1886 |
Article paru dans la Neue Zeit, 5e
année, 1887, 2e numéro pp. 49-51. |
Socialisme de juristes
Novembre-Décembre 1886
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Au moyen âge la conception du monde était
essentiellement théologique. L’unité du monde européen qui n’existait
pas en fait à l’intérieur, fut réalisée à l’extérieur, contre l’ennemi
commun, les Sarrazins, par le christianisme. C’est le catholicisme qui
fut le creuset de l’unité du monde européen, groupe de peuples en
rapports mutuels constants au cours de leur évolution. Ce rassemblement
théologique ne se limita pas au domaine des idées. Il avait une
existence réelle, non seulement dans la personne du pape qui était son
centre monarchique, mais avant tout dans l’Eglise organisée féodalement
et hiérarchiquement, et qui, en sa qualité de propriétaire d’environ un
tiers du sol, détenait dans chaque pays une puissance politique énorme
dans l’organisation féodale. L’Eglise, avec sa propriété foncière de
type féodal, était le lien réel entre les divers pays ;
l’organisation féodale de l’Eglise donnait sa consécration religieuse
au féodalisme temporel de l’organisation politique. Le clergé était en
outre la seule classe cultivée. Il allait donc de soi que le dogme de
l’Eglise devait être le point de départ et la base de toute pensée.
Droit, science de la nature, philosophie, l’étalon appliqué à toute
connaissance était le suivant : son contenu concorde-t-il avec les
enseignements de l’Eglise ou non ?
Mais au sein de la féodalité se développait la
puissance de la bourgeoisie. Une classe nouvelle entrait en scène
contre les grands propriétaire fonciers. Les bourgeois des villes
étaient avant tout et exclusivement des producteurs de marchandises et
vivaient du commerce des marchandises, alors que le mode de production
féodal reposait essentiellement sur l’auto-consommation des produits
fabriqués à l’intérieur d’un cercle restreint — ces consommateurs étant
en partie les producteurs, en partie les féodaux qui levaient tribut.
La conception catholique du monde, taillée à la mesure du féodalisme,
ne pouvait plus suffire à cette classe nouvelle et à ses conditions de
production et d’échange. Cependant elle resta prisonnière elle aussi un
temps assez long de la toute-puissante théologie. Toutes les Réformes
et les luttes qui s’y rattachent et furent menées du XIIIe
au XVIIe siècle sous une raison sociale religieuse, ne sont,
sous leur aspect théorique, que des tentatives répétées de la
bourgeoisie des plébéiens des villes et de leurs alliés les paysans en
rébellion, pour ajuster la vieille conception théologique du monde aux
conditions économiques nouvelles et à la situation de la classe
nouvelle. Mais cela n’allait pas. L’étendard religieux flotta pour la
dernière fois en Angleterre au XVIIe siècle, et, cinquante ans plus
tard à peine, la nouvelle conception classique de la bourgeoisie, la
conception juridique entra en scène en France sans déguisement.
C’était une sécularisation de la conception
théologique. Au dogme, au droit divin se substituait le droit humain, à
l’Eglise l’Etat. Les rapports économiques et sociaux, que l’on s’était
autrefois représentés comme créés par l’Eglise et le dogme, parce que
l’Eglise leur donnait sa sanction, on se les représentait maintenant
comme fondés sur le droit et créés par l’Etat. Parce que l’échange des
marchandises à l’échelle de la société et dans son plein
épanouissement, favorisé notamment par l’octroi d’avances et de crédit,
engendrait de complexes relations contractuelles réciproques et
exigeait de ce fait des règles de portée générale qui ne pouvaient être
édictées que par la collectivité — normes juridiques fixées par l’Etat
—, on se figura que ces normes juridiques n’avaient pas pour origine
les faits économiques, mais que c’était leur codification formelle par
l’Etat qui leur donnait naissance. Et parce que la concurrence, qui est
la forme fondamentale des relations entre libres producteurs de
marchandises, est la plus grande niveleuse qui soit, l’égalité devant
la loi devint le grand cri de guerre de la bourgeoisie. La lutte de
cette classe ascendante contre les seigneurs féodaux et la monarchie
absolue qui les protégeait alors, devait nécessairement, comme toute
lutte de classes, être une lutte politique, une lutte pour la
possession de l’Etat, et c’était nécessairement une lutte pour la
satisfaction de revendications juridiques : ce fait contribua à
consolider la conception juridique du monde.
Mais la bourgeoisie engendra son double négatif, le
prolétariat, et avec lui une nouvelle lutte de classes, qui éclaté
avant même que la bourgeoisie eût entièrement conquis le pouvoir
politique. De même que, naguère, la bourgeoisie dans as lutte contre la
noblesse avait, par tradition, traîné la conception théologie du monde
pendant un certain temps encore, de même au début le prolétariat a
repris de son adversaire les conceptions juridiques et à cherché à y
puiser des armes contre la bourgeoisie. Les premières formations
politiques prolétariennes comme leurs théoriciens, demeurent absolument
sur le « terrain juridique » à la seule différence que leur
terrain juridique n’était pas le même que celui de la bourgeoisie.
D’une part la revendication de l’égalité était étendue : l’égalité
juridique devait être complétée par l’égalité sociale ; d’autre
part, des propositions d’Adam Smith — selon qui, le travail est la
source de toute richesse, mais le produit du travail est la source de
toute richesse, mais le produit du travail doit être partagé par le
travailleur avec le propriétaire foncier et le capitaliste —, on tirait
la conclusion que ce partage était injuste et devait être soit aboli,
soit au moins modifié au profit des travailleurs. Mais le sentiment
qu’en laissant cette question sur le seul terrain « du
droit » on ne pourrait nullement éliminer les méfaits engendrés
par le mode de production du capitalisme bourgeois et surtout par la
grande industrie moderne, conduisit déjà les plus importants esprits,
chez les premiers socialistes — Saint-Simon, Fourier et Owen — à
délaisser complètement le terrain juridico-politique et à déclarer que
toute lutte politique était stérile.
Ni l’une, ni l’autre de ces conceptions ne suffisait
à exprimer de façon satisfaisante ni à résumer totalement les
aspirations de la classe ouvrière à l’émancipation qu’avaient
engendrées la situation économique. La revendication de l’égalité, tout
comme la revendication du produit total du travail, se perdaient dans
d’inextricables contradictions dès qu’on cherchait à les formuler en
détail sur le terrain juridique et ne touchaient pas ou peu au nœud du
problème, la transformation du mode de production. Refusant la lutte
politique, les grands utopistes refusaient du même coup la lutte de
classes et par là refusaient du même coup la lutte de classes et par là
refusaient le seul mode d’action possible pour la classe dont ils
défendaient les intérêts. Ces deux conceptions faisaient abstraction de
l’arrière-plan historique à qui elles étaient redevables de leur
existence ; elles faisaient appel toutes les deux au
sentiment ; l’une faisait appel au sentiment du droit, l’autre au
sentiment d’humanité. Elles donnaient toutes les deux à leurs exigences
la forme de vœux pieux dont il était impossible de dire pourquoi ils se
seraient réalisés juste à ce moment et non mille ans plus tôt ou plus
tard.
Pour la classe ouvrière dépouillée, par la
transformation du mode de production féodal en mode de production
capitaliste, de toute propriété sur les moyens de production, et
constamment reproduite par le mécanisme du système de production
capitaliste dans cet état héréditaire de prolétarisation, l’illusion
juridique de la bourgeoisie ne peut suffire à exprimer totalement la
situation où elle se trouve. Elle ne peut prendre elle-même une
connaissance complète de cette situation que si elle regarde les choses
dans leur réalité, sans lunettes teintées de couleurs juridiques. C’est
à cela que l’aida Marx avec sa conception matérialiste de l’histoire,
en démontrant que toutes les représentations juridiques, politiques,
philosophiques, religieuses, etc. des hommes dérivent en dernière
instance de leurs conditions de vie économiques, de leur manière de
produire et d’échanger les produits. Il fournissait là au prolétariat
la conception du monde correspondant à ses conditions de vie et de
lutte ; à l’absence de propriété des travailleurs ne pouvait
correspondre que l’absence d’illusions dans leur tête. Et cette
conception prolétarienne du monde fait maintenant le tour du monde…