1923 |
Source : numéro 49 de la revue Clarté (15 décembre 1923). |
Vers l'école du prolétariat
La discipline nouvelle. Quelques réalisations
Notre siècle est loin d'être exclusivement théorique en éducation. C'est même une de ses caractéristiques de vouloir réaliser ce que les Rousseau et les Pestalozzi avaient rêvé, et de partir toutefois de l'expérience pour essayer d'aboutir aux « lois » de l'éducation,
Et cependant ces réalisations ne sont ni bien nombreuses ni suffisamment concluantes, parce qu'elles se sont heurtées, le plus souvent, à l'esprit capitaliste, qui, alors même qu'il leur semblait favorable, était par son essence, un ferment destructeur. Aussi comprend-on que les seules écoles ayant tenté de donner une éducation individuelle et sociale rationnelle se soient installées à l'écart d'une société dont elles craignent l'influence. C'est ce que fit, avant la pierre, M. Faria de Vasconcelos en installant près de Bruxelles son école nouvelle, internat à la campagne, dont les élèves ne se mêlaient à la vie extérieure qu'autant que cela leur était nécessaire pourl!e maintien de leur petite communauté presque idéale1.
P. Gheeb, lui, est allé se réfugier dans ta région de Heppenheim, entre des collines peu élevées dominées par des bourgs anciens, parmi lesquelles on découvre des vallées où s'allonge un village de paysans. Herrmann Tobler s'en va dans un coin des Alpes, à Hof-Oberkirch : Wyneken à Wickersdorf, petit village de Thuringe qu'on rejoint après deux heures de marche dans la forêt de hauts sapins. Le Dr Lietz avait placé également son école d'Haudinda aussi loin que possible des villes et des chemins de fer.
Peut-on n'être pas frappé par ce souci manifeste de fuir un milieu désordonné où il n'est pas possible d'enseigner à des enfants les rythmes d'une vie nouvelle. Mais que peut valoir cependant cette éducation d'allure monacale — si on considère du moins ce souci — lorsque rien, par la suite, ne vient en continuer l'influence. Pour nous, ce choix dans l'emplacement de certaines écoles nouvelles nous paraît être, par lui-même, une condamnation du régime capitaliste.
Et cela s'explique si nous considérons maintenant comment des écoles d'esprit analogue — telles que les écoles communautaires d'Hambourg ou les écoles nouvelles de Russie — ont pu vivre et prospérer dans un milieu social régénéré par la Révolution.
Est-ce à dire que les écoles futures doivent rechercher la vie fiévreuse des usines plutôt que le calme des champs, des montagnes ? Les écoles seront de préférence dans des endroits paisibles, mais vivants (forêts et jardins). Lorsque, dans certaines villes cela sera impossible, il faudra du moins qu'aux séances de travail dans les locaux spacieux et de beaux jardins succèdent de fréquents retours à la vraie nature.
La situation des bâtiments scolaires, dont nous avons dit un mot, est très importante, primordiale. Mais leur construction n'en est pas moins à étudier de très près. Les écoles-casernes sont bien universellement condamnées avec leurs salles étonnantes dans une monotone uniformité. Un enseignement familial, patriarcal ou démocratique ne peut être donné que dans un local accueillant et vivant. L'harmonie du monde extérieur doit aider à l'harmonie que nous voulons donner au corps et à l'âme de l'enfant.
C'est bien ce que H. Tobler et P. Gheeb ont voulu d'abord réaliser dans leurs écoles. Celles-ci comprennent plusieurs bâtiments dans lesquels sont aménagés diverses « salles de travail », de construction et d'ameublement différents. Tout y est étudié pour combattre la monotonie et pour développer le goût et l'harmonie. « L'intérieur des maisons — dit E. Huguenin, en parlant de la libre communauté scolaire de l'Odenwald — est simple, avec des installations aussi modernes et hygiéniques que possible. L'impression qu'on a éprouvée en arrivant continue : pas une note criarde, tout ce qu'on voit flatte l'œil et satisfait le goût... Les tapisseries sont sobres, les meubles et les boiseries sont de même teinte ; pas de superflu, mais tout ce qu'il faut pour rendre la vie commode et agréable. Aucune uniformité, pas une pièce n'est exactement pareille à une autre... »
Dans bien des cas, les jeunes générations d'après la Révolution seront obligées de s'accommoder des anciens locaux scolaires, comme on le fit à Hambourg. Il sera possible, dans certains autres, d'installer les enfants dans les châteaux et demeures princières, comme cela se pratiqua en Russie ; et l'exemple de Gheeb et de Tobler nous incite à croire que l'enseignement nouveau y trouvera un cadre convenable. La Révolution s'efforcera toutefois de placer l'enfant dans un milieu non pas luxueux mais beau et harmonieux. « Incontestablement, les choses dégagent de la beauté ou de la laideur, de la distinction ou de la vulgarité, et l'homme, inconsciemment ou non, en subit l'influence. » Et c'est pourquoi ce cadre extérieur de l'enseignement, ainsi que la vie matérielle des enfants, sont une des conditions d'une bonne éducation.
Au monde nouveau devra correspondre une nouvelle activité. Et on ne comprendrait pas que dans une société où le libre travail sera roi, l'Ecole s'en tînt encore aux pratiques désuètes d'autoritarisme et de servilité. L'Ecole nouvelle sera nécessairement l'école de la liberté.
Il y a bien longtemps que de grands éducateurs ont reconnu les bons effets de la liberté dans l'éducation.
Nous ne parlerons pas de Pestalozzi, qui la comprenait à sa façon, et pratiquait plutôt une discipline patriarcale. Mais Montaigne, déjà, avait horreur des « geôles de jeunesse captive » et Rousseau voulut faire de la liberté son grand principe éducatif. Tolstoï, plus près de nous, échoua magistralement dans son essai d'école anarchique. Les exemples théoriques ne manquent donc pas,
Mais retournons en la compagnie de ces humbles précurseurs de l'éducation nouvelle qui ont nom Tobler et Gheeb. Nous avons dit déjà que ceux-ci ont voulu, loin du monde fiévreux, réaliser dans leurs coins paisibles le milieu social que nous attendons de la Révolution.
Milieu nécessairement basé sur la liberté sociale et non sur la liberté intégrale chère aux anarchistes. Et c'est sans doute dans cette nouvelle acception du mot liberté — méconnue par Rousseau et Tolstoï — que réside la grande innovation de notre temps. Il n'est plus question d'apprendre seulement à l'enfant la liberté individuelle dans toute l'étendue de ses droits, mais plutôt les justes tempéraments que la vie sociale apporte à la pratique de cette liberté. Et l'énoncé théorique des droits et des devoirs de l'individu dans la communauté ne suffit plus ; c'est la pratique sociale qu'il faut développer afin que l'homme sache plus tard se conduire librement dans les diverses occasions de la vie.
Mais la libre communauté scolaire, qui est une image réduite de la vie idéale dans la société future, est trop souvent en contradiction avec les principes de la société actuelle pour s'en accommoder. Sa réussite, dans ces conditions est, croyons-nous, impossible, parce que l'exemple du monde extérieur intervient sans cesse comme dissolvant. Autrement dit la libre communauté scolaire ne peut être une discipline, ni un mode de vie adéquats à la société bourgeoise. Elle est la discipline de l'Ecole du Prolétariat.
Bien que les résultats de la libre communauté n'aient pas encore pu être constatés méthodiquement, nous croyons distinguer dans les mouvements actuels, quelques concordances déterminantes,
C'est, d'une part, cet isolement voulu des libres communautés scolaires de l'Odenwald et de Wickersdorf. C'est ensuite l'éclosion, à la faveur de la Révolution de 1918, des libres communautés scolaires de Hambourg, écoles qui ont puisé dans le renouveau de vie populaire, la force nécessaire pour passer de l'anarchie a la libre activité au sein du groupe social nouveau. Ces écoles, qui ont été trop peu étudiées en France2 étaient nées d'un concours de circonstances qui ne se reproduira peut-être plus dans l'histoire, surtout quand on considère la préparation consciente, voulue, de la Révolution parmi les élèves — œuvre de vrais instituteurs révolutionnaires, dont nous devons méditer l'exemple. La libre communauté apparut, d'emblée, comme le seul mode de discipline adéquat à l'ordre nouveau. Et, ce qui fait bien préjuger de la valeur de ces écoles, c'est qu'elles naquirent et vécurent dans des conditions tout à fait ordinaires d'installation et de recrutement. Seul, l'esprit était changé.
Mais je m'aperçois que je parle comme si ces écoles primaires n'existaient plus, du moins sous leur forme communautaire. C'est que, quelle que soit la valeur professionnelle et l'esprit pédagogique des maîtres, ces écoles sont impuissantes à se maintenir hors de leur élément qui est la Révolution. Non pas tant qu'elles aient à redouter l'hostilité déclarée de la population ou des pouvoirs publics dans une ville comme Hambourg où l'élément ouvrier est tout de même puissant — témoin le récent soulèvement communiste. Mais c'est tout l'esprit capitaliste qui se ligue inévitablement contre une discipline révolutionnaire. Et si mon ami Siemss, instituteur à Hambourg, m'écrivait, il y a deux ans : « La réaction sera leur mort... » je me demande ce qui doit rester en ce moment de cette belle et noble tentative, au milieu du désarroi matériel et moral où se débat l'Allemagne.
Une autre confirmation de notre pensée nous est fournie par l'élude de la discipline nouvelle en Russie soviétique. Là-bas, faute d'une préparation révolutionnaire méthodique, comme celle des maîtres de Hambourg, l'école nouvelle dut naître du chaos. Du moins, la pénurie, sinon l'absence complète d'éducateurs pénétrés de l'esprit nouveau — a permis de constater ce que, dans la société communiste, désire le monde des enfants. Et nous savons que c'est de ce besoin que doit partir toute pédagogie. Ces enfants donc, livrés à eux-mêmes durant les journées de crise révolutionnaire, ne furent pas toujours capables de sortir seuls de l'anarchie. Mais là surtout où quelque adulte intelligent put les y aider, les bandes d'enfants s'organisèrent spontanément et s'installèrent dans des châteaux et des villas, où ils s'instruisirent en commun. Il est cependant probable que, dans bien des cas, ces bandes n'auront pas pu franchir le stade intermédiaire qui est le règne des meneurs. Mais l'influence extérieure aidant, il s'est créé, en divers endroits de la Russie des écoles communautaires, en tous points semblables à l'école à l'Odenwald ou aux écoles de Hambourg. Et ces écoles vivent et se développent remarquablement, distançant — au point de vue technique — tout ce qui a été fait dans la vieille Europe. La Communauté scolaire a enfin trouvé son terrain. Elle tend à devenir la forme définitive de la discipline scolaire, plus libérale que celle de l'ancienne école dogmatique, mais apportant cependant à cette liberté le frein social qui avait toujours manqué aux essais anarchistes.
Certes, au point de vue scientifique, comme le dit M. Ad. Ferrière, il faut attendre les résultats de l'expérience pour savoir si l'Ecole ainsi comprise apporte enfin à l'humanité le progrès moral si longtemps escompté. Mais l'action révolutionnaire presse. Et, quittes à réviser plus tard nos conceptions, nous pensons que les réalisations de la vieille Europe, celles plus concluantes de Hambourg et de Russie, nous permettent d'affirmer que la « libre communauté scolaire sera la forme révolutionnaire de l'Ecole du Prolétariat ».
Notes
1 Faria de Vasconceilos : Une école nouvelle en Belgique. (Delachaux et Niestlé, ed. Neufchâtel).
2 Voir cependant L'Ecole Emancipée (Saumur) N° 33 à 40 de l'an. 20.21 : L'Ecole nouvelle, par M. Tepp (traduction H. Siemss et C. Freinet).