1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx – F. Engels

Débats ententistes


n° 34, 4 juillet 1848

Cologne, le 2 juillet

Après la tragédie, l'idylle; après le tonnerre des journées de juin à Paris, le tambourinage des ententistes de Berlin.

Nous avions complètement perdu de vue ces Messieurs, et nous voyons maintenant, qu'au moment même où Cavaignac bombardait le faubourg Saint-Antoine, M. Camphausen prononçait un mélancolique discours d'adieu et M. Hansemann présentait le programme du nouveau ministère.

Nous remarquons tout d'abord avec plaisir que M. Hansemann a suivi notre conseil et qu'il n'est pas devenu président du Conseil. Il a reconnu qu'il y a plus de grandeur à faire des présidents du Conseil qu'à être soi-même président du Conseil.

Le nouveau ministère est et reste, malgré le prête-nom Auerswald, le ministère Hansemann. Il se donne pour tel en se posant en ministère d'action, de réalisation. M. Auerswald n'a en vérité nullement la prétention d'être un ministre d'action !

Le programme de M. Hansemann est connu. Nous ne nous étendrons pas sur les différents points de sa politique, ils sont déjà devenus la pâture des feuilles allemandes plus ou moins importantes. Il reste un seul point auquel on n'a pas osé s'attaquer, et, pour que M. Hansemann y trouve son compte, nous allons nous en charger.

M. Hansemann déclare : « Pour stimuler l'industrie, donc pour supprimer la misère des classes laborieuses, il n'y a pour l'instant pas de moyen plus efficace que de rétablir la confiance - bien ébranlée - dans le maintien de l'ordre légal et dans l'établissement prochain d'une solide monarchie constitutionnelle. C'est en poursuivant ce but de toutes nos forces que nous nous opposerons le plus sûrement au chômage et à la misère. »

Au début de son programme, M. Hansemann avait déjà dit que, dans ce but il déposerait de nouvelles lois de répression dans la mesure où l'ancienne législation (policière !) ne suffirait pas.

C'est assez clair. L'ancienne législation despotique ne suffit pas ! Il n'est pas du ressort du ministre des Travaux publics, ni du ministre des Finances, mais il est du ressort du ministre de la Guerre de supprimer la misère des classes laborieuses ! Des lois répressives en première ligne, de la mitraille et des baïonnettes en deuxième ligne : en effet, « il n'y a pas de moyen plus efficace » ! Est-ce que M. Schreckenstein dont le seul nom, après l'adresse de Westphalie [1], inspire l'effroi aux agitateurs, aurait envie de poursuivre ses exploits de Trèves [2] et de devenir un Cavaignac à l'échelle réduite de la Prusse ?

M. Hansemann a encore d'autres moyens que ce moyen « le plus efficace » : « Mais procurer un emploi grâce à des travaux publics qui apportent au pays un profit véritable, est en outre, également nécessaire ».

M. Hansemann instituera donc « pour le salut de toutes les classes populaires laborieuses, des travaux d'une bien plus grande envergure » que ceux de M. Patow. Mais il le fera « dès que le ministère réussira à écarter les craintes d'un bouleversement politique, entretenues par des troubles et des provocations, et qu'il parviendra à rétablir la confiance générale indispensable pour obtenir les moyens financiers requis. »

M. Hansemann ne peut, pour l'instant, faire entreprendre aucuns travaux parce qu'il ne peut pas recevoir d'argent. Il ne peut recevoir d'argent qu'à partir du moment où la confiance est établie. Mais dès que la confiance est établie, les ouvriers sont, comme il le dit lui-même, occupés, et le gouvernement n'a plus besoin de procurer quelque occupation que ce soit.

Dans ce cercle qui n'a rien de vicieux, mais qui est au contraire d'une vertu très bourgeoise, s'inscrivent les mesures, de M. Hansemann pour supprimer la misère. Pour l'instant, M. Hansemann n'a rien à proposer aux ouvriers que des lois de septembre et un Cavaignac modèle réduit. C'est bien, en effet, un ministère d'action !

La reconnaissance de la révolution dans le programme ne nous retiendra pas plus longtemps. Le « correspondant bien informé » de la Gazette de Cologne a déjà fait comprendre à demi mot au publie dans quelle mesure M. Hansemann a sauvé le terrain juridique, pour le plus grand bien des publicistes de son bord [3]. Ce que M. Hansemann a reconnu de la révolution, c'est qu'au fond elle n'était pas une révolution.

À peine M. Hansemann avait-il terminé que le président du Conseil Auerswald se leva : il fallait bien qu'il dise aussi son mot. Il sortit une fiche de notes et lut à peu près ce qui suit, mais sans rimes :

Messieurs, je suis heureux d'être aujourd'hui
parmi vous mes amis
où tant de nobles cœurs me hurlent avec amour la bienvenue.
Ce que j'éprouve en ce moment
est vraiment exaltant.
Ah ! Cette belle heure restera
éternellement inoubliable pour moi [4].

Nous faisons remarquer que nous avons ainsi donné de la fiche assez inintelligible de M. le Président du Conseil, l'interprétation la plus favorable.

À peine M. Auerswald a-t-il fini que M. Hansernann bondit de nouveau pour prouver, en posant une question de confiance, qu'il est bien toujours le même. Il demande que le projet de loi retourne devant la commission et dit - « L'accueil que trouvera ce premier projet auprès de l'Assemblée donnera la mesure de la confiance plus ou moins grande avec laquelle la haute Assemblée accueille le nouveau ministère ».

C'en était quand même trop. Le député Weichsel, sans aucun doute un lecteur de la Nouvelle Gazette rhénane, se précipite exaspéré à la tribune, et formule une protestation résolue contre cette méthode immuable de la question de confiance. Jusque-là, parfait. Mais une fois qu'un Allemand a pris la parole, il ne se la laisse pas reprendre de sitôt, et c'est ainsi que M. Weichsel se lança dans un long discours, sur ceci, sur cela, sur la révolution, sur l'année 1807 et l'année 1815, sur un cœur ardent qui bat sous un sarrau, et sur toutes sortes de sujets. Tout cela parce qu'il lui fallait vider son cœur. Un vacarme effroyable où se mêlaient quelques bravos de la gauche obligèrent le brave homme à descendre de la tribune.

M. Hansemann assura l'Assemblée qu'il n'était nullement dans les intentions du ministère de poser à la légère des questions de confiance. D'ailleurs il ne s'agissait pas d'une question de confiance entière mais seulement d'une demi-question de confiance qui ne méritait donc pas qu'on s'y attardât.

Alors se déroule un débat comme il en existe rarement. Tout le monde parle à la fois et la discussion se perd dans les détails. Pendant un moment ce fut un chassé-croisé où question de confiance, ordre du jour, règlement, nationalité polonaise, ajournement, suscitent respectivement bravos et manifestations bruyantes. Finalement M. Parrisius remarque que M. Hansemann a fait une proposition au nom du ministère, alors que le ministère en tant que tel ne peut faire de propositions, mais seulement des communications.

Réplique de M. Hansemann : Il s'est mal exprimé; la proposition n'est au fond pas une proposition, mais seulement un vœu du ministère.

La fameuse question de confiance se réduit donc à un simple « vœu » de Messieurs les ministres !

De la gauche M. Parrisius bondit à la tribune. De la droite, M. Ritz en fait autant. En haut ils se rencontrent. Un heurt est inévitable - aucun des deux héros ne veut céder - alors le président, M. Esser, prend la parole et les deux héros font demi-tour.

M. Zachariä fait sienne la proposition du ministère et en réclame la discussion immédiate.

M. Zachariä, le complaisant homme à tout faire de ce ministère comme du précédent, lui qui, au moment de la proposition Berends, apparut également comme un sauveur avec un amendement déposé au bon moment, M. Zachariä ne trouve plus rien à dire pour motiver sa proposition. Ce que M. le ministre des Finances a dit, suffit largement.

Alors se déroule un débat assez long aux inévitables amendements, avec interruptions, tambourinages, tumulte et subtilités de règlement. On ne peut pas nous demander de conduire nos lecteurs à travers ce labyrinthe, nous pouvons seulerment leur montrer dans ce chaos, quelques-unes des plus charmantes perspectives.

  1. Le député Waldeck nous donne la précision suivante : L'adresse ne peut pas retourner devant la commission car la commission n'existe plus.
  2. Le député Hüffer développe : L'adresse est une réponse non à la Couronne mais aux ministres. Les ministres qui ont fait le discours du trône n'existent plus; comment alors répondre à quelqu'un qui n'existe plus ?
  3. Le député d'Ester en tire, sous la forme d'un amendement, la conclusion suivante : L'Assemblée désire abandonner l'adresse.
  4. Cet amendement est écarté par le président Esser, de la façon suivante : Cette motion semble être une nouvelle proposition et non un amendement.

Voilà toute l'ossature du débat, mince ossature entourée d'une masse de chair spongieuse : les discours de Messieurs les ministres Rodbertus et Kühlwetter, de Messieurs les députés Zachariä, Reichensperger II, etc.

La situation est déconcertante à l'extrême. Ainsi que M. Rodbertus le dit lui-même, c'est une chose « inouïe dans l'histoire des parlements qu'un ministère se retire alors qu'un projet d'adresse lui est soumis et que la discussion doit s'ouvrir » ! La Prusse a en somme la chance qu'il ne se soit produit que des choses « inouïes dans l'histoire des parlements », au cours de ses six premières semaines parlementaires.

M. Hansemann est dans le même embarras que la Chambre. L'adresse qui manifestement est une réponse au discours du trône de Camphausen-Hansemann, doit être en fait une réponse au programme Hansemann-Auerswald. La commission, complaisante à l'égard de Camphausen, doit donc témoigner la même complaisance à l'égard de M. Hansemann. Le difficile c'est de faire comprendre aux gens cette exigence « inouïe dans l'histoire des parlements ». Tous les moyens sont mis en oeuvre. Rodbertus, cette harpe éolienne du centre gauche, susurre ses mots les plus suaves. Kühlwetter prodigue des apaisements de tous côtés : en examinant de nouveau ce projet d'adresse, « on pourrait parvenir à la conviction que cette fois encore, aucune modification ne s'impose (!); mais pour acquérir cette conviction » (!!) il faut que le projet retourne encore une fois devant la commission ! M. Hansemann, que ce long débat ennuie comme toujours, tranche le nœud en énonçant tout de go les raisons pour lesquelles le projet doit revenir devant la commission . il ne veut pas que les nouvelles modifications se glissent par la petite porte sous forme d'amendements ministériels; en tant que propositions de la commission, elles doivent faire leur entrée solennelle par la grande porte aux battants largement ouverts. Le président du Conseil déclare nécessaire que le « ministère participe, dans les formes constitutionnelles, à l'élaboration du projet d'adresse. » Ce que cela signifie et quelles sont les constitutions envisagées par M. Auerswald ? Après mûre réflexion, nous ne sommes pas en mesure de le dire. D'autant moins que la Prusse en ce moment n'a pas la moindre constitution !

Du côté opposé, deux discours seulement à mentionner : ceux de Messieurs d'Ester et Hüffer. M. d'Ester a persiflé, avec beaucoup de bonheur, le programme de M. Hansemann en appliquant à ce programme, très abstrait, les précédentes et méprisantes déclarations de son auteur à propos d'abstractions et de stériles discussions de principes, etc. D'Ester mit le ministère d'action en demeure « de passer enfin à l'action et de laisser de côté les questions de principe ». Sa proposition, la seule proposition raisonnable du jour, a déjà été mentionnée plus haut.

M. Hüffer qui avait exprimé le plus nettement le juste point de vue au sujet de l'adresse, en fit autant pour l'exigence de M. Hansemann : le ministère demande que pour lui manifester notre confiance nous renvoyions l'adresse à la commission et il fait dépendre son existence de cette décision. Mais le ministère ne peut prétendre obtenir un vote de confiance que pour les actes qu'il accomplit lui-même, et non pour des actes qu'il attend de l'Assemblée.

Bref, M. Hansemann réclamait un vote de confiance et l'Assemblée, pour éviter à M. Hansemann un désagrément, vota un blâme indirect à sa commission de l'adresse. Messieurs les députés apprendront bientôt sous le ministère d'« action » ce qu'est le céIèbre Treasury-Whip (le fouet ministériel) [5].


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Adresse des « guerriers » de l'arrondissement de Hagen du 19 juin 1848 qui fut publiée dans le numéro 25 du 25 juin de la Nouvelle Gazette rhénane (supplément spécial).

[2] À Trèves, à la suite de provocations des militaires, il se produisit du 2 au 4 mai 1848 des heurts entre l'armée et la population civile. Schreckenstein qui commandait à cette époque le 8° corps d'armée fut envoyé à Trèves pour réprimer les troubles. Il ordonna la dissolution de la milice civique.

[3] En 1848-49, la Gazette de Cologne, qui paraissait depuis 1802 à Cologne, défendait la politique de la bourgeoisie libérale prussienne et menait un combat continuel contre la Nouvelle Gazette rhénane.

[4] Cf. Heine : L'Allemagne. Un conte d'hiver (1844), chap. XII, strophes 6-7. Dans le texte de Heine, la strophe 6 commence ainsi : Frères loups ! je suis heureux...

[5] Littéralement le fouet du ministre des Finances. Après la chute du ministère Camphausen, Hansemann resta ministre des Finances dans le ministère Auerswald.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin