes privés en Russie ? L'incapacité de ses adversaires à poursuivre la discussion sur ce terrain par l'analyse du caractère de classe des rapports de production en Russie, permettait chaque fois à Trotski de rester maître du terrain.
On pouvait cependant facilement déloger Trotski de cette position, en apparence dominante, en lui posant la question : eh bien, les rapports de production, que sont-ils en général, et quels sont-ils en Russie ? Parce qu'il est évident pour ceux qui connaissent l'œuvre de Trotski qu'il s'est toujours contenté de brandir l'arme magique des " rapports de production ", mais qu'il n'est jamais allé plus loin. Marx n'a pas parlé des rapports de production capitalistes : il les a analysés au long des trois mille pages du Capital. On chercherait, en vain, chez Trotski, ne serait-ce que le début d'une pareille analyse. Son œuvre la plus étendue sous ce rapport, La Révolution trahie, ne contient, en guise d'analyse économique, qu'une description du volume matériel de la production russe, de l'inégalité des revenus et de la lutte pour le rendement en Russie. Le reste, c'est de la littérature sociologique et politique, de la bonne littérature très souvent, mais viciée par le manque de fondements économiques, par le manque, précisément, d'une analyse des rapports de production en Russie.
Tout ce qu'on peut savoir par Trotski, sur les rapports de production en général, est ceci : 1°) Les rapports de production ne sont pas les rapports de répartition du produit social ; 2°) Les rapports de production ont quelque chose à voir avec les formes de la propriété. La première proposition est complètement fausse, car les rapports de production sont aussi des rapports de répartition, plus exactement la répartition du produit social est un moment du processus de la production. La deuxième n'est que partiellement vraie, car toute la question est précisément : quel est le lien entre les rapports de production et les formes de propriété ? Quel est le rapport entre la production et la propriété, entre l'économie et le droit ? Nous nous sommes plus haut expliqués sur ces questions préliminaires. Il nous faut maintenant examiner positivement ce que sont les rapports de production.
Dans les rapports de production il faut distinguer logiquement plusieurs aspects.
Tout rapport de production est, en premier lieu et immédiatement, organisation des forces productives en vue du résultat productif. Les forces productives sont, d'une part, le travail lui-même, d'autre part, les conditions du travail, qui se réduisent en dernière analyse en du travail passé. L'organisation des forces productives détermine le but productif en même temps qu'elle est déterminée par lui. Que cette organisation des forces productives se fasse pour ainsi dire spontanément et même aveuglément, comme c'est le cas dans les sociétés primitives, ou qu'elle nécessite des organes économiques et sociaux séparés comme c'est le cas dans les sociétés évoluées, elle reste le premier moment de la vie économique, le fondement sans lequel il n'y a pas de production.
Mais également tout rapport de production contient, aussi bien comme présupposition que comme conséquence, une répartition du résultat de l'activité productive, du produit. Cette répartition est déterminée nécessairement par la production aussi bien passée et présente que future : tout d'abord, il n'y a de répartition que du produit de la production, et sous la forme que la production a donnée à ce produit; ensuite, toute répartition tient nécessairement compte de la production future, dont elle est la condition. D'autre part, la conservation, la diminution ou l'extension de la richesse existante de la communauté découlent des modalités concrètes de répartition des produits, du fait que cette répartition tient ou ne tient pas compte du besoin de remplacer les réserves sociales et les instruments usés ou les multiplier. Par là même, on peut dire non seulement que toute production ultérieure est déterminée par la répartition précédente, mais que la répartition à venir est le facteur déterminant l'organisation de la production courante.
Enfin, production en tant qu'organisation aussi bien que production en tant que répartition reposent l'une et l'autre sur l'appropriation des conditions de la production, c'est-à-dire sur l'appropriation de la nature, de la nature extérieure autant que du propre corps de l'homme. Cette appropriation apparaît d'une manière dynamique dans le pouvoir de disposer de ces conditions de la production, que cette disposition ait comme sujet la communauté indistinctement dans son ensemble ou qu'elle soit l'objet d'un monopole exercé par un groupe, une catégorie, une classe sociale.
Par conséquent, organisation (gestion) de la production elle-même, répartition du produit, toutes les deux fondées sur la disposition des conditions de la production, voilà le contenu général des rapports de la production. Les rapports de production d'une époque donnée se manifestent dans l'organisation (gestion) de la coopération des individus en vue du résultat productif et dans la répartition de ce produit, à partir d'un mode donné de disposition des conditions de la production [38].
Mais dans les rapports de production ce qui est important n'est pas la notion générale, qui découle de la simple analyse du concept de la vie sociale, et qui, dans ce sens, est une tautologie, mais l'évolution concrète des modes de production dans l'histoire de l'humanité.
Ainsi dans les sociétés primitives, où la division en classes fait le plus souvent défaut, où les méthodes et l'objectif de la production aussi bien que les règles de répartition ne sont soumis qu'à une évolution extrêmement lente, où les hommes subissent beaucoup plus les lois des choses qu'ils ne les transforment, l'organisation de la production et la répartition semblent résulter aveuglément de la tradition et reflètent passivement l'héritage du passé social, l'influence décisive du milieu naturel, les particularités des moyens de production déjà acquis. L'organisation de la production est encore, dans la réalité, indistincte de l'acte productif matériel lui-même; la coopération se règle beaucoup plus par la spontanéité immédiate et les habitudes que par des lois économiques objectives ou par l'action consciente des membres de la société. La disposition des conditions de la production, l'appropriation par l'homme de son propre corps et de la nature immédiatement environnante semblent aller de soi ; on n'en prend conscience qu'à l'occasion des conflits extérieurs opposant la tribu à d'autres tribus.
Le premier moment du processus économique, qui semble surgir comme une entité autonome et dont la société primitive prend une conscience distincte, est le moment de la répartition du produit, qui fait, en général, l'objet d'une réglementation coutumière spécifique.
Avec la division de la société en classes, un renversement fondamental se produit. Dans la société esclavagiste, la disposition des conditions de la production, de la terre, des instruments et des hommes devient le monopole d'une classe sociale, de la classe dominante des propriétaires d'esclaves. Cette disposition devient l'objet d'une réglementation sociale explicite et reçoit rapidement la garantie de la contrainte sociale organisée dans l'Etat des propriétaires d'esclaves. Simultanément, l'organisation de la production, la gestion des forces productives, devient une fonction sociale exercée par la classe dominante d'une manière naturelle sur la base de sa disposition de ces forces productives. Si la société esclavagiste fait apparaître la disposition des conditions de la production et la gestion de la production comme des moments à part de la vie économique, en faisant de la première un phénomène directement social, en montrant que même la disposition qu'exerce l'homme sur son propre corps en tant que force productive ne va nullement de soi mais est un produit d'une forme donnée de la vie historique, et en érigeant l'organisation et la gestion de la production en fonction sociale d'une classe spécifique, en revanche elle abolit la répartition comme moment spécifique, puisque dans l'économie esclavagiste la répartition en tant que répartition du produit, entre la classe dominante et la classe dominée, est enfouie dans la production elle-même. La répartition du produit est cachée complètement dans le rapport productif immédiat et possessif du maître et de l'esclave : réserver une partie de la récolte pour les semences et une autre pour les esclaves n'est pas une répartition de la production, mais relève immédiatement de l'organisation de la production elle-même. La conservation de l'esclave pour le maître n'a pas un sens économique différent de la conservation du bétail. Quant à la répartition du produit entre les membres de la classe dominante eux-mêmes, elle résulte, pour la plus grande part, de la répartition initiale des conditions de la production, lentement transformée par le mécanisme des échanges et l'apparition embryonnaire d'une loi de la valeur.
Dans la société féodale, qui marque, en Europe occidentale tout au moins, une régression historique par rapport à la société esclavagiste gréco-romaine, le caractère autonome de la disposition des conditions de la production est maintenu. Mais ici la fonction de l'organisation de la production marque un recul. Le seigneur n'exerce une activité gestionnaire que dans un sens extrêmement vague et général : une fois la division du travail dans le domaine et entre les serfs fixée, il se borne à imposer son respect. De même la répartition du produit entre les seigneurs et les serfs se fait, pourrait-on dire, une fois pour toutes : le serf devra telle partie du produit, ou tant de journées de travail, au seigneur. Ce caractère statique aussi bien de l'organisation de la production que de la répartition n'est que la conséquence de l'aspect stationnaire des forces productives elles-mêmes dans la période féodale.
Dans la société capitaliste, les différents moments du processus économique s'épanouissent complètement et arrivent à une existence matérielle indépendante. Ici disposition des conditions de la production, gestion et répartition, accompagnées de l'échange et de la consommation surgissent comme des entités qui peuvent être autonomes, deviennent chacune objet spécifique, matière propre à réflexion, force sociale. Mais ce qui fait des capitalistes la classe dominante de la société moderne, c'est que, disposant des conditions de la production, ils organisent et gèrent la production et apparaissent comme des agents personnels et conscients de la répartition du produit social.
On peut donc dire, en général, que :
Notes
[38] K. Marx, Le Capital, L. III, S. 7, ch. LI, pp. 255-256.
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