1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
La guerre en Italie et en Hongrie
Cologne, le 27 mars.
La guerre en Italie a commencé [1] . La monarchie des Habsbourg a pris ainsi sur elle une charge sous laquelle elle succombera probablement.
Tant que la Hongrie n'était pas en guerre ouverte avec la double-monarchie, mais seulement en état de guerre larvée avec les Slaves du Sud, il ne fallait pas beaucoup d'adresse à l'Autriche pour venir à bout des Italiens, à moitié révolutionnaires seulement, morcelés et paralysés par la triple trahison de leurs princes. Et pourtant, quelle peine cela a coûté ! Il a fallu d'abord que le pape [2] et le grand duc de Toscane [3] retirent - directement ou indirectement - leurs troupes du territoire vénitien, il a fallu d'abord que Charles-Albert et ses généraux, en partie incapables, et en partie vendus, trahissent directement la cause de l'Italie. Surtout, il a fallu d'abord, par une politique de duplicité et des concessions apparentes, amener tantôt les Magyars, tantôt les Slaves du Sud à poster des troupes en Italie, avant que Radetzky ne puisse remporter ses victoires sur le Mincio [4] . On sait que ce sont les régiments frontaliers des Slaves du Sud, transportés massivement en Italie qui ont rendu l'armée autrichienne désorganisée apte à combattre.
En outre, tant que dura l'armistice avec le Piémont, tant que l'Autriche eut simplement l'obligation de maintenir son armée d'Italie au niveau qu'elle avait eu jusque-là sans avoir à la renforcer particulièrement, elle put diriger sur la Hongrie la masse principale de ses 600 000 soldats, elle put chasser les Magyars de position en position et réussir finalement, grâce à des renforts quotidiens, à écraser la puissance magyare. À la longue Kossuth, tout comme Napoléon, aurait succombé à la supériorité numérique.
Mais la guerre en Italie modifia considérablement la situation. À partir du moment où la dénonciation de l'armistice fut certaine, l'Autriche dut doubler ses envois de troupes en Italie et partager ses recrues, récemment levées, entre Windischgrætz et Radetzky. On peut s'attendre à ce qu'ainsi aucun d'eux n'en reçoive assez.
Tandis que, pour les Magyars et les Italiens, il ne s'agit alors que de gagner du temps - du temps pour faire venir et fabriquer des armes, du temps pour exercer la réserve et la garde nationale et en faire des soldats capables de livrer bataille, du temps pour accomplir la révolution dans le pays - l'Autriche perd chaque jour de sa puissance par rapport à ses adversaires.
Pendant que la guerre elle-même précipite Rome, la Toscane et même le Piémont chaque jour un peu plus dans la révolution, les contraint à accroître quotidiennement leur énergie révolutionnaire, pendant que ces États peuvent attendre la crise qui approche à grands pas en France, pendant ce temps, le troisième élément de désorganisation, l'opposition slave, gagne chaque jour plus de terrain en Autriche et perfectionne chaque jour son organisation. La Constitution octroyée qui, pour les remercier d'avoir sauvé l'Autriche, replonge les Slaves dans la situation qu'ils avaient avant mars, les nombreuses vexations imposées aux Slaves par les abus de pouvoir de la bureaucratie et de la soldatesque sont des faits et on ne peut rien y changer.
On comprend que, dans ces circonstances, la Kölnische Zeitung n'ait rien de plus pressé que de laisser les Impériaux en finir avec la désagréable guerre en Hongrie. C'est ainsi qu'hier, sur trois colonnes, elle leur faisait franchir la Theiss - nouvelle d'autant plus digne de foi, qu'elle n'a pas été jusqtu'à présent confirmée par un communiqué. En revanche, on rapporte d'autre part que, tout à l'inverse, l'armée magyare avance sur Pest à marches forcées et vise manifestement à débloquer Komorn [5] . Komorn résiste vaillamment malgré de violents bombardements. Pas un coup de feu ne fut tiré pendant le bombardement, mais lorsque les Autrichiens tentèrent un assaut, ils furent repoussés avec de lourdes pertes, par une mitraille meurtrière. On dit que le régiment de uhlans polonais « Duc de Cobourg » est passé aux Magyars lorsque Dembinski, attendant tranquillement qu'il attaque, fit jouer la mélodie : « La Pologne n'est pas encore perdue [6] ».
Voilà toutes les nouvelles que nous sommes en mesure de donner aujourd'hui sur le théâtre des opérations en Hongrie. Nous n'avons pas reçu le courrier de Vienne du 23.
Tournons-nous maintenant vers le théâtre des opérations en Italie. L'armée du Piémont stationne le long du Tessin et du Pô, formant un grand arc de cercle. Sa première ligne s'étend d'Arona jusqu'à Castel San Giovanni, près de Plaisance, en passant par Novare et Vigevano Voghera. Ses réserves se trouvent quelques lieues en arrière, le long de la Sesia et de la Bormida [7] à Vercelli, Trion et Alessandria. À l'extrémité de son aile droite, à Sarzana sur la frontière entre Modène et la Toscane, un détachement dirigé par La Marmora, se tient prêt à envahir Parme et Modène, en passant par les cols de la Lunigiane [8] et à se joindre, à gauche, à l'aile droite du gros de l'armée, et à droite, aux armées toscane et romaine, et suivant les circonstances, à franchir le Pô et l'Adige, pour opérer en Vénétie.
En face, Radetzky se tient sur la rive gauche du Tessin et du Pô. On sait que son armée est divisée en deux corps dont l'un occupe la Lombardie, et l'autre la Vénétie. Tandis que, de cette dernière province, on n'annonce aucune dislocation de troupes, nous entendons dire, de toutes parts, qu'en Lombardie, Radetzky concentre toute son armée sur le Tessin. Il a retiré toutes ses troupes de Parme et n'a laissé à Modène que quelques centaines d'hommes dans la citadelle. Varèse, Côme, Val d'Intelvi et Valteline sont complètement dégarnies, et même les douaniers ont disparu.
Toute la puissance de combat disponible, 50 000 hommes, Radetzky l'a établie le long du Tessin, de Magenta à Pavie, et le long du Pô, de Pavie à Plaisance.
On prête à Radetzky le plan follement audacieux, de franchir immédiatement le Tessin avec cette armée et de marcher directement sur Turin, en profitant de l'inévitable stupeur des Italiens. On se souvient encore comment plus d'une fois l'an dernier, Radetzky nourrit les mêmes convoitises que Napoléon et comment cela lui réussit. Cette fois cependant, le conseil de guerre au complet fit opposition et l'on décida de se replier sur l'Adda, l'Oglio, et en cas de nécessité même sur la Chiese [9] sans livrer de bataille décisive, pour y attendre des renforts de Vénétie et d'Illyrie.
Il dépendra des manœuvres des Piémontais et de l'ardeur combative des Lombards que cette retraite s'opère sans perte ou non et que les Autrichiens réussissent ou non à contenir longtemps les Piémontais. En effet le versant méridional des Alpes, les régions de Côme, de Brianza [10] , de Bergame, de la Valteline et de Brescia, actuellement déjà abandonnées en grande partie par les Autrichiens, conviennent admirablement à une guerre nationale de partisans. Les Autrichiens, concentrés dans la plaine, seront bien obligés de lâcher la montagne. C'est là que les Piémontais, avançant rapidement avec des troupes légères sur l'aile droite des Autrichiens, peuvent organiser rapidement des guérillas menaçant leur flanc, et, en cas de défaite d'un corps d'armée isolé, la retraite des Impériaux, leur coupant leur ravitaillement, et propageant l'insurrection jusque dans les Alpes du Trentin. Garibaldi serait ici à sa place. Mais il ne lui viendra pas à l'idée de servir encore sous le traître Charles-Albert [11] .
L'armée toscano-romaine soutenue par La Marmora devra occuper la ligne du Pô, de Plaisance à Ferrare, passer dès que possible le Pô et en second lieu, l'Adige, séparer Radetzky du corps d'armée austro-vénitien et opérer, sur son aile gauche ou dans son dos. Il lui sera cependant difficile d'arriver assez vite pour exercer une influence sur les premières opérations militaires.
Mais c'est l'attitude des Piémontais qui sera décisive. C'est une bonne armée, ardente à la lutte, mais si elle est de nouveau trahie comme l'an passé, elle sera inévitablement battue; les Lombards réclament des armes pour se battre contre ces oppresseurs; mais si, de nouveau comme l'an passé, un gouvernement bourgeois, hésitant, paralyse la levée en masse, Radetzky pourra, une fois encore, faire son entrée à Milan.
Contre la trahison et la lâcheté du gouvernement, il n'y a qu'un moyen : la révolution. Et il est peut-être justement besoin d'un nouveau parjure de Charles-Albert, d'une nouvelle perfidie de la noblesse et de la bourgeoisie lombardes, pour accomplir la révolution italienne, et mener en même temps la lutte pour l'indépendance italienne. Mais alors, malheur aux traîtres !
Notes
[1]
Presque unifiée par Napoléon, l'Italie avait été de nouveau démembrée en 1815, aux traités de Vienne. Elle était morcelée
en sept États : le royaume de Sardaigne qui appartenait à la Maison de Savoie, le royaume de Deux-Siciles à la Maison de Bourbon,
les États de l'Église au Pape, le royaume lombardo-vénitien à l'Autriche, les duchés de Parme et de Modène et le grand duché
de Toscane. Une grande partie de l'Italie subissait la domination autrichienne. Les Autrichiens étaient les maîtres à Milan
et à Venise. Les duchés de Parme et de Modène appartenaient à des princes autrichiens. Par deux fois, en 1821-1822 et en 1831,
les armées autrichiennes étaient intervenues pour réprimer l'agitation révolutionnaire. La révolution éclata en Italie, au
début de 1848. Son but essentiel était la création d'une Italie unifiée, indépendante et démocratique. La noblesse féodale
du royaume de Sardaigne et de Piémont, avec, à sa tête, le roi Charles-Albert, ainsi que la grande bourgeoisie, réussirent
à prendre la direction du mouvement de libération italien. Ils voulaient étendre leur pouvoir sur l'Italie du Nord d'une part,
et d'autre part réprimer la révolution. Les révolutionnaires obligèrent le roi Charles-Albert à déclarer la guerre à l'Autriche,
à la fin de mars 1848. Après quelques succès, l'armée du royaume de Sardaigne fut vaincue par l'Autriche. La faute en incombait
à Charles-Albert et à ses généraux qui menaient la guerre sans grande énergie et étaient de piètres chefs militaires. Une
bataille décisive eut lieu à Custozza les 24 et 25 juillet. Charles-Albert vaincu recula jusqu'au Tessin et signa un armistice
qui replaçait l'Italie du Nord dans l'état où elle se trouvait avant la guerre (9 août). Il donna ainsi à l'Autriche la possibilité
d'écraser dans le sang la révolution en Lombardie. Mais la lutte révolutionnaire du peuple italien contraignit le roi à annuler
l'armistice, le 12 mars 1849. Les hostilités reprirent le 20 mars 1849 et Charles-Albert fut à nouveau vaincu, le 23 mars
1849, à Novare. Le roi renonça au trône et abdiqua en faveur de son fils Victor-Emmanuel II, qui signa, le 26 mars, un armistice
avec l'Autriche, et conclut la paix, le 6 août 1849.
[2]
Pie IX.
[3]
Léopold II.
[4]
Le Mincio est une rivière d'Italie qui sort du lac de Garde à Peschiera, passe à Mantoue et se jette dans le Pô.
[5]
Komorn aujourd'hui Komarom est une ville située à mi-chemin de Bratislava et de Budapest. Hongroise à cette époque, elle est
actuellement tchécoslovaque.
[6]
Paroles de l'hymne national polonais, tiré de la Marche de Dombrowski.
Les vers sont de Joseph Wybicki (1797).
[7]
La Sesia est un affluent du Pô. La Bormida est un affluent du Tanaro, rivière piémontaise, affluent du Pô.
[8]
La Lunigiane est un ancien pays d'Italie, sur le versant occidental de l'Apennin, dans les provinces de Parme, Modène et Massa
Carrara. Elle tire son nom de la ville de Luna. Ce pays fut détaché de la Toscane en 1847, et réuni au duché de Modène.
[9]
L'Adda est une rivière de Lombardie née dans le Tyrol; elle arrose la Valteline, traverse le lac de Côme et se jette dans
le Pô. L'Oglio est une rivière de Lombardie, affluent gauche du Pô. La Chiese est un affluent gauche de l'Oglio.
[10]
La Brianza est un pays d'Italie situé entre les deux bras du lac de Côme.
[11]
Durant l'été de 1848, pendant que la révolution déferlait sur l'Italie du Nord, le révolutionnaire italien Garibaldi offrit
son aide au roi de Sardaigne et de Piémont, Charles-Albert. Celui-ci refusa. Garibaldi alla en Lombardie et mit sur pied une
armée de volontaires. Mais comme le gouvernement provisoire de Lombardie s'allia avec Charles-Albert, les volontaires de Garibaldi
restèrent presque sans ravitaillement, sans équipement et sans armes. Même après le honteux armistice signé par Charles-Albert
avec l'Autriche, le 9 août 1848, les Garibaldiens continuèrent à résister opiniâtrement à l'Autriche. Ils durent quand même
céder à la supériorité numérique et battirent en retraite en Suisse.