1881 |
Deux articles écrits en anglais en 1881 pour un journal syndical de Londres, "The Labour Standard", et dont la traduction française est parue dans 'La Revue Socialiste' No 85 de mars 1955. |
1ère partie
Dans notre dernier article, nous avons considéré l'action des syndicats en tant que force imposant la loi économique des salaires contre les employeurs. Nous revenons sur ce sujet, car il est de la plus haute importance que la classe ouvrière le comprenne à fond.
Nous pensons qu'aucun ouvrier anglais d'aujourd'hui n'a besoin d'apprendre que c'est l'intérêt du capitaliste individuel aussi bien que de la classe capitaliste en général de réduire le plus possible les salaires. Le produit du travail, après déduction de toutes les dépenses, est divisé, comme Ricardo l'a irréfutablement prouvé, en deux parts : l'une constitue les salaires des travailleurs, l'autre les profits des capitalistes. Or, le produit net du travail étant, dans chaque cas individuel, une quantité donnée, il est évident que la part appelée profit ne peut pas augmenter sans que la part appelée salaire diminue. Nier que c'est l'intérêt du capitaliste de réduire Jes salaires, équivaudrait à dire que ce n'est pas son intérêt d'accroître son profit.
Nous savons très bien qu'il y a d'autres moyens d'accroître temporairement les profits, mais ces moyens ne modifiant pas la loi générale, il n'y a nul besoin de nous en inquiéter ici.
Alors, comment les capitalistes peuvent-ils réduire les salaires si le taux du salaire est gouverné par une loi distincte et bien définie de l'économie sociale ? La loi économique des salaires est là, et est irréfutable. Mais, comme nous l'avons vu, elle est élastique et elle l'est de deux façons. Le taux du salaire peut être diminué, dans un métier particulier, soit directement par une graduelle accoutumance des travailleurs de ce métier à un bas niveau de vie, soit indirectement par l'accroissement du nombre d'heures de travail par jour (ou l'intensité du travail pendant le même nombre d'heures de travail) sans accroissement de la paye.
Et l'intérêt de chaque capitaliste individuel d'accroître son profit en réduisant les salaires de ses ouvriers est constamment stimulé par la concurrence que les capitalistes d'un même métier se font entre eux. Chacun d'eux essaye de liquider son concurrent, et, à moins de sacrifier son profit, il doit essayer, et réduire les salaires. Ainsi, la pression sur le taux du salaire due à l'intérêt de chaque capitaliste individuel est considérablement accrue par la concurrence entre capitalistes. Ce qui était avant une question, de plus ou moins de profit devient avec la concurrence une question de nécessité.
Contre cette pression constante et incessante, les ouvriers inorganisés n'ont aucun moyen effectif de résistance. Donc, dans les métiers où les ouvriers ne sont pas organisés, les salaires tendent constamment à baisser et le nombre d'heures de travail à augmenter. Lentement, mais sûrement, ce processus se poursuit. Les périodes de prospérité peuvent de temps à autre l'interrompre, mais les périodes de dépression qui suivent l'accélèrent encore plus. La classe ouvrière graduellement s'habitue à un niveau de vie de plus en plus bas. Tandis que la durée de la journée de travail s'approche de plus en plus du maximum possible, les salaires, eux, s'approchent de plus en plus de leur minimum absolu, c'est-à-dire de la somme en dessous de laquelle il devient absolument impossible pour l'ouvrier de vivre et de se perpétuer.
Il y a eu une exception temporaire à cela, au début de ce siècle. L'extension rapide des machines et de l'utilisation de la vapeur n'était pas suffisante pour répondre à l'accroissement encore plus rapide de la demande en produit de ces machines. Dans ces métiers, les salaires, à l'exception de ceux des enfants vendus par le work-house à l'entrepreneur, étaient généralement élevés ; ces métiers-là exigeaient un travail manuel si qualifié qu'on ne pouvait pas se procurer d'ouvriers sans un salaire très élevé : ce qu'un teinturier, un mécanicien, un tailleur, un filateur avait l'habitude de recevoir semble maintenant fabuleux. Au même moment, les métiers supplantés par les machines étaient lentement réduits à disparaître. Mais bientôt, les nouvelles machines inventées supplantaient à leur tour ces ouvriers bien payés ; la machine qui fabriquait la machine était inventée et sa production était telle que l'approvisionnement en machines non seulement égalait, mais dépassait la demande. Lorsque la paix générale, en 1815, eut rétabli la régularité du commerce, les fluctuations décennales entre prospérité, surproduction et panique commerciale commencèrent à se manifester. Alors, ies quelques avantages que la classe ouvrière avait conservés du vieux temps prospère et peut-être même améliorés pendant la période de surproduction frénétique, lui furent repris pendant la période des mauvaises affaires et de panique ; et bien vite la population ouvrière d'Anglaterre fut soumise à la loi générale selon laquelle les salaires du travail inorganisé tendent constamment vers le minimum absolu.
Mais entre temps, les syndicats, légalisés en 1824, entrèrent en action et il était grand temps. Les capitalistes sont toujours organisés. Dans la plupart des cas, ils n'ont besoin d'aucune organisation formelle, d'aucune règle, ni d'aucun fonctionnaire, etc... Leur petit nombre en comparaison avec celui des ouvriers, le fait de leur formation en classe séparée, de leurs relations sociales et commerciales constantes, tenaient lieu d'organisation ; ce n'est que plus tard, lorsqu'une branche d'entrepreneurs eut pris possession d'un district, comme ce fut le cas pour l'industrie du coton dans le Lancashire, qu'un syndicat capitaliste formel devint nécessaire. En d'autres termes, la classe ouvrière, dès le début, ne peut rien faire sans une organisation puissante, bien définie par des règles et déléguant son autorité aux dirigeants et aux comités. La loi de 1824 légalisa ces organisations. De ce jour, les travailleurs sont devenus une force en Angleterre. La masse, autrefois impuissante, divisée contre elle-même, ne demeura plus longtemps ainsi. A la force acquise par l'union et l'action commune, vint bientôt s'ajouter la force d'une trésorerie bien remplie : « la résistance de l'argent », comme l'appellent expressément nos frères français. Les choses sont maintenant entièrement changées. Pour le capitaliste, se laisser aller à une réduction des salaires ou à une augmentation des heures de travail, est devenu un risque dangereux.
De là, les violentes attaques de la classe capitaliste d'alors contre les syndicats. Cette classe avait toujours considéré sa politique de compression de la classe ouvrière comme un droit acquis et un privilège légal. Cette prétention est maintenant balayée. Il n'est donc pas étonnant que les capitalistes aient poussé de hauts cris et se soient considérés au moins autant lésés dans leurs droits et leur propriété que les propriétaires fonciers irlandais de nos jours.
Soixante ans d'expériences de lutte les ont ramenés à plus de modération. Les syndicats sont maintenant des institutions reconnues et leur action est admise comme régulateur des salaires tout autant que l'action des lois sur les entreprises et les ateliers est admise comme régulateur de la durée du travail. Bien plus, les patrons du coton dans le Lancashire ont même dernièrement arraché une page du livre des ouvriers et maintenant savent comment organiser une grève, si cela leur convient, aussi bien ou mieux que certains syndicats.
Ainsi, c'est à travers l'action des syndicats que la loi des salaires est imposée aux employeurs, et que les ouvriers des métiers bien organisés sont capables d'obtenir, .au moins approximativement, toute la valeur de la force de travail qu'ils louent à leurs employeurs ; et que, avec l'aide des lois de l'Etat, les heures de travail sont fixées nu moins pour ne pas excéder de trop cette longueur maximum au-delà de laquelle la force de travail est prématurément épuisés. Ceci, cependant, est le maximum que les syndicats, tels qu'ils sont actuellement organisés, puissent espérer obtenir et cela seulement par une lutte constante, par une immense dépense de force et i'argent ; et encore, les fluctuations économiques, une fois tous les dix ans au moins, détruiront en un moment ce qui a été conquis et le combat devra recommencer. C'est un cercle vicieux auquel il n'y a pas d'issue. La classe ouvrière reste ce qu'elle était et ce que nos grands-pères chartistes n'avaient pas peur de l'appeler : une classe d'esclaves salariés. Est-ce que ce doit être là le résultat final de tout ce travail, de tous ces sacrifices et souffrances de la classe ouvrière ? Est-ce cela qui demeure à jamais le plus haut but des ouvriers britanniques ? Ou bien ceux-ci doivent-ils au moins essayer de briser ce cercle vicieux et trouver une issue dans une lutte pour l'abolition du système salarial dans son ensemble ?
La semaine prochaine nous examinerons le rôle joué par les syndicats en tant qu'organisateurs de la classe ouvrière.
The Labour Standard, Londres, 28 mai 1881.
2ème partie
Aussi en détail que nous ayons considéré les fonctions des syndicats, nous avons constaté que leur rôle se limite à régulariser le taux des salaires et à assurer aux travailleurs, dans leur lutte contre le capital, au moins quelques moyens d'existence.
La lutte des travailleurs contre le capital, disons-nous. Cette lutte existe-t-elle, alors que les apologistes du capital peuvent dire le contraire ? Elle existe et existera aussi longtemps qu'une réduction des salaires demeurera le moyen le plus sûr et le plus rapide pour accroître les profits ; bien plus, aussi longtemps que le système salarial lui-même existera. L'existence réelle des syndicats est la preuve suffisante de ce fait ; si leur raison d'être n'est pas de lutter contre les empiétements du capital, à quoi servent-ils alors ? Rien ne sert de finasser. Aucun euphémisme ne peut cacher le fait désagréable que la société présente est principalement divisée en deux grandes classas antagonistes : en capitalistes, les propriétaires de tous les moyens pour l'emploi du travail, d'un côté ; et les ouvriers, qui ne possèdent rien d'autre que leur propre force de travail, de l'autre. Le produit du travail de cette dernière classe doit être partagé entre les deux classes, et c'est ce partage qui est cause de la lutte continuelle entre les deux classes. Chaque classe essaye d'obtenir une part aussi grande que possible ; et l'aspect le plus curieux de cette lutte, c'est que la classe ouvrière, qui combat pour obtenir seulement une part de son propre produit, soit assez souvent accusée de voler en fait les capitalistes.
Mais la lutte entre deux grandes classes de la société devient nécessairement une lutte politique. Il en fut ainsi de la longue bataille entre la bourgeoisie ou classe capitaliste et l'aristocratie foncière ; il en sera aussi ainsi du combat entre la classe ouvrière et ces mêmes capitalistes. Dans toute lutte de classe contre classe, le but vers lequel tend le combat est le pouvoir politique. La classe dirigeante défend sa suprématie politique, c'est-à-dire sa majorité assurée dans la législation : la classe inférieure combat, d'abord pour une part, ensuite pour la totalité de ce pouvoir, afin d'être en mesure de changer les lois existantes conformément à ses propres intérêts et desiderata. Ainsi la classe ouvrière d'Angleterre durant des années a combattu ardemment et même violemment pour la charte du peuple, qui devait lui donner ce pouvoir politique ; elle fut battue, mais la lutte a fait une telle impression sur la bourgeoisie victorieuse, que cette classe, depuis lors, ne fut que trop heureuse d'obtenir un armistice prolongé au prix de concessions répétées au peuple ouvrier.
Maintenant, dans la lutte politique de classe contre classe, l'organisation est l'arme la plus importante. Et au fur et à mesure que l'organisation purement politique ou chartiste tombait en morceaux, l'organisation syndicale devenait de plus en plus forte, et à ce jour elle a atteint un degré de force encore inégalé par aucune organisation ouvrière dans les autres pays. Quelques grands syndicats, comprenant entre un ou deux millions d'ouvriers, soutenus par de petites organisations locales, représentent un pouvoir qui doit être pris en considération par le gouvernement, de la classe dirigeante, qu'il soit libéral ou conservateur.
Conformément aux traditions de leur origine et de leur développement dans ce pays, ces puissantes organisations se sont jusqu'ici limitées presque exclusivement à leur fonction de participant à la régularisation des salaires et des heures de travail, et d'imposer l'abrogation des lois ouvertement hostiles aux ouvriers. Comme nous l'avons déjà dit, elles ont agi ainsi avec d'autant plus d'effet qu'elles avaient une raison d'attendre. Mais elles ont obtenu plus que ce à quoi elles avaient limité leur action. La classe régnante, qui connaît leur force mieux qu'elles-mêmes, leur a fait volontairement des concessions qui vont au delà. La loi électorale de Disraeli a donné le droit de vote au moins à la plus grande partie de la classe ouvrière organisée. Aurait-il proposé cela, s'il avait supposé que ces nouveaux électeurs montreraient une volonté propre et cesseraient d'être menés par les politiciens libéraux des classes moyennes ? Aurait-il été capable de faire voter cette loi, si la classe ouvrière, dans la direction de ses colossales organisations syndicales, n'avait elle-même prouvé son aptitude pour le travail politique et administratif ?
Cette mesure réelle a ouvert une nouvelle perspective à la classe ouvrière. Elle lui a donné la majorité à Londres et dans toutes les villes industrielles, et ainsi lui a permis d'entrer dans la lutte contre le capital avec de nouvelles armes, en envoyant des hommes de sa classe au Parlement. Et ici, nous avons le regret de dire que les syndicats ont oublié leur devoir d'avant-garde de la classe ouvrière. La nouvelle arme est dans leurs mains depuis plus de dix ans, mais ils l'ont rarement dégainée. Ils ne devraient pas oublier qu'ils ne pourront pas continuer à tenir la position qu'ils occupent maintenant, s'ils ne marchent pas réellement à la tète de la classe ouvrière. Ce n'est pas dans la nature des choses que la classe ouvrière d'Angleterre posséda le pouvoir d'envoyer 40 ou 50 ouvriers au Parlement et qu'elle se contente éternellement d'être représentée par des capitalistes ou leurs clercs, comme les avocats, les publicistes, etc.
Plus que cela, il y a de nombreux symptômes indiquant que la classe ouvrière de ce pays commence à comprendra qu'elle s'est engagée depuis quelque temps dans la mauvaise voie ; que les mouvements actuels pour de hauts salaires et de courtes durées du travail ]a maintiennent dans un cercle vicieux dans lequel il n'y a aucune issue ; ce n'est pas le bas niveau des salaires qui constitue le mal fondamental, mais le système salarial lui-même. Cette connaissance, une fois largement répandue au sein de la classe ouvrière, la position des syndicats doit changer considérablement. Ils ne jouiront plus longtemps du privilège d'être les seules organisations de la classe ouvrière. A côté ou au-dessus des syndicats particuliers de métiers, alors surgira une union générale, une organisation politique de la classe ouvrière dans son ensemble.
Ainsi, il y a deux points que les métiers organisés feraient bien de considérer : d'abord, que le moment approche rapidement où la classe ouvrière de ce pays réclamera, avec une voix qui ne trompera pas, sa pleine part de participation au Parlement. Ensuite, qu'approche aussi rapidement le temps où la classe ouvrière aura compris que la lutte pour les hauts salaires et la réduction de la durée du travail — et toute l'action des syndicats actuellement repose sur cela — n'est pas une fin en soi, mais un moyen, un moyen très nécessaire et efficace, mais seulement un des multiples moyens d'aller vers une fin plus grande : l'abolition du système salarial dans son ensemble.
Pour la pleine représentation du travail dans le Parlement, aussi bien que pour la préparation de l'abolition du système des salaires, les organisations deviendront nécessaires non en tant que métier séparé, mais en tant que corps unique de la classe ouvrière. Et plutôt cela sera fait, mieux ça vaudra. Il n'y a pas de pouvoir dans le monde qui pourrait un jour résister à la classe ouvrière anglaise organisée comme un corps.
The Labour Standard, Londres, 4 juin 1881.