1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
La politique étrangère allemande
Cologne, 2 juillet
Exciter les peuples les uns contre les autres, utiliser l'un pour opprimer l'autre, et veiller ainsi au maintien du pouvoir absolu : tels furent l'art et l'uvre des gouvernants précédents et de leurs diplomates. L'Allemagne s'est distinguée à cet égard. Pour ne considérer que les 70 dernières années, elle a livré contre de l'or anglais ses lansquenets aux Britanniques pour combattre les Américains du Nord, en lutte pour leur indépendance; lorsque éclata la première révolution française, ce furent encore les Allemands qui se laissèrent déchaîner comme une meute excitée contre les Français; par un brutal manifeste du duc de Brunswick, ils menacèrent de raser Paris tout entier jusqu'à la dernière pierre : ils se conjurèrent avec les nobles émigrés contre l'ordre nouveau en France et se firent payer en échange des subsides par l'Angleterre. Lorsque les Hollandais au cours des deux derniers siècles conçurent une seule idée raisonnable : mettre un terme à l'administration extravagante de la maison d'Orange et faire de leur pays une république, ce furent de nouveau des Allemands qui agirent en bourreaux de la liberté [1]. La Suisse sait aussi à quoi s'en tenir sur le voisinage des Allemands, et il faudra du temps à la Hongrie pour se remettre du tort que l'Autriche, métropole de l'empire germanique, lui a causé. Bien plus, on a envoyé jusqu'en Grèce des bandes de mercenaires allemands pour qu'ils gardent au cher Othon son trône d'opérette [2], et jusqu'au Portugal des policiers allemands. Et les congrès après 1815 - les expéditions de l'Autriche à Naples, à Turin et en Romagne - la détention d'Ypsilanti - la guerre d'oppression de la France contre l'Espagne, provoquée et obtenue par l'Allemagne [3] - Don Miguel [4], DonCarlos [5], soutenus par l'Allemagne - la réaction en Angleterre, pourvue de troupes du Hanovre - la Belgique, sous l'influence allemande, morcelée et thermidorisée - au cur de la Russie, des Allemands constituant les principaux soutiens du grand et des petits autocrates - toute l'Europe est inondée de Cobourgs !
La Pologne pillée, démembrée, Cracovie assassinée avec l'aide de la soldatesque allemande. La Lombardie et Venise asservies et pressurées; dans toute l'Italie, grâce à l'argent et au sang allemands, tout mouvement de libération directement ou indirectement étouffé par les baïonnettes, les gibets, les cachots, les galères. Le répertoire des péchés est bien plus long; fermons-le.
La responsabilité des infâmies commises dans d'autres pays avec l'aide de l'Allemagne ne retombe pas uniquement sur les gouvernements, mais, pour une grande part, sur le peuple allemand lui-même. Sans ses aveuglements, son âme d'esclave, son aptitude innée à fournir des lansquenets, de « débonnaires » valets de bourreau et des instruments au service des seigneurs « de droit divin », le nom d'Allemand serait moins haï, maudit, méprisé à l'étranger, les peuples opprimés par la faute de l'Allemagne seraient parvenus depuis longtemps à un état normal de libre développement. Maintenant que les Allemands secouent leur propre joug, il faut aussi que change toute leur politique à l'égard de l'étranger, sinon nous emprisonnerons notre jeune liberté, jusque là à peine pressentie, dans les liens mêmes avec lesquels nous enchaînons des peuples étrangers.
L'Allemagne se libère dans la mesure où elle rend à la liberté les peuples voisins.
Mais tout finit par s'éclaircir : les mensonges et falsifications répandus avec tant de zèle contre la Pologne et l'Italie par les anciens organismes gouvernementaux, les tentatives pour susciter une haine artificielle, les phrases grandiloquentes : « il s'agit de l'honneur allemand, de la puissance allemande » - toutes ces formules magiques voient leur pouvoir brisé. Le patriotisme officiel ne trouve encore preneur que dans les milieux où les intérêts matériels se dissimulent derrière ces arabesques patriotiques, que dans une partie de la grande bourgeoisie qui fait des affaires grâce à ce patriotisme officiel. Cela, le parti réactionnaire le sait et il s'en sert. Mais la grande masse des classes moyennes et de la classe ouvrière comprend ou sent que la garantie de sa propre liberté réside dans la liberté des peuples voisins. La guerre de l'Autriche contre l'indépendance de l'Italie, la guerre de la Prusse contre le remembrement de la Pologne, sont-elles populaires, ou au contraire, les dernières illusions sur ces croisades « patriotiques » ne se dissipent-elles pas comme de la fumée ? Mais ni cette prise de conscience ni ce sentiment ne suffisent. Si le sang et l'argent de l'Allemagne ne doivent pas être gaspillés plus longtemps contre son propre intérêt pour opprimer d'autres nationalités, alors il nous faut obtenir un véritable gouvernement populaire, il faut détruire le vieil édifice jusqu'à ses soubassements. Alors seulement, la sanglante politique de lâcheté du vieux système, ce système encore une fois rénové, pourra faire place à la politique internationale de la démocratie. Comment voulez-vous agir démocratiquement à l'extérieur si la démocratie est bâillonnée à l'intérieur ? En attendant, tout doit être fait en deçà et au-delà des Alpes pour préparer le système démocratique. Les Italiens ne sont pas chiches de déclarations où percent leurs dispositions bienveillantes à l'égard de l'Allemagne. Nous rappelons ici le manifeste du gouvernement provisoire de Milan [6] au peuple allemand et les nombreux articles de la presse italienne rédigés dans le même esprit. Nous avons sous les yeux un nouveau témoignage de ces dispositions, une lettre privée du conseil d'administration du journal L'Alba, paraissant à Florence, à la rédaction de la Nouvelle Gazette rhénane. Elle est datée du 20 juin et on y lit entre autres :
... Nous vous remercions cordialement de l'intérêt que vous portez à notre pauvre Italie. Nous vous assurons que les Italiens savent tous qui en réalité porte atteinte et qui s'oppose à leur liberté; ils savent tous que leur ennemi mortel est moins le peuple allemand puissant et généreux que son gouvernement despotique, injuste et cruel; nous vous assurons que tout véritable Italien languit dans l'attente du moment où, libre, il pourra tendre la main à son frère allemand, qui, une fois ses droits imprescriptibles établis, saura les défendre et les respecter, de même qu'il saura les faire respecter par tous ses frères; nous mettons notre confiance dans les principes que vous vous êtes donné pour tâche de diffuser avec soin, et nous vous prions d'agréer notre considération distinguée.
Vos amis et frères dévoués.
Signé : L. ALINARI.
L'Alba est en Italie une des rares feuilles à défendre des principes résolument démocratiques.
Notes
Texte surligné : en français dans le texte.
[1] Il s'agit du soulèvement qui eut lieu en 1785 en Hollande contre la domination du parti catholique groupé autour de Guillaume d'Orange. Il était dirigé par la bourgeoisie républicaine et réussit à chasser Guillaume d'Orange de Hollande. Mais en 1787, son pouvoir fut rétabli grâce à l'aide des troupes prussiennes.
[2] En 1832, à la suite d'un accord entre l'Angleterre, la France et la Russie, le prince Otto de Bavière, encore mineur, fut mis sur le trône de Grèce. Il arriva en Grèce accompagné de troupes bavaroises et régna sous le nom d'Othon Ier jusqu'en 1862, date à laquelle il fut renversé.
[3]
Les congrès de la Sainte-Alliance qui eurent lieu à
Troppau, et Laibach, d'octobre 1820 à mai 1821, et à
Vérone en octobre et novembre 1822, reflétaient la
politique réactionnaire de l'Autriche, de la Prusse et de la
Russie.
Au congrès de Troppau et de Laibach le
principe de l'ingérence des puissances de la Sainte-Alliance
dans les affaires intérieures d'autres États fut
officiellement proclamé. C'est sur la base d'une décision
de ce congrès qu'en février 1821, 60.000 Autrichiens
franchirent la frontière et rétablirent à
Naples le régime absolutiste renversé par une
révolution bourgeoise. L'Autriche joua le même rôle
de gendarme à Turin où les partisans du mouvement
libéral et national furent vaincus environ un mois après
par les troupes du roi de Sardaigne Victor-Emmanuel que les troupes
autrichiennes appuyaient. Le 5 février, une insurrection
dirigée par les Carbonari éclata à Modène
et en Romagne qui faisaient partie des États de l'Église.
À la fin de mars 1831, ce mouvement dirigé contre le
pouvoir temporel du pape et contre la tyrannie étrangère
de l'Autriche et, visant à constituer l'unité
italienne, fut écrasé par les troupes autrichiennes et
papales.
À la demande de l'Autriche, le congrès
de Vérone décida d'intervenir en Espagne pour
renverser le mouvement populaire et rétablir le roi absolu.
C'est la France qui se chargea d'exécuter cette décision.
Elle envahit l'Espagne en 1823 avec une armée de 100.000
hommes. Le gouvernement qui avait introduit toute une série
de réforme fut renversé et un régime de terreur
fut instauré.
[4] Dans les années 1820 et 1830 l'Autriche, la Prusse et la Russie soutinrent au Portugal le parti féodal et clérical, dirigé par Dom Miguel.
[5] En Espagne, l'Autriche, la Prusse et la Russie soutinrent Don Carlos qui, en 1833, déclencha la guerre civile pour s'emparer du trône dans l'intérêt du parti féodal et clérical.
[6] Le 6 avril 1848 le gouvernement provisoire lança une proclamation, exprimant ses sentiments fraternels au peuple allemand et l'appelant à lutter en commun contre la réaction.